Comment
Candide participa au sauvetage de l'Europe
« Le
Parthénon !... C'est le Parthénon !...
Je l'avais déjà vu en photo, à l'ENA, dans mon manuel de
culture générale, mais en
réalité, il est encore plus laid !... Il est affreux !...
Il est repoussant !... Pouah !... Quel manque de
modernité !... Car il ne
contient pas de matériaux innovants !...
Pas de béton cellulaire !
Pas de chanvribloc !
Pas de lamibois !...
Et pas même de tuiles
photovoltaïques, pour assurer
la transition écologique !
Et puis... Oh ! c'est incroyable ! le toit n'est pas
achevé !... et les ouvriers ont oublié de poser les
vitres !... Quelle manque de sérieux
professionnel !... Et dire
que certains – encore des réactionnaires ! – osent comparer
cela aux bâtiments de notre époque, à leurs prouesses,
à leurs audaces, à
leur caractère militant !...
Mais Jean Nouvel, ce génie,
n'aurait jamais commis des erreurs pareilles !...
« Non,
vraiment, plus je regarde le Parthénon, et plus je me dis que malgré
sa culture, César n'avait aucun goût pour l'architecture. »
Candide,
en ce mois de mai 2010, avait regagné l'Europe, et plus précisément
la Grèce, à Athènes, où son expertise était requise. Durant des
semaines, à New York, l'idée avait couru dans son esprit :
revoir l'Europe, s'en éblouir, y agir, y resplendir... Aussi
était-il heureux, parfaitement heureux de voir que sa vie, le temps
passant, rejoignait ses désirs.
Dernièrement,
la plus grande réalisation de tous les temps, l'Union européenne,
avait connu des évolutions, mais de bonnes
évolutions, de grandes
évolutions : des évolutions qui allaient
dans le sens de l'histoire : car
elles étaient modernes,
innovantes, et surtout
porteuses d'avenir ; en effet,
grâce au Traité de Lisbonne, qui démocratiquement, très
démocratiquement, avait été ratifié par les parlements du
continent, l'Union s'était dotée de nouvelles institutions, des
institutions sérieuses,
dignes, et réellement
humanistes : des
institutions qui respectaient la monnaie unique ;
il s'agissait, c'était une évidence, d'un nouveau pas en
avant – c'était un pas en
avant, bien sûr, vers la fédéralisation, cet antidote à
la folie des nations.
Dans
cette affaire, point de rupture : la Commission européenne,
cette magnifique institution, n'avait nullement été modifiée, pas
même amendée, et José Manuel Barroso, son président, que Candide
admirait (car ce « penseur hors normes », en plus d'être
extrêmement brillant, était parfaitement indépendant), était
appelé à continuer son œuvre ; mais dorénavant, la plus
belle, la plus grande, la plus parfaite des idées ayant jamais germé
en Europe, l'Union européenne, aurait droit non seulement à un
représentant pour les affaires étrangères, mais également à un
président ! – Rendez-vous compte, c'était un véritable
progrès ! cela marquerait
l'histoire de l'humanité !
La
première de ces deux personnes, chose excellente, était une femme :
l'Union montrait ainsi, par ce geste, qu'elle n'était pas enfermée
dans le passé : elle
n'était pas figée,
elle n'était pas sclérosée :
elle jouait le jeu de la parité ; mais
surtout, cette femme était de gauche,
car elle avait longtemps soutenu Tony Blair (un homme que pour sa
détermination, Candide admirait) ; si
bien que notre homme, pour la baronne Ashton, s'était exalté –
son expérience, du reste (elle avait été commissaire européen
pour le commerce), parlait positivement pour elle ! Mais
Candide, bien qu'il fût féministe (il avait lu tous les livres
d'Isabelle Alonso et de Clémentine Autain – mais il avait préféré
ceux de Caroline Fourest), avait manifesté plus d'enthousiasme,
encore plus d'enthousiasme pour cette deuxième personne, Herman van Rompuy, qui le 1er janvier 2010, était devenu président du Conseil
de l'Europe. Cet homme, en effet, était un véritable
animal politique !... il
était incroyablement charismatique !...
par son allure, il respirait la grandeur !...
et ce n'était pas pour rien, d'ailleurs, que son deuxième prénom
était Achille !... Mais si Candide, le bon Candide, s'était
enthousiasmé, et même transporté
pour cet homme, c'était parce qu'au-delà des charges qui déjà,
lui incombaient, il était artiste, et un artiste respecté,
car il était engagé :
il écrivait, et son écriture était passionnée.
Trois semaines avant l'arrivée de Candide à Athènes, en effet, il
avait publié un recueil de haïkus ; et chaque poème, chaque
ligne, chaque mot qui le composait, avait subjugué notre homme, car
il y avait là de la sincérité,
de la convivialité,
de la générosité :
c'était l'ouvrage de la maturité.
Dans son langage « sophistiqué », mais « sans
prétention », il montrait « une sensibilité à fleur de
peau ». Car comme l'avait noté Candide, cela n'était pas
prise de tête ! Ce qui le
rendait d'autant plus émouvant !
Mais ce qui comptait le plus, pour Candide, c'était d'y lire que son
auteur, manifestement, était « ouvert sur le monde ».
Après avoir rencontré Obama (chose pour laquelle Candide bien sûr
– tout en le jalousant un peu, – l'admirait), ce dernier avait
ainsi écrit :
Absent
deux jours
un monde qui a changé
le verger en
fleur...
C'était
absolument superbe !
Car cela respirait la tolérance ! Dans
ces mots, en effet, il n'y avait pas de haine de l'autre :
il n'y avait pas pas de racisme,
et encore moins d'antisémitisme ;
mais surtout, chez Herman van Rompuy, il y avait de l'Europe, et cela
plaisait foncièrement à Candide. Ainsi de ce texte, qui évoquait
une triade d'institutions européennes :
Trois
vagues déferlent
abordant ensemble au port
le trio est rentré.
Candide
avait pleuré en lisant ces mots...
« C'est
beau, c'est incroyablement beau... » s'était-il dit
d'ailleurs. « C'est presque aussi beau qu'une chanson de
Calogero. »
En
défendant l'Europe, bien sûr, cet homme prenait des
risques, et cela plaisait à
Candide, car il assumait ses prises de positions :
il s'exposait à la répression,
celle des eurosceptiques,
qui menaçaient les régimes démocratiques
; mais Herman van
Rompuy, avant tout, savait rester calme : il était zen,
terriblement zen,
et cela lui permettait, au quotidien, de supporter les adversaires de
l'euro : il n'était « ni extravagant, ni fortement
vaniteux, ni extrémiste » – il s'agissait, à n'en pas
douter, d'un « véritable poète haïku ».
Candide,
nous l'avons évoqué, avait débuté son travail en Grèce. Il était
arrivé le 10 mai, en milieu de journée, et pour marquer le coup –
car le moment était important, – il avait mis à jour son statut
Facebook :
« Bien
arrivé chez les gros », avait-il ainsi inscrit, lui qui avait
noté que « Grèce » était un homonyme de « graisse »
– Candide aimait beaucoup les jeux de mots intelligents, ceux qui
« faisaient appel à l'esprit ».
Mais dès quatorze
heures, professionnellement, très professionnellement, il s'était
mis à l’œuvre : il était chargé de contrôler, du point de
vue des dépenses, en Grèce, la « coordination des mesures
d'austérité », mais également « d'émettre des
recommandations », et de « suggérer des ajustements »,
afin « d'accommoder les objectifs du Mémorandum », au
quotidien, et surtout, « d'augmenter l'efficacité de
l'économie », pour « rembourser l'intégralité de la
dette », et pour « retrouver la croissance ». En
la matière, il secondait un homme, Spíros
Chrematikós,
qui était Grec, qui était né Grec, et qui avait grandi en Grèce,
si bien qu'il connaissait ce pays. Au premier abord, cela avait gêné
Candide, qui n'étant pas xénophobe, savait que les Grecs, au fond,
étaient à peine capables de cueillir des olives. Mais Candide avait
été heureux, extrêmement heureux de voir que Spíros,
qui était « citoyen du monde », parlait anglais à la
perfection, et qu'il mettait un point d'honneur, dans ses allocutions
à la presse, y compris à Athènes, à parler dans cette langue, qui
était la plus belle des langues, et qui bientôt, dans le monde qui
était en train d'émerger, serait la langue de l'humanité. Il en
avait été heureux, extrêmement heureux, car au quotidien, cela lui
avait facilité la tâche : dans leurs rapports, il n'y avait
pas d'ambiguïté : tout était fair, tout était clear,
tout était balancé.
Et dès le 10 mai,
complétant les travaux de leurs homologues, qui contrôlant la
collecte de l'impôt, participaient au relèvement de la Grèce,
Candide avait « œuvré à moderniser le pays ». Les
structures de l’État, en effet, étaient archaïques,
et créaient des distorsions économiques : le
marché du travail y était trop rigide ; les salaires
étaient trop élevés, et contribuaient au manque de
compétitivité.
Il est vrai que jamais,
dans cette contrée, malgré leur efficacité, qui avait été
démontrée, les « méthodes
de bonne gouvernance » n'avaient été appliquées : la
Grèce avait été, jusqu'ici, le mauvais élève de
l'Europe, et sa situation
l'illustrait. Car depuis dix ans, dans ce pays, le
laxisme régnait ! l’État dépensait sans compter !
les budgets n'étaient pas équilibrés ! En outre, la
Grèce avait triché ! Elle avait maquillé
sa comptabilité, et personne ne le savait ! Mais
surtout, les chiffres économiques le montraient, les Grecs étaient
fainéants par nature ! –
Et ce n'était pas raciste de le dire, car les Grecs, en
grande majorité, étaient blancs, et de confession chrétienne.
Quoi qu'il en soit, il
fallait
forcément, dans ce
pays – Candide l'avait perçu, –
appliquer une thérapie de
choc, car ainsi que l'avait montré
l'exemple de la Russie, dans
les années 90, c'était
la seule manière de s'en sortir :
il n'y avait pas d'autre alternative :
la Grèce avait besoin d'un choc de compétitivité,
pour rallumer les moteurs de la croissance,
et ainsi relancer la machine économique ; ainsi
Candide travaillait-il, de son côté, à faire chuter les dépenses
dans la défense, dans la santé, dans l'éducation, et dans tous les
domaines dans lesquels, au cours des années passées, l’État
s'était attribué des responsabilités qui manifestement, auraient
dû être confiées au marché.
Candide, en premier
lieu, s'était
focusé sur la défense. Il avait été outré
d'apprendre qu'au XXI
e siècle, après Dachau et
Auschwitz, alors que l'Union européenne (et certainement pas
l'existence de l'arme nucléaire), depuis un demi-siècle, avait
garanti la paix en Europe, qu'en termes de budget, plus de 4 % du
PIB, en Grèce, était consacré à la défense ! 4 %,
rendez-vous compte ! c'était une
pure folie ! Mais
surtout, c'était une
aberration économique ! car cela
conduisait à
ne pas respecter le théorème d'équivalence de
Ricardo ! Toutefois,
semblait-il, ses supérieurs, dans le domaine, n'entendaient
exiger, au-delà ce qui à l'occasion du Mémorandum, avait été
décidé, que des coupes minimes, et cela le surprenait. Aussi
avait-il interrogé S
píros,
qu'il secondait, dès le mardi 11 mai :
« Mais... Monsieur
Chrematik
ós
,
je ne comprends pas !... La guerre est pourtant... une chose
du passé !...
Grâce à l'économie et à ses progrès, elle ne peut plus
exister !... Elle
est momifiée !...
Elle appartient à
l'enfance de l'humanité !...
Non, je ne comprends pas, absolument pas, car en supprimant ces
budgets, nous pourrions retourner à l'équilibre !...
et ainsi retrouver la prospérité !...
Dès lors... pourquoi ne le faisons-nous pas ?...
–
Eh bien... d'une certaine manière, tu as raison, Candide :
grâce à l'extension de la démocratie, qui est inévitable, car
elle découle de l'augmentation du PIB, qui est une nécessité, les
guerres disparaîtront, c'est une certitude. Mais il y a encore,
aujourd'hui dans le monde, des dictatures féroces,
qui oppriment leur peuple,
et qui ne tiennent qu'en désignant des boucs émissaires.
Candide, tu as bien étudié cela, jadis, quant tu étais à
l'ENA ?...
–
Bien sûr ! s'était exclamé Candide. Je connais tous les
États-voyous !
–
Et quel est le pire d'entre eux ?
–
Exactement, Candide ! Et quel est l’État qui, d'un point de
vue géographique, en Europe, est le plus proche de l'Iran ?
–
L'Espagne !
–
Euh... non, pas vraiment, Candide : l'Iran est à l'Est
de l'Europe...
–
Oh, je suis désolé !... Je n'avais pas révisé !... »
S'il
avait su qu'avant de se rendre en Grèce, il lui faudrait connaître
sa géographie, il aurait retravaillé ses cours de l'ENA !...
Mais on ne le lui avait pas demandé !... – Vraiment, Candide
jouait de malchance !...
Toutefois,
lui qui n'était pas figé,
qui acceptait la modernité,
et qui était donc un battant, car
il en voulait vraiment,
il s'était immédiatement relancé, et il avait avancé un nouveau
nom :
« Dans
ce cas, le pays européen le proche de l'Iran... doit être... la
Turquie !...
–
Cette fois, tu n'est pas loin, Candide !... Car il est vrai que
les négociations d'adhésion à l'Europe, pour la Turquie, vont bon
train ! Bientôt, elle fera partie de l'Union ! Et tous les
racistes devront
l'accepter !... Mais... une fois de plus, ce n'est pas la
réponse que j'attendais... Vois-tu, Candide, le pays européen le
proche de l'Iran... est... la Grèce !... »
Candide,
soudain, avait été éclairé par cette révélation : il en
avait écarquillé les yeux. Car si un tel État, l'Iran, venait à
se doter de l'arme nucléaire (ce qu'il cherchait à faire,
forcément, et ce à quoi il parviendrait, sans aucun doute, de façon
imminente – les rapports internationaux, qui étaient impartiaux,
étaient très clairs sur le sujet), il faudrait bien sûr, pour le
bien-être de l'humanité, l'attaquer de manière de préventive,
mais également, au cas où,
face au danger que posait cet État-voyou, être capable de se
défendre. – D'où la nécessité, en Grèce, d'un armement
conséquent, et d'un budget qui y correspondait !
Candide
avait compris que les contrats qui depuis des années, liaient la
Grèce aux États-Unis, à l'Allemagne ou à la France, étaient
irrévocables, et que si le budget de l'armée, d'une quelconque
manière, devait être impacté,
on ne pouvait agir que sur les hommes, et non sur le matériel. Ainsi
fut-il décidé que le salaire des soldats du rang, en opérations
extérieures, serait amputé de 20 %, et celui de l'ensemble des
soldats de métier, sur le sol grec, de 30 %, ce qui permettrait de
ramener la part du budget de l'armée, dans le pays, de 4 % à 3,7 %
du PIB. C'était un véritable progrès !
Pendant
ce temps, comme il était clair, absolument clair que la Grèce, pour
tenir ses promesses, avait besoin d'argent, on pointa de nouveau du
doigt ce qui, dans l'économie, générait des frictions,
rapportait peu à l’État,
et serait amélioré, la théorie le prouvait, en rendant
le secteur concurrentiel. Dès
lors, on fit venir un commissaire européen, par l'entremise duquel
on vendit, pour 100 millions d'euros, une entreprise publique qui
valait 1 milliard, et tout le monde se félicita de ce qu'ainsi, on
avait aidé à résorber la dette.
Candide,
qui aimait agir, et œuvrer au bien-être de l'humanité, à Athènes,
était singulièrement servi : car après l'armée, il s'était
attaqué à la santé. Ainsi qu'en France, en Grèce, la Sécurité
sociale (ou du moins les multiples institutions qui là-bas, sous la
tutelle de l’État, en étaient l'équivalent), était déficitaire,
largement déficitaire, et le retour à l'équilibre du budget, dans
ce pays, passait par conséquent, forcément, par la contraction
des dépenses.
Candide,
bien sûr, n'était pas favorable à ces systèmes étatisés, car
par leur constitution, par leur esprit, ils rappelaient les
idées de Pol Pot ; aussi
aurait-il volontiers suggéré, s'il l'avait pu, de s'en séparer,
car ce système, c'était une évidence, conduisait tout
droit au génocide. Mais la
population, semblait-il, était attachée à ses
privilèges : elle était
crispée : elle
était coincée :
elle était engluée dans son immobilisme ;
si bien qu'étant sérieux,
et surtout pragmatique,
Candide, qui savait que pour faire le bien sur terre, il fallait
faire de la pédagogie,
au préalable, pour faire valoir ses arguments,
et surtout pour les appuyer, avait accepté d'examiner les comptes de
cette institution, qui était si ancienne,
si démodée, si
contraire aux principes de la modernité.
Il
avait notamment appris, dans un rapport parlementaire, que la moitié des médicaments remboursés, au mieux, ne soignaient pas, et au
pire, étaient néfastes pour la santé ; et dans un premier
temps, il s'était confié que certes, du point de vue des
laboratoires, cela était souhaitable, car cela maximisait
leur utilité ; mais du
point de vue d'une institution étatique, cela générait une
perte de bénéfice social !
Et l'efficacité du système de santé, ainsi, en était diminuée !
Car cette situation n'était pas Pareto-optimale !
– On sentait que ces services, clairement, n'étaient pas gérés
par des économistes !
Toujours
est-il que Candide, qui était fier, et même très fier d'avoir
identifié ce problème, en avait fait part à Spíros,
son supérieur : il lui avait expliqué que chaque année, en
déremboursant ces
médicaments, 3 milliards d'euros pourraient être économisés. Mais
Spíros,
le bon Spíros,
qui connaissait son métier, lui avait rétorqué :
« Ton
raisonnement est intelligent, Candide, et je comprends pourquoi sans
hésiter, on t'a proposé de venir travailler à mes côtés. Mais
vois-tu, derrière ces 3 milliards d'euros, en Europe et aux
États-Unis, il y a des milliers d'emplois à la clé !
Il serait donc dangereux
de couper dans ces budgets ! Car cela pourrait... faire
augmenter le chômage... Et cela pourrait ainsi... à terme...
favoriser la montée du fascisme... »
« Mon
Dieu !... Ce serait affreux !... » s'était alors
confié Candide, stupéfait, et surtout effrayé qu'en Europe, après
avoir connu la pire des horreurs de l'humanité, la Shoah, on pût en
arriver là.
Et
s'arrêtant pour réfléchir, un instant, il s'était rappelé qu'en
effet, particulièrement en France, en cette période de crise,
certains parlaient de frontières, de nation, et même parfois de
souveraineté... – Ce qui montrait à quel point les nostalgiques
du IIIe
Reich, ce jour encore, avaient pignon sur rue !
Le
discours de Spíros,
ainsi, l'avait convaincu, et après réflexion, après mûre
réflexion, tous furent convenus que dans ce domaine, la santé, les
ajustements à opérer, forcément, seraient réalisés sur
la masse salariale, en diminuant
le traitement des médecins, des aides soignants et des infirmiers,
ce qui permettrait de diminuer les dépenses de l’État,
relativement au PIB, de 0,20 %. C'était un véritable
progrès !
Pendant
ce temps, comme il était clair, absolument clair que la Grèce, pour
tenir ses promesses, avait besoin d'argent, on pointa de nouveau du
doigt ce qui, dans l'économie, générait des frictions,
rapportait peu à l’État,
et serait amélioré, la théorie le prouvait, en rendant
le secteur concurrentiel. Dès
lors, on fit venir un commissaire européen, par l'entremise duquel
on vendit, pour 200 millions d'euros, une entreprise publique qui
valait 2 milliards, et tout le monde se félicita de ce qu'ainsi, on
avait aidé à résorber la dette.
Candide,
après l'armée et la santé, n'en avait toutefois pas terminé :
il lui restait l'éducation, domaine qui lui était cher, car c'était
par l'éducation, il le savait, qu'on « changeait les
mentalités », qu'on « luttait contre les vieux
clichés », et qu'on « apprenait à se respecter ».
En
France, il en était heureux, désormais, en cours, on apprenait à
accepter l'homosexualité, à ne pas être raciste, et à trier ses
déchets, ce qui était le rôle fondamental de l'école. Mais
puisqu'il était appelé, en ces jours, à auditer
le système scolaire en Grèce, il avait reviewé
sur ce qui en la matière, manquait d'efficiency,
et pouvait être imprové ;
car il fallait faire du cost-cutting,
et dans ses reportings,
Candide, qui était plutôt forward-looking,
ne pouvait se permettre de laisser cette action pending.
Aussi avait-il été choqué, extrêmement choqué, lui qui savait
que par définition, l'homme est partout le même, d'apprendre que
dans ce pays, en matière d'éducation, l’Église avait conservé
sa mainmise !
« Quelle
horreur ! s'était-il dit ainsi. C'est de l'embrigadement !
C'est de la manipulation ! C'est un complot de la
réaction ! Ce n'est pas de
la sorte, en effet, que l'on forme des citoyens du monde ! Car
en croyant en Dieu, les Grecs sont repliés sur eux !
Ils sont frileux !
Ils sont grincheux !
Et surtout, ils faussent les résultats de la
macroéconomie, en oubliant de
maximiser leur utilité !... »
Cette
pensée, cette horrible pensée, avait traversé l'esprit de Candide,
et lui avait glacé le sang.
Mais
cela n'avait pas duré ; car lui qui aimait les chiffres,
immédiatement, il s'était plongé dans les faits,
c'est-à-dire dans les statistiques,
qui disent toujours la vérité, en particulier au sujet du chômage
et de la criminalité. Naturellement, il y avait observé que le
niveau, d'année en année, continuait de progresser, car les
moyennes des élèves, dans les deux dernières années du Dimotiko
– l'équivalent du primaire,
en Grèce, – continuaient
d'augmenter. Et pour lui, l'observation n'était pas surprenante !
Car il en était conscient, parfaitement conscient : dans
l'histoire de l'humanité, le progrès était inévitable ! il
se poursuivait ! Mais lui qui était
scientifique,
et qui savait mener des raisonnements logiques, il avait compris que
cet état de fait, ce
progrès, n'était pas étranger aux
développements de la technique : comme tous les
spécialistes l'avaient
expliqué,
cela était lié à l'introduction, à l'école, des «
nouvelles
technologies », qui « changeaient le rapport de l'enfant
à l'éducation », en le rendant « plus libre »,
« plus curieux », « plus ouvert sur le monde »
– dorénavant, il
était « le créateur de son propre savoir ».
Candide
jugeait que malheureusement, en termes d'éducation, les réformes
avaient été timorées,
qu'elles n'étaient pas allées assez loin,
car ainsi qu'en France, en Grèce, on avait maintenu « l'archaïsme
du redoublement », qui en plus d'engendrer des surcoûts, dans
la gestion des élèves, « les enfermait dans la spirale de
l'échec » ;
mais grâce aux nouvelles technologies, tout de même, la situation
s'était améliorée ! Dans les dernières années, par exemple,
les TBI (ou tableaux blancs interactifs) avaient été « plébiscités
par les élèves », car branchés sur un ordinateur, ils
permettaient d'avoir un cours animé,
et non figé, voire
sclérosé,
c'est-à-dire odieusement stéréotypé ;
mais s'il était une innovation qui ces derniers temps, à l'école,
avait touché Candide, et l'avait foncièrement touché, au point de
l'exalter, c'était celle-ci : apprendre à parler anglais en
twittant. Il s'était
d'ailleurs dit, en y songeant :
« Mais
c'est génial ! C'est absolument génial ! Car cela répond
aux vrais besoins du monde contemporain ! »
En
effet, les élèves, dans certaines « classes expérimentales »,
des « twitclasses »,
où l'on n'était pas « obsédé par les méthodes
archaïques », apprenaient tout en s'amusant.
Ils acquéraient ainsi « un nouveau regard sur l'humanité »,
c'est-à-dire un regard tolérant,
un regard apaisé, un
regard dépourvu de tout préjugé.
Et dans la mesure où la Troïka, à Athènes, était bien accueillie
par les autorités, Candide avait eu le loisir, un jeudi, dans la
ville de Platon, de Solon et de Périclès, d'assister à un de ces
cours.
« Hello
pupils! » avait entamé le
professeur. « Today, we have a special guest; his
name is Candide, and he's a citizen of the world: he loves black
people, Muslims, Jews, and above all the United States of America.
Then, will you please welcome him as he deserves it?
–
Mr. Candide, you're welcome! And we all hope you'll have
some good time with us, since we're all friends, we love foreigners,
and we think that those who don't, the racists,
should be decapitated »,
avaient alors répondu les élèves en chœur.
Mais
la twitclasse n'avait
débuté qu'ensuite : le professeur, plutôt que de sortir une
craie, un cahier ou un livre, solennellement, avait fait démarrer
son ordinateur ; et branché à Internet, il s'était connecté
au compte de la classe, sur Twitter, où il avait ses habitudes.
« Pupils!
Given that we have Candide with us, today, I suggest that we write
something in his honour! »,
avait alors déclaré le professeur, dont la modernité étonnait
Candide. Tous les élèves s'étaient alors réjouis, ce qui montrait
que positivement, il savait les manager :
il faisait appel à leur créativité ;
le petit Dimitris, ainsi, avait proposé d'inscrire : « Mr
Candide is a chance for us » ;
la petite Aleksia, quant à elle, avait suggéré : « He's
a real human being: he knows we're all the same » ;
et cela avait réchauffé le cœur de Candide. Mais au fond de la
classe, plusieurs se taisaient ; ils rechignaient à
participer ; et l'un d'entre eux pleurait, ce qui avait attiré
l'attention de notre homme.
« Why
do you cry, little boy?... »
lui avait-il alors demandé, malheureux qu'il était de voir tomber
ses larmes.
Et
l'enfant avait répondu :
« Because...
due to the crisis... both of my parents... lost their job, and... »
Mais
l'enseignant, froidement, l'avait interrompu : d'un air
dédaigneux, s'adressant à Candide, il avait déclaré, avant de se
retourner pour twitter :
« Don't
pay attention to him... he's dull... »
La
réaction avait surpris Candide, lui qui considérait les enfants,
bien sûr, comme les êtres les plus doux, les plus calmes, les plus
intelligents qui fussent, si bien que notre homme, n'écoutant que
son cœur, avait ignoré la recommandation du professeur ; il
avait demandé à l'élève, ainsi, de poursuivre ses propos, et
l'enseignant, qui ne pouvait contredire un membre de la Troïka,
avait dû le laisser faire :
« Go
on, please go on, little boy... We adults have to learn from
children...
–
Well... my parents lost their job... they were workers...
in a factory... and my father knows... they've been replaced by
illegal aliens... who work... for half as much... or even less...
and... »
Les
mots de l'enfant, qui tremblait, étaient toujours arrosés de
larmes, mais le professeur, excédé, avait fini par l'interrompre :
« You
little racist! I already told you, yesterday, not to do it again, and
you did! You did,
little racist, in the presence of Candide! Can you imagine how badly
you reflect on Greece? Now get out! Forever! You waste my time! »
Les
mots de l'enfant, également, avaient effrayé Candide, qui savait
que face au racisme, il fallait être vigilant.
Si bien qu'à l'imitation de l'enseignant, ainsi que de la majorité
des élèves, le jeune enfant se levant, lentement, et rejoignant la
porte en pleurant, il avait hurlé dans sa direction :
« Booooooooooooo!...
Booooooooooooo!... You
nazi!... You don't
even support green energy!... »
Candide
avait approuvé, fervemment approuvé la décision du professeur, car
dans ces situations, il le savait, il fallait faire preuve
de fermeté ; et heureux
que la bête immonde, ce jour, eût été chassée du sanctuaire
qu'était l'école, dans son cœur, il s'était félicité de noter
qu'en Europe, aujourd'hui encore, la tolérance était partagée par
le plus grand nombre.
Le
cours avait d'ailleurs repris, sous le signe de « l'ouverture »,
du « respect », et de « l'acceptation des autres
cultures » ; et il s'était parfaitement terminé :
après deux heures d'une rare intensité, le professeur, qui avait
bien travaillé, avait posté en définitive, sur Twitter, pas moins
de deux messages, respectivement de 109 et de 117 caractères. Et les
élèves, de la sorte, avaient particulièrement progressé.
Mais
s'il s'était réjoui, c'était aussi pour ce fait, qui démontrait
que l'éducation n'était plus crispée,
qu'elle était branchée,
qu'elle suivait l'actualité :
en classe, au surplus d'un ordinateur, le professeur utilisait un
iPad.
L'iPad,
cette « merveille de technologie », qui « renouvelait
notre approche du numérique », en « faisant de nous des
acteurs du monde de demain », était sorti le mois précédent,
en avril, et déjà, il avait commencé à s'immiscer dans les écoles
– car à n'en pas douter, il s'agissait d'un outil indispensable
pour apprendre ! Le ministère de l'éducation, en Grèce,
immédiatement, avait passé commande de 100 000 exemplaires, et cela
avait beaucoup plu aux syndicats d'enseignants, qui depuis tant
d'années, « réclamaient des moyens ».
Candide,
qui était appelé à statuer sur les économies à faire, dans le
domaine, afin de ramener le budget de l’État à l'équilibre,
avait naturellement considéré que cet investissement, qui était
primordial, ne pouvait être diminué : on ne pouvait limiter
l'achat d'iPads, de tableaux blancs interactifs, ou encore de bureaux
numériques, car c'était un investissement dans le capital
humain ; en effet, ces
technologies, dans le futur, feraient croître le PIB,
car elles augmentaient la valeur marchande des futurs
diplômés, si bien que « par
humanité », on ne pouvait mettre les enfants à
l'écart de la modernité.
Les
économies qu'il était nécessaire de faire, dès lors, se
reportèrent sur les salaires, et cela permit à l’État, ainsi,
d'économiser dans son budget, 0,4 % du PIB. C'était un véritable
progrès !
Pendant
ce temps, comme il était clair, absolument clair que la Grèce, pour
tenir ses promesses, avait besoin d'argent, on pointa de nouveau du
doigt ce qui, dans l'économie, générait des frictions,
rapportait peu à l’État,
et serait amélioré, la théorie le prouvait, en rendant
le secteur concurrentiel. Dès
lors, on fit venir un commissaire européen, par l'entremise duquel
on vendit, pour 300 millions d'euros, une entreprise publique qui
valait 3 milliards, et tout le monde se félicita de ce qu'ainsi, on
avait aidé à résorber la dette.
Comme
l'Allemagne l'avait fait remarquer, néanmoins, « les Grecs
traînaient des pieds » : ils « rechignaient à
réformer » : ils « mettaient de la mauvaise
volonté » ; et si certains rêveurs, des indignés,
sur la place Syntagma ou ailleurs, avaient commencé à manifester,
pour critiquer la cure d'austérité, qui était pourtant nécessaire,
absolument nécessaire, pour restaurer la profitabilité
des entreprises, sur les
marchés, qui ne se trompaient jamais, et qui rappelaient
tout le monde à la réalité,
les choses étaient plus agitées, et certains s'en effrayaient...
En
effet, même si indubitablement, la crise était « derrière
nous », la notation des États, avec le temps, se dégradait,
en particulier chez les « PIGS », ces pays du Sud qui
inconscients qu'ils étaient, avaient trop dépensé, et n'avaient
pas maîtrisé leur budget.
La Grèce, temporairement, avait été sauvée : elle avait été
« sauvée par toute l'Europe », et ç'avait été « un
grand succès » ; car à plusieurs reprises, bien des
États européens, et notamment l'Allemagne et la France, « par
solidarité », « de façon parfaitement désintéressée »,
s'étaient « portés à son secours » – l'Europe était
maintenant « à son chevet », elle « la veillait »,
en attendant le retour de la prospérité ; mais en octobre de
la même année, déjà, deux agences de notation avaient relégué
la dette de la Grèce, sans discussion, au rang « d'investissement
spéculatif » ; celles du Portugal et de l'Irlande,
parallèlement, avaient entamé leur chute ; et celle de
l'Italie, mais surtout de l'Espagne, allaient bientôt souffrir de
même. Quant à la France, malgré ses errances, elle « conservait
son triple A », un triple A « assorti d'une perspective
stable », ce qui montrait que sa dette, c'était une évidence,
était particulièrement sûre ; pourtant, Candide le savait, il
n'y avait pas de temps à perdre ! il fallait réformer,
afin de restaurer la compétitivité !
Et il fallait avant tout, bien sûr, moderniser le marché
du travail, en y apportant
de la flexibilité, en en
supprimant les rigidités,
car pour permettre le retour de la croissance,
il fallait laisser
s'exprimer les forces du marché.
–
Quoi qu'il en soit, Candide aimait beaucoup ce principe, noter les
États, et les noter avec des lettres, A, B, C ou D, ainsi qu'on le
faisait à l'école, dans le plus beau pays du monde, aux
États-Unis ; et lui qui était partisan, en particulier en
France, de supprimer les notes dans l'enseignement (car cela
« choquait les élèves », et cela « perturbait
leur développement », en « les empêchant d'être
vraiment eux-mêmes »), il trouvait que pour gérer le budget
d'un État, cela était « une bonne chose », que cela
était « vertueux », et même « stimulant »,
car cela « incitait à faire partie des meilleurs ».
Mais
comme la crise, naturellement, n'existait que sur les marchés –
les statistiques l'illustraient d'ailleurs : depuis 2007,
l'augmentation du chômage avait été minime, – et que Candide,
qui était économiste, savait que les issues
étant addressées, et
les process étant
fine-tunés, il n'y
avait plus à être overstressé,
il s'était mis à batifoler, tranquillement, dans les rues
d'Athènes, mais également dans les îles environnantes, en
particulier Eubée, Andros et Tinos, qu'il avait visitées, et où il
s'était ressourcé. Il y avait apporté, naturellement, son iPhone
4, qui était si différent, car il tranchait avec les
modèles précédents – mais
étant en Grèce, malheureusement pour lui, il l'avait acquis
difficilement...
En
effet, cette « pépite des téléphones », qui
« modifiait notre rapport à l'espèce humaine », en le
rendant plus intuitif,
plus ludique, plus
généreux, était
sortie le 24 juin de cette année, dans le plus beau des pays du
monde, aux États-Unis ; mais en Grèce, rendez-vous compte, il
avait fallu attendre une semaine pour l'avoir !... Une
semaine !... Et pour Candide, attendre une semaine, cela avait
été plus qu'une épreuve : cela avait été l'enfer... On lui
avait garanti, oui, garanti
que le 24 juin, le téléphone serait en boutique, et il y avait
cru ; et il en avait été déçu, car il avait été trompé,
et cela l’avait écœuré. – Cela l’avait d'autant plus écœuré
qu'à ce moment de l'année, il était occupé : sa mission
venait de débuter : il était réquisitionné ; et
posséder le nouvel iPhone, pour lui, eût été synonyme de
liberté : grâce à ce dernier, il se serait évadé.
Mais
durant une semaine, oui, une semaine entière, il n'avait pu en
profiter : il avait dû patienter ; il aurait bien tenté,
voyant le temps passer, de commander l'appareil sur Internet, et de
se le faire livrer, mais chaque jour, appelant l'Apple Store non loin
duquel à Athènes, il travaillait, on lui avait certifié que le
jour d'après, l'iPhone serait arrivé, et plusieurs fois d'affilée,
cela s'était révélé être erroné. Et pour ne rien arranger, ses
amis, qui contrairement à lui, avaient été prévoyants, et qui
ainsi, avaient déjà l'appareil en leur possession, avaient commencé
à le narguer, sur Facebook, sur Twitter et ailleurs, en lui
rappelant que téléphoner avec un iPhone 3, c'était vraiment « être
un homme préhistorique » !
Candide,
comme par réflexe, avait cessé de consulter ces sites, où les
messages infamants à son égard, à un rythme ahurissant,
s'amoncelaient – des messages qui lorsqu'il les avait consultés,
l'avaient écrasé :
« Candide
a un iPhone de vieux : il est dépassé par les
événements. »
« Candide
n'a qu'un bouton de
volume sur son iPhone. »
« Candide
ne peut même pas choisir son fond d'écran. »
« Les
femmes se rient de l'objet de Candide, car il a une toute
petite résolution. »
Pendant
une semaine, il fut au fond du trou : il en tremblait ; ses
nuits en étaient perturbées ; et il en avait même des
difficultés à s'alimenter, au point que dans la journée, de
manière répétée, la tête lui tournait, et qu'il en pâlissait.
Pour lui, la vie avait perdu toute saveur, et même son travail, qui
le passionnait, ne parvenait plus à l'enthousiasmer.
Cela
dura un jour, cela dura deux jours, cela dura sept jours, sept jours
d'une épreuve qui pour lui, fut l'une des plus pénibles de toute sa
vie ; mais après une semaine, une longue semaine où
difficilement, il avait patienté, il avait enfin été contenté ;
il s'en était extasié ; dès que dans l'Apple Store, il avait
saisi l'appareil que le vendeur, avec douceur, lui avait tendu, la
magie s'était réveillée en lui, celle de cette si belle marque,
Apple, qui concevait des produits « vraiment humains »,
des produits intelligents,
des produits brillants,
des produits innovants,
mais surtout des produits faits pour durer,
car jusqu'à la sortie de l'iPhone 4S, trois mois et demi après,
jamais il ne s'en séparerait.
Quoi
qu'il en soit, six heures durant, il avait testé les nouvelles
fonctionnalités, et la rapidité de l'appareil, ainsi que sa
légèreté, l'avaient impressionné : ce téléphone, à n'en
pas douter, apportait quelque chose à l'humanité ;
mais se souvenant de cette rude épreuve, de cette attente, de cet
enfer qu'une semaine durant, on lui avait imposé, il n'avait pas
manqué se confier, ulcéré :
« Une
semaine pour avoir mon iPhone !... Une semaine !...
Vraiment, la Grèce est un pays de ploucs !... »
Le
temps avait passé, et lui qui les mois filant, à Athènes, avait
poursuivi son travail, sans folie, sans heurt, sa vie avait été
perturbée, à la fin de l'année, par des événements que de longue
date, il attendait, et qu'il voyait enfin se réaliser : il
s'était passionné pour ce qui, à compter du mois de décembre,
avait agité le Sud et l'Est de la Méditerranée. – Candide
s'était passionné, et même exalté pour le Printemps arabe.
Le
17 décembre 2010, un jeune infortuné, Mohamed Bouazizi, en
s'immolant par le feu, en Tunisie, dans le centre du pays, avait
lancé dans le pays, sans le vouloir, un mouvement de contestation,
un mouvement que tous les Tunisiens, et absolument pas seulement les
médias français, avaient nommé « Révolution de jasmin ».
Candide,
lui qui depuis Athènes, avait suivi les événements, s'était tout
de suite enthousiasmé :
« C'est
formidable ! » s'était-il dit alors. « Ces jeunes,
tous, absolument tous, réclament la démocratie, les droits de
l'homme et le mariage homosexuel ! Ils sont modernes !
Ils ont compris le sens de l'histoire ! »
En
effet, l'homme étant partout le même, par définition, toutes les
populations, partout dans le monde, quelle que fussent leurs
conditions, quelles que fussent leurs croyances, ne pouvaient
qu'aspirer aux libertés dont Candide, en Europe, profitait, et
celles auxquelles, lui qui était en phase avec son temps,
il aspirait.
Malheureusement
pour lui, certaines personnes en Europe, et notamment en France,
doutaient de ce que les mouvements qui agitaient déjà ce pays, la
Tunisie, et qui bientôt, s'étendraient aux pays qui l'entouraient,
in fine, aboutissent à
un régime à l'occidentale.
« Ce
sont des islamophobes ! » avait songé Candide, qui
détestait les religions. « Ce sont des islamophobes, et
surtout des racistes !
Ne savent-ils pas que tout le monde, sur terre, a le droit
à la démocratie ? Car
chacun, homme ou femme, homosexuel ou hétérosexuel, bisexuel ou
transgenre, devrait
pouvoir vivre sa vie normalement,
et ainsi maximiser son utilité ! »
Candide
savait que ces critiques, ces dérapages,
bien sûr, émanaient de la droite, car ils procédaient
par amalgame, en
propageant des stéréotypes racistes,
et ce n'était pas pour rien que le pouvoir, en France, qui ces
dernier temps, s'était terriblement droitisé
(Candide avait été outré, en particulier, par les déclarations de
Nicolas Sarkozy au sujet des « Roms », et par les
expulsions qui s'en étaient suivies, qu'il avait qualifiées de
« rafles », car elles « rappelaient le régime de
Vichy », mais également par le débat sur l'identité
nationale, qui avait été « une honte pour la France »,
car cela avait « fait le jeu du Front national »), et ce
n'était pas pour rien que le pouvoir, en France, continuait à
soutenir les dictateurs, en
restant sourd aux désirs de démocratie.
Notre
homme, d'où il était, ne pouvait facilement s'engager, mais
moralement, il soutenait les révolutionnaires. Aussi Candide, lui
qui depuis un mois, à Athènes, pratiquait la gym suédoise
(car il était un véritable européen), dorénavant, à toutes les
séances, pendant qu'il étirait ses bras, ses jambes, son torse,
répétait dans sa tête, avec une joie immense :
« Et
un pour la liberté !...
« Et
deux pour la laïcité !...
« Et
trois pour la concurrence libre et non faussée !... »
De
tout son cœur, il soutenait ceux qui, en Tunisie, combattaient face
à Ben Ali : il soutenait ce grand élan pour la liberté ;
et il le soutenait d'autant plus qu'il le savait, dans cette affaire,
Allah n'y était pour rien, strictement pour rien ! Et
l'histoire le prouvait ! Car les Tunisiens, l'homme étant
partout le même, étant identiques aux Français, et les Français,
en 1789, n'ayant nullement été influencés, dans leur révolution,
par la religion, il ne pouvait qu'en être de même, aujourd'hui, en
Tunisie, où bientôt, contraint et forcé, l'Islam disparaîtrait,
et les droits de l'homme régneraient, pour l'éternité.
Lui
qui depuis le début, s'était tenu informé, et sérieusement
informé, car sans discontinuer, il avait suivi les sources
d'information les plus fiables (il lisait tous les jours Libération
et Le Monde), il avait
compris que ce mouvement, bientôt, toucherait tous les pays du
monde ; mais il avait voulu savoir pourquoi, précisément à
cet instant, précisément dans ce pays, des révoltes avaient
débuté ; si bien que sans attendre, lui qui par les questions
liées à la liberté, était passionné, il avait consulté son bon
maître, le professeur Gloss, qui connaissait vraiment le sujet.
Pour
échanger, ils avaient chatté
sur Facebook, car ce service était convivial ;
et leur discussion avait eu cette allure :
Candide 10:45pm
Bonjour, professeur Gloss.
Professeur
Gloss 10:45pm
Bonjour Candide, comment vas-tu ?
Candide 10:45pm
Mon maître, mon bon maître, je vais excellemment.
Professeur
Gloss 10:45pm
Excellemment, dis-tu ?
Candide 10:46pm
Oui,
excellemment, car j'observe à quel point ce que par le passé, vous
m'avez enseigné, est en train se réaliser : les peuples
aspirent à la démocratie !... Tous, absolument tous, ils
réclament la liberté !... Ils ne veulent plus être
bâillonnés !... Ils ne veulent plus être étouffés !...
Mais... je me demandais, mon bon maître...
Professeur
Gloss 10:46pm
Oui, Candide ?
Candide 10:46pm
Eh
bien... je me demandais... pour quelle raison... ces mouvements se
déroulent aujourd'hui,
et précisément dans ce
pays...
Professeur
Gloss 10:46pm
Mais... mais c'est pourtant évident, Candide ! Le professeur
Pan ne te l'a-t-il pas expliqué, longuement expliqué durant ses
cours, à l’École polytechnique ?
Candide 10:47pm
Je... euh...
Candide
était gêné, foncièrement gêné par cette remarque, car elle
illustrait que semblait-il, il n'avait pas parfaitement retenu les
cours de ses maîtres.
Et
réfléchissant un instant, il avait hasardé cette hypothèse, qui
lui avait semblé solide, car elle était conforme à ce qu'il avait
appris :
Candide 10:47pm
Vous... voulez dire... que... ce serait... pour des raisons
économiques ?...
Professeur
Gloss 10:48pm
Mais bien évidemment, Candide ! Car vois-tu, en Tunisie en
particulier, l’État, jusqu'ici, ayant suivi les recommandations du
FMI, de l'OMC, de la Banque mondiale et de toutes les institutions
sérieuses, qui font le bien des peuples, en leur apportant la
prospérité, le PIB s'est développé, et les hommes, désormais,
veulent être libres de pouvoir acheter le téléphone de leur choix,
mais également...
Candide 10:48pm
Le téléphone de leur choix ?... même l'iPhone 4 ?...
Mais c'est formidable !...
Professeur
Gloss 10:48pm
Oui,
Candide ! Même l'iPhone 4 !... Mais je disais donc :
les hommes, désormais, veulent être libres de pouvoir acheter le
téléphone de leur choix, mais également leur tablette numérique,
leur navigateur GPS, ou encore leur téléviseur 3D, si bien qu'ayant
des revendications économiques, ils ont naturellement des
revendications politiques,
et par conséquent, naturellement, ils aspirent à changer de régime,
c'est-à-dire à instaurer, dans leur pays, le meilleur des régimes
qui soit : la démocratie. – Il en a toujours été ainsi dans
l'histoire, et il en sera toujours ainsi, car par définition,
l'homme est partout le même.
Candide 10:49pm
Oh,
mon maître, mon bon maître, je vous remercie vraiment de cet
éclairage ! Sans vous, je ne serais rien ! Car je ne
pourrais comprendre, derrière les événements du monde, la raison
dans l'histoire !
Cette
dernière expression, il s'en souvenait, avait été inventée par un
philosophe, un grand
philosophe, un philosophe qui naturellement, avait marqué l'histoire
de l'humanité, et pour lequel Candide avait beaucoup de respect –
Candide aimait beaucoup Christophe Barbier.
Toujours
est-il que Candide, ainsi, avait parfaitement compris pourquoi, en
Tunisie en particulier, le peuple se révoltait. Il se révolta fort,
d'ailleurs, et il se révolta si fort qu'en janvier, moins d'un mois
après le début des hostilités, Ben Ali fut renversé.
Mais
s'il avait été renversé, et surtout pacifiquement
renversé, c'était grâce à un outil pour lequel Candide, dès sa
création, s'était passionné – c'était grâce à Facebook !
À tel point que la révolution tunisienne, cette « révolution
de jasmin », fut aussi qualifiée, par de nombreux observateurs
qui à n'en point douter, s'y connaissaient, de
« révolution Facebook » !
Il s'agissait, en effet, de la
« première révolution numérique », une révolution
« authentiquement 2.0 », qui « s'inscrivait dans la
modernité technique », et qui était « favorable aux
panneaux photovoltaïques » : grâce à Facebook, uniquement
grâce à Facebook, les jeunes avaient pu « rester connectés »,
et ainsi « échanger leurs idées », des idées de
liberté, de droits de l'homme et de laïcité, tout en restant
« unis contre le dictateur », ce despote « féroce »,
« cynique » et « paranoïaque ». –
Libération, dans un
article engagé, et
extrêmement risqué
(sachant que la droite étant au pouvoir en France), n'avait pas
manqué de souligner « l'héroïsme des révolutionnaires »,
qui n'avaient hésité, alors que la police, dans les rues,
« réprimait froidement toute manifestation », à changer
de statut Facebook, et a se déclarer « favorables au
changement ».
Quoi
qu'il en soit, en Tunisie, une révolution avait eu lieu ; un
dictateur avait été renversé ; et Candide s'en était
félicité. Il s'en était si ardemment félicité, que tout seul, un
soir, sur la place Syntagma, à Athènes, pendant que d'autres
manifestaient contre la Troïka, il avait déployé une banderole,
une grande banderole,
sur laquelle au marqueur noir, il avait inscrit ces mots :
« Congratulations
Tunisians! We love your humanity! »
En
signe de solidarité, au cou, il portait un collier de jasmin, et il
mangeait des cornes de gazelle.
Mais
les mouvements n'étaient pas terminés. Car en Algérie, au Yémen
ou en Égypte, mais également au Maroc, en Libye ou en Syrie (mais
pas en Arabie Saoudite, en Jordanie ou au Bahreïn), des
contestations populaires avaient débuté, et de jour en jour, elles
enflaient : elles progressaient : elles s'étendaient :
les gens voulaient la liberté, toute la liberté, rien que la
liberté, et ils ne pouvaient transiger ! car c'était ce à
quoi aspirait l'ensemble de l'humanité !
Le
11 février, en Égypte, au Caire, Hosni Moubarak avait démissionné,
et Candide en avait pleuré, car à n'en pas douter, une belle série
avait débuté : en moins d'un mois, deux dictateurs avaient été
renversés, et cela ne pouvait que continuer !
« Bravo
les révolutionnaires !... » s'était-il dit d'ailleurs.
« Bravo les révolutionnaires !... Vous vous êtes engagés
sur la voie de la modernité !...
Grâce à votre ténacité, bientôt, vous pourrez célébrer des
mariages homosexuels !... »
Candide,
qui était « avant tout un homme d'action », s'était
alors rendu au Caire. La situation s'améliorant en Grèce, en effet
(car beaucoup de services publics avaient été vendus, ce qui avait
assaini les structures de l’État),
Candide avait pu prendre trois jours, en février, afin d'aller
soutenir, en Égypte, ceux qui manifestaient pour la liberté.
Il
était arrivé peu avant midi, un vendredi, et il s'était étonné,
sortant de l'avion, et parcourant la ville, cette grande ville, d'y
voir tant de commerces fermés.
« C'est
tout de même fou ! »
s'était-il dit. « Nous ne sommes pourtant pas un dimanche !...
Mais surtout, comment feront donc ces Égyptiens pour s'en sortir,
s'ils ne travaillent pas ?... Ne connaissent-ils donc rien,
absolument rien, aux lois fondamentales du marché ?... »
Il
avait néanmoins rejoint la place Tahrir, lieu qui très tôt, au
Caire, était devenu l'emblème de la révolution. Ce jour encore,
des gens s'y regroupaient, et Candide avait été heureux,
sincèrement heureux, voyant des foules sortir des mosquées, de les
voir converger vers l'endroit.
« Cela
fait plaisir à voir ! » s'était-il dit. « Car
manifestement, les gens s'éloignent de la religion !
Ils ont compris que c'est une idiotie,
un mensonge, une
fable, car cela n'est
pas conforme aux enseignements de l'économie. »
Bien
des personnes, qui l'entouraient, arboraient alors, sur leur menton
et leurs joues, une pilosité juste,
une pilosité libre,
une pilosité conforme à la déclaration universelle des
droits de l'homme ; et
Candide, le bon Candide, qui l'avait observé, s'était naturellement
confié :
« Oh,
comme c'est amusant ! Les révolutionnaires ont organisé... un
grand concours de barbes et de moustaches !... Ils font
preuve de modernité !... –
Quel dommage que je me sois rasé ce matin, j'y aurais bien
participé !... »
Ces
« partisans de la démocratie », qui « se
réjouissaient du départ du tyran », hurlaient du reste en
chœur :
« Allahou
akbar ! Allahou akbar ! »
(« Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand
! »)
Et
Candide, pétri de joie, avait alors songé :
« Oh,
comme c'est beau !... C'est un slogan
révolutionnaire !... Ce
doit être l'équivalent... du ʻʻ
Ça ira ʼʼ
de 1789 !... »
Et
fervemment, afin d'accompagner cet élan, qui l'exaltait, sur l'air
de cette chanson, il avait repris ces mots :
« Allahou
akbar ! Allahou akbar ! Allahou akbar ! »
Candide,
nous le savons, aimait discuter, car la discussion, par définition,
était le fondement de la démocratie.
Sur la place Tahrir, ainsi, il avait voulu prendre la
température, en consultant
la population – une population
qui forcément, ne pouvait que partager ses idées. Aussi avait-il eu
le loisir, sur cette grande place, d'échanger avec un manifestant,
un homme qui étonnamment, parlait français, et un homme qui
visiblement, était « ouvert au débat d'idées » ;
ce dernier, sans ambages, lui avait indiqué :
« Voyez,
impies Occidentaux, comme nous sommes forts : bientôt, Saladin
sera de retour ! »
« Saladin ?... »
lui avait répondu Candide, interloqué, avant de corriger :
« Aladin !... »
– Il avait beaucoup aimé le dessin animé de Walt Disney.
Candide,
qui ne savait nullement qui furent les Ayyoubides, qui n'avait pas lu
le Coran, et pour qui le jihad,
en tout et pour tout, n'était
qu'une guerre armée, destinée à détruire Israël, savait
néanmoins ce que les Égyptiens voulaient, car il savait que
l'homme, en tout temps, en tout lieu, était toujours le même. Aussi
avait-il expliqué à son interlocuteur, avec assurance, ce qu'il
leur fallait faire, dans leur pays, afin d'instaurer la démocratie :
« Vous
devez absolument, avant tout, instaurer la laïcité, car c'est une
condition de la modernité ;
mais pour montrer que vous êtes humanistes,
et que vous êtes concernés par le respect de l'autre,
vous devez instaurer la parité hommes-femmes, dépénaliser la
consommation du haschich, accorder le droit de vote aux étrangers,
et bien sûr, autoriser le mariage homosexuel. »
Il
avait d'ailleurs achevé sa tirade, son excellente tirade, avec une
larme aux yeux, en répétant ces mots, et en les hurlant de joie,
car il était passionné :
« Vive
le mariage homosexuel ! Vive le mariage homosexuel ! Vive
le mariage homosexuel ! »
Son
interlocuteur, Ahmed, s'était alors retourné vers ses amis, qui
l'accompagnaient, et après un court échange, ils s'étaient rués
sur Candide, et l'avaient molesté, fermement, sérieusement, en
clamant haut et fort :
« Al
mawt lil-kafirine! Al mawt lil-kafirine! Allahou akbar! »
(« Mort aux infidèles ! Mort aux infidèles ! Dieu
est le plus grand ! »)
Par
chance, des journalistes étaient à proximité, et ils l'avaient
secouru ; mais tandis qu'avec courage, ils tentaient de
l'exfiltrer, dans un réflexe d'indignation, face à cette
intervention, il s'était récrié :
« Mais
je faisais de la pédagogie !... »
Cette
situation, sincèrement, lui rappelait quelque chose, mais il ne
savait quoi...
Toujours
est-il qu'il avait été sauvé, véritablement sauvé, et qu'il s'en
était sorti, ce jour, avec un œil au beurre noir, avec un nez
cassé, et avec une chemise déchirée.
Et
le jour d'après, il y avait réfléchi ; il avait resongé ;
il y avait repensé, car cela l'avait perturbé ; partout dans
le monde, en effet, les hommes ne pouvaient qu'aspirer à ce qui lui
plaisait : c'était la marche en avant de l'humanité ;
mais la veille, pourtant, son discours n'était pas passé. Il
s'était dit que sans doute, son interlocuteur l'avait mal compris,
car tout de même, il était un homme de gauche : il n'était
pas « archaïque comme la droite ». – Et il s'était
dit que peut-être, il aurait dû s'exprimer en anglais, car cette
langue était véritablement universelle,
si bien qu'en la parlant, il n'aurait pas eu d'ennui : tout le
monde se serait compris, et le « dialogue entre les cultures »,
de la sorte, aurait réussi. Mais malheureusement pour lui, il n'y
avait pas songé : il avait été bien idiot, ce vendredi, de ne
pas parler dans la langue de l'humanité !
Quoi
qu'il en soit, Moubarak, ce « dictateur sanguinaire »,
qui durant trente-deux ans, avait « régné d'une main de
fer », en « accaparant le pouvoir », le 11 février,
après de longues manifestations, avait quitté son palais : il
avait cédé : il avait abandonné la direction de l’État ;
si bien qu'en Égypte, ainsi qu'en Tunisie, la démocratie était en
marche ! Et Candide s'en réjouissait ! Car le printemps
arabe, dorénavant, était vraiment lancé, et bien
lancé ; et il ne pouvait que continuer !
Mais
c'est alors que les choses, malheureusement pour Candide – ou du
moins pour ce qu'il espérait, – s'étaient corsées : car
jusqu'alors, les manifestations avaient été pacifiques,
c'est-à-dire non-violentes :
elles avaient respecté les droits de la femme ;
et si la répression par le pouvoir policier, en Tunisie ou en
Égypte, n'avait pu être évitée, en définitive, le nombre de
morts avait été limité ; tandis qu'en Libye, où une
« contestation générale » se faisait entendre, déjà,
depuis février, « partout dans le pays », le peuple,
absolument tout le peuple, « appelait au départ du tyran
Kadhafi » ; mais Kadhafi, cet être
grossier,
abject, et surtout
rétrograde, qui était
avant tout un odieux terroriste,
avait réprimé la contestation populaire : il
n'était pas à l'écoute des revendications ;
il restait sourd aux désirs de sa nation.
Ses méthodes, du reste, avaient choqué la communauté
internationale. Car
notamment, comme les médias français, qui ne mentent absolument
jamais, l'avaient expliqué, ce pervers, ce
maniaque, ce
détraqué, avait
utilisé ses avions pour tirer sur la foule. Cela était affreux !
Cela était terrible ! Cela était parfaitement
inacceptable, et les ONG
l'avaient souligné ! De la sorte, Kadhafi s'était totalement
discrédité ! Il n'était
plus écouté ! Car cet acte, c'était une évidence, était
contraire aux droits de l'homme !
Il était même immonde, parfaitement immonde ! Il était
tellement immonde qu'à coup sûr, il fallait « intervenir dans
les plus brefs délais », afin « d'éviter un massacre ».
Candide,
naturellement, avait profondément aimé les « plaidoyers
humanistes » de Bernard-Henri Lévy, cet « éveilleur de
consciences », qui « face à l'inhumanité de Kadhafi »,
appelait la France à « accomplir son devoir républicain »,
c'est-à-dire à intervenir de façon « humaine »,
« digne », et « avant tout démocratique » ;
et c'est ainsi que sans hésiter, absolument sans hésiter, notre
homme, qui détestait le colonialisme, et qui détestait la guerre,
soutint l'intervention militaire – il s'agissait d'une intervention
militaire non pour la guerre,
mais pour la paix, et
pour Candide, cela avait tout changé.
Car
cette « campagne démocratique », qui avait débuté le
19 mars, avait permis d'épargner de nombreuses vies humaines, en
« protégeant les populations civiles » !
Dans
cette « mission de pacification », en effet, où le camp
de la liberté avait triomphé, sans compter les événements qui
suivraient, plus de trente mille bombes avaient été tirées, et
près de cent mille personnes avaient été tuées : l'ONU,
ainsi, avait « évité un bain de sang ». Mais surtout,
en soutenant des rebelles
(Candide aimait beaucoup ce mot, « rebelles »,
qui était pour lui synonyme d'« esprits libres »),
l'ONU, dont la résolution 1973 avait été « respectée à la lettre », avait « apporté la liberté au pays ».
Car non contente d'avoir « limité les dégâts », sans
que cela eût jamais été imaginé, sans que cela eût jamais été
voulu, en sept mois seulement (ce qui était extrêmement rapide au
vu de la puissance de feu, en Libye, des terribles milices
loyalistes), la coalition
internationale, qui regroupait principalement les États-Unis, la
Grande-Bretagne et la France, c'est-à-dire tous les pays du monde,
était parvenue à un événement formidable : elle avait
renversé Kadhafi, ce despote, ce monstre,
qui était mort dans cette révolution – une révolution qui les
événements l'avaient montré, avait été « populaire
jusqu'au bout ».
Toujours
est-il que Candide, qui était opposé, fermement opposé à la peine
de mort, même pour les tueurs d'enfants et les terroristes, s'était
réjoui du lynchage de Kadhafi, qui l'avait « clairement
mérité » – pour lui, c'était une évidence, « personne
ne le regretterait ».
Mais
derrière cet homme, Kadhafi, d'autres dictateurs se cachaient, et
qu'un temps, d'un point de vue médiatique, on avait occultés, ce
qui avait scandalisé Candide. Car bien évidemment, tous
les dictateurs se valaient !
Et pour apporter la démocratie à tous les peuples, qui
l'attendaient, et qui l'espéraient, il ne fallait pas discuter :
il fallait agir ! Il fallait en particulier agir en Syrie, où
un peuple était « exterminé » ! – Candide, qui
détestait la guerre, lorsqu'il s'agissait d'exporter la démocratie,
était toujours partant.
Et
tandis que dans la journée, il travaillait, et qu'avec le FMI, il
« aidait la Grèce à se relever », tous les soirs, à
l'aide de son iPad, entre deux séries télé (il aimait
particulièrement Docteur House,
mais également Desperate Housewives
et Nip/Tuck, qui le
faisaient « pas mal kiffer »), à l'aide de son iPad,
entre deux séries télé, donc, il suivait les actualités ; et
il se scandalisait du nombre de morts qui dans ce pays, la Syrie,
dans les vingt-quatre heures qui venaient de s'écouler, avaient été
dénombrées ; il était effrayé par ce que l'OSDH,
l'Observatoire syrien des droits de l'homme, un organisme
parfaitement indépendant, précisait ; et il s'en insurgeait ;
cela l’écœurait. Bachar el-Assad, qui avait pris la succession de
son père, Hafez, et qui ainsi que lui, était un tyran cynique,
froid, machiavélique,
en effet, réprimait des manifestations populaires,
et n'hésitait pas à faire tirer sur des manifestants
désarmés ; mais pire,
nettement pire, son régime,
qui était aux abois,
assassinait des enfants ! Les médias français, qui étaient
parfaitement indépendants, l'avaient d'ailleurs expliqué ; et
Candide avait alors songé : « le régime de Bachar
el-Assad, en agissant ainsi, s'est définitivement
décrédibilisé. »
Il
fallait donc agir, et agir rapidement,
car tuer des enfants, c'était aussi grave que débrancher des
couveuses – ce que Saddam Hussein avait fait faire, en 1990, au
Koweït, comme en avaient alors informé les médias français. Si
bien que Candide, qui était « avant tout préoccupé par le
sort des populations », avait fondé une organisation
internationale, Eshasm (pour European Sincere Humanists
Against the Spirit of Munich),
qui était « destinée à tous les modérés », et qui
« de manière démocratique », visait à « éviter
un nouveau massacre ». En effet, Candide le savait, ne pas
intervenir, c'était « faire preuve de lâcheté » :
c'était se comporter comme l'avait fait Chamberlain, ou surtout
Daladier, en 1938, en signant les accords de Munich.
Car Bachar el-Assad, c'était une évidence, avait « le profil
d'un nouveau Hitler » ! il était agressif,
violent,
incontrôlable, et si
on ne l'arrêtait pas, il ferait « massacrer son peuple » !
Son régime, en effet,
était « à bout de souffle » : il « s'apprêtait
à tomber » ; et il serait certainement prêt à tout, par
voie de fait, pour « empêcher les progrès de la liberté ».
Bernard-Henri
Lévy, Candide en avait été déçu, n'avait pas encore « fermement
condamné le régime de Damas », qui était pourtant
indéfendable, tant il
était obscurantiste,
et surtout criminel
(il avait en effet parfois critiqué Israël) ; aussi notre
homme, étonné qu'il était, l'avait-il contacté. Car lui qui par
le passé, s'était déjà engagé, de son expérience à la Mafrel,
en 2002, avec laquelle ardemment, il avait combattu un dangereux
nazi, Jean-Marie Le Pen, qui aspirait au pouvoir, il avait conservé
le contact de ce homme, Bernard-Henri Lévy, qui était si brillant,
et dont il avait lu tous les livres – des livres qui depuis,
étaient « devenus des références ».
Il
l'avait donc contacté ; et ils avaient échangé. – Voici ce
qu'ils s'étaient écrit, à cette occasion :
Sujet : Face au tyran
Cher Monsieur Bernard-Henri Lévy,
Vous
que j'admire, et que j'ai eu la chance de côtoyer jadis, grâce à
la Mafrel (Jean Moulin Anti-Fascist Resistance League),
en 2002, pour préserver la liberté en France,
face au péril fasciste du Front national,
je suis surpris qu'ayant condamné, à juste titre, le régime de
Mouammar Kadhafi, et ayant ainsi permis de libérer un
peuple, vous n'ayez encore pris
de résolution claire, à ce jour, face au régime de Bachar
el-Assad, qui est pourtant parfaitement inqualifiable !
Ne
savez-vous pas que chaque jour, des partisans de la démocratie sont
enfermés dans les geôles du pouvoir ?
Ne voyez-vous pas à quel point, cette fois encore, tous les modérés
de France, de droite comme de gauche,
attendent que votre voix s'exprime ?
En
ces temps troublés,
où face à l'inconséquence des défenseurs de la paix, les
dictatures prospèrent, et narguent la communauté
internationale, votre silence
est absolument terrible, car il laisse imaginer qu'implicitement,
vous les défendez, ce que je ne peux me résoudre à imaginer.
Peut-être
ne me répondrez-vous pas, mais tous les humanistes, dont je suis
bien sûr, attendent avec impatience votre prise de
position – une prise de
position qui nous l'espérons, comme vous nous y avez habitués, sera
avant tout guidée par la défense de la liberté.
Candide
Sujet : Re : Face au tyran
Mon cher Candide,
Vous avez naturellement raison.
Le
froid, le cynique, que dis-je, le cruel
Bachar el-Assad, a depuis longtemps déjà dévoilé sa nature :
il est un tyran, et comme vous le dites si bien, il est un tyran
parfaitement inqualifiable.
J'aimerais
le condamner, bien sûr, et le condamner fermement, comme tout régime
dictatorial mérite de l'être. Mais actuellement, je suis à
Marrakech, où je suis incroyablement occupé... En
effet, je tiens toujours mon bloc-notes pour le Point,
auquel je travaille chaque jour, inlassablement, pour défendre ma
philosophie, tout en répondant aux accusations de mes
contradicteurs, ces lâches antisémites !... Mais ce n'est pas
tout, mon cher Candide ! Car sur les conseils de ma femme, qui
est une immense actrice, j'ai décidé de réaliser un film,
Le Serment de Tobrouk, sur la
plus belle et la plus juste des révolutions : la révolution
de Libye.
Ce film, je le sais d'avance, sera un immense succès ! Car il
démontre à quel point des hommes libres, s'ils sont déterminés –
et si je les y aide, – peuvent accomplir de choses vraiment
humaines ! En convainquant Nicolas Sarkozy et David Cameron, ces
grands esprits, d'intervenir face à Kadhafi, en effet, j'ai permis
de libérer un peuple qui jusqu'alors, était l'esclave d'un despote.
C'est donc un exemple ! et même un immense exemple ! Car
si tous les défenseurs de la démocratie, sur terre, viennent à en
prendre conscience, les dictateurs n'auront qu'à bien se tenir !
Vous comprendrez ainsi que pour l'heure, je ne puisse prendre
position : j'aurais alors, disons, à en assumer les
conséquences, et je ne pourrais agir sur le long terme, ce qui est
mon vœu le plus cher ! – Du reste, vous me connaissez, je ne
réagis
jamais de manière impulsive : ce serait réagir comme
nos ennemis, qui critiquent l'Amérique, et qui sont donc forcément
antisémites.
Je ne peux prendre position, vous-disais-je ! – Mais j'estime
votre démarche. Aussi vous soutiens-je, et sans la moindre réserve,
de tout mon cœur d'homme libre, car la liberté est mon combat –
je me dois de l'appuyer !
Bernard-Henri Lévy
Candide,
très sincèrement, avait été flatté de voir que cet homme, qu'il
admirait, s'il ne pouvait s'engager, le comprenait, et le
cautionnait : il ne l'avait pas oublié. Si bien que rasséréné,
il s'était investi dans cette association, Eshasm, qu'il venait de
créer, et qui prospérerait.
Il
s'y était engagé ; il s'y était escrimé ; il s'y était
acharné. Et il y avait obtenu des résultats, ce qui l'avait
exalté : les Inrockuptibles,
l'Express, mais
également Libération
et Le Monde, des
« journaux de tout bord », c'est-à-dire « de
droite comme de gauche », mais qui étaient néanmoins « liés
par des valeurs communes », en particulier « l'humanisme »,
et « le rejet de tout antisémitisme », avaient publié
des écrits de ce petit groupe, Eshasm, qui était « engagé
pour la liberté », et qui par sa ferveur, par ses principes,
« de façon pédagogique », « faisait avancer le
débat démocratique ».
Dans
ses articles, dans ses tribunes, il n'avait nullement été question
du Qatar, ou encore de l'Arabie Saoudite, qui jamais, absolument
jamais, n'avaient soutenu la rébellion armée – une rébellion qui
toujours, avait été « spontanée », mais surtout
« libre », comme le rappelait son nom, « Armée
syrienne libre », et qui entendait « assurer la
transition dans la paix ».
Dans
ses articles, dans ses tribunes, il n'avait nullement été question
de l'histoire de la région, du Levant antique, de Rome, de Palmyre,
des Omeyyades, des Abbassides, des Ottomans, du Mandat, de la
décolonisation, de la guerre des Six jours, de la guerre du Kippour,
ou encore des liens que le pays, durant la Guerre froide, entretint
avec l'URSS – l'histoire, il le savait, était une matière
« vieillotte », « désuète », et même
« dépassée » : elle ne permettait pas de
comprendre « les vrais fondements de l'humanité ».
Dans
ses articles, dans ses tribunes, il n'avait nullement été question
des Alaouites, des Druzes, des Chrétiens d'Orient, et de la
composition religieuse de la Syrie, ou plus généralement de la
région, car par définition, l'homme étant partout le même, cela
n'avait pas d'importance : seules importaient les « aspirations
légitimes à la démocratie », et Candide, qui avait été
bien éduqué, le savait parfaitement !
Sur
le terrain, en Syrie, les défenseurs des droits de l'homme
agissaient, et face à l'armée, face au pouvoir, face aux défenseurs
du régime, qui menaçaient
d'employer des armes chimiques, à la manière de Saddam Hussein, en
Irak, en 2003, avec ses armes de destruction massives, face à
l'affreux, face à l'indéfendable, face à l'effroyable Bachar
el-Assad, donc, au quotidien, ces hommes assoiffés de liberté, dans
leur bonté, organisaient de démocratiques attentats. – Et
Candide, lui qui sans réserve, « condamnait toutes les formes
de terrorisme », s'était réjoui de ces « explosions
pour la liberté » !
Car
les démocrates, par ces initiatives, « portaient des coups
terribles au régime » ! Et leurs positions
progressaient : jour après jour, ils luttaient, ils
insistaient, et ils conquéraient ! Homs serait bientôt
libérée ! Puis
Hama, Alep, et Lattaquié ! Et naturellement Damas suivrait !
Car le régime « s'apprêtait à tomber » !
Du
reste, ces combattants de la liberté, qui par des moyens armés,
appuyaient les efforts du CNS, le Conseil national syrien, un
organisme « résolument modéré », « indépendant »,
et surtout « ouvert au dialogue », qui « représentait
toute l'opposition légitime », et qui dès lors « condamnait
fermement le régime », et « exigeait le départ de
Bachar el-Assad », ces combattants de la liberté, donc,
étaient d'ardents guerriers, mais plus que tout – et c'est ce qui
les déterminait, – ils avaient « l'appui de la population
syrienne » : la presse française, qui était soucieuse de
la vérité, l'avait d'ailleurs souligné ; si bien que ce
n'était qu'une question de jours, au pire de semaines, avant que le
régime syrien, l'infâme régime syrien, ne s'écroulât. – Aussi
importait-il, en ces jours, de « préparer la transition
démocratique ».
Malheureusement,
en France, les fascistes,
ces anti-humanistes,
refusaient d'entendre les voix de la liberté ; car le Front
national, dès le début, sans réserve, s'était opposé à toute
ingérence ! Il s'était opposé à cette libre revendication
d'un peuple, écrasé par son dictateur, et qui appelait à l'aide !
Il avait refusé de condamner le régime ! Et il avait défendu
la souveraineté, ce principe digne des années 30 !
Non, vraiment, cela avait écœuré Candide – et pourtant, cela ne
l'avait pas surpris, car il connaissait les pratiques de ce
parti :
« Une
fois encore, le Front national défend des dictatures :
il illustre sa vraie nature
– ce parti n'est pas compatible avec les valeurs de la
République » s'était dit
Candide. « Car aujourd'hui, il n'y a plus que la Russie et la
Chine pour défendre ce régime criminel, fasciste,
rétrograde ! La Syrie est
isolée sur la scène internationale !...
Si bien que pour le soutenir, et pour soutenir Bachar el-Assad, ce
boucher, cet
autocrate, cet
assassin de son peuple,
qui s'accroche au pouvoir,
il faut vraiment être profondément réactionnaire !
– et réactionnaire, le Front national l'a toujours été : il
est nostalgique du régime de Vichy. »
Sur
le terrain, Candide s'en réjouissait, la situation ne cessait de
s'améliorer, car malgré le soutien de la Chine et de la Russie, ces
« États anti-démocratiques », qui s'opposaient à toute
résolution de l'ONU, en Syrie, l'emprise du tyran diminuait ;
le régime, en effet, « enregistrait
des défections de premier plan ». En particulier, le cuisinier
de Bachar el-Assad, mais également son coiffeur, et son fournisseur
personnel de pistaches, depuis peu, avaient « rejoint les rangs
de l'opposition ».
Candide,
plus que jamais, était « dans le camp de la liberté » :
il n'était pas un « Munichois », et le nom de son
association, Eshasm, l'illustrait ; aussi s'impatientait-il,
et il s'impatientait fermement : car face à cette « répression
insupportable », qui « choquait la communauté
internationale », « on ne pouvait rester les bras
croisés » ! Comme au temps de Franco, il fallait
s'engager : il
fallait « aider la rébellion à tout prix », pour
« apporter la démocratie » !
Candide,
lui qui dès le départ, avait noté que Bachar rimait avec barbare,
n'en avait d'ailleurs pas démordu : aux côtés des «
amis de la Syrie », il avait défendu le devoir d'ingérence, qui
était un véritable progrès !
Mais
son soutien à la rébellion, un jour d'octobre 2011, fut mis
temporairement en suspens ; une sinistre, une terrible, une
effroyable nouvelle
avait été annoncée, et il la déplorait – le 5 octobre 2011,
Steve Jobs était décédé.
Candide,
en l'apprenant, avait longuement pleuré... il en était consterné...
il en était écrasé...
C'est que le fondateur d'Apple, cet être « absolument hors
normes », avait changé le cours du monde ! Il avait
révolutionné le rapport des hommes
à leur entourage, c'est-à-dire à leur ordinateur, mais également
à leur téléphone ! Il l'avait rendu plus convivial,
plus ludique, plus
humaniste, et des
centaines de millions de gens, grâce à lui, avait mis un
peu de lumière dans leur vie.
Steve
Jobs, tous en convenaient, avait été un prophète, et même un
saint – il avait redessiné le chemin du progrès ;
car avec ses jeans et ses pulls à col roulé, il avait inventé
une nouvelle manière de manager. –
C'était une manière cool,
une manière relax,
une manière pas stressée,
et qui avait fait de
lui un modèle pour l'humanité.
Mais s'il avait tant touché, c'était parce que ses produits, tous
ses produits, du Mac à l'iPad, étaient de véritables
objets de design : des
objets qui embellissaient le quotidien,
et qui avaient illustré à quel point la technique, alors qu'en
politique, les extrêmes gagnaient du terrain,
offrait un havre de paix – c'est
un havre de paix informatique,
à l'écart des délires préhistoriques.
Du reste, cet « inventeur de génie », cet « Archimède
moderne », ce « Léonard de Vinci de notre époque»,
avait façonné Candide, et à bien des égards, ce dernier lui était
redevable. Car dorénavant, où qu'il fût, quoi qu'il fît, à
l'aide de ses deux doigts, il pouvait se repérer sur une carte, tout
en suivant le wall
Facebook de Barack Obama. Et
cela constituait un inestimable progrès !
Ce
5 octobre, après avoir observé seul, absolument seul, une minute de
silence, spontanément, il avait pris un post-it, il y avait inscrit
un mot, il l'avait pris en photo, et grâce à Instagram, un service
« innovant » (un service si innovant que bientôt,
« plébiscité par les usagers », il serait élu
« application de l'année 2011 »), uploadant
son image, il l'avait twittée :
« Thank
you Steve », avait-il
inscrit sur le papier, sobrement, avec un petit cœur pour
l'agrémenter.
–
Cette journée, il faut bien le
comprendre, n'était vraiment
pas comme les autres :
c'était un jour de tristesse, c'était un jour de deuil. Si bien que
Candide, en signe de solidarité, passa son temps sur son iPhone 4,
où il joua à « Angry
Birds ». –
Il aimait beaucoup ce jeu, qui stimulait les réflexes.
Pour
lui, l'épreuve avait été terrible : il y avait perdu un
maître, une référence, une icône. Mais l'actualité, rapidement,
avait lavé ce malheur –
elle l'avait néanmoins, malencontreusement, remplacé par
un autre... Car en Europe, aux
États-Unis, au Japon, et plus généralement dans le monde, la
situation n'était pas réjouissante : deux mois plus tôt, le 5
août, l'agence de notation S&P, après plusieurs mises en garde,
avait dégradé la
note de la dette souveraine américaine, et les États-Unis, ainsi,
avaient perdu leur triple A, ce qui était « une véritable
catastrophe économique » ; le plus beau des pays du
monde, de la sorte, avait « perdu son statut de meilleur
élève », et pour Candide, cela avait été d'une grande
tristesse, car en Europe, cela pouvait alimenter
l'antiaméricanisme ;
parallèlement, en France, les inquiétudes montaient, et si le
président de la République, par ses annonces, se voulait
« rassurant », les budgets n'étaient toujours pas
équilibrés, et la Commission européenne s'en émouvait ;
quant à la Grèce, où depuis plus d'une année, Candide officiait,
malgré certains efforts, malgré certains ajustements, et malgré
l'aide
des États européens (dont la première des volontés, en la
matière, n'était nullement de renflouer des banques : ils
agissaient « sans arrière-pensée »), les objectifs
de croissance,
à cette heure, n'avaient nullement été atteints, la dette se
creusait, le chômage augmentait, et la sortie de crise, semblait-il,
s'éloignait. –
Candide,
en son for intérieur, en était un peu gêné, et il s'était
d'ailleurs confié :
« Vraiment,
je ne comprends pas !... Nos calculs étaient pourtant justes :
je les avais vérifiés !... La Grèce, contrairement à
l'Islande, n'a pas commis la folie, la terrible folie, de faire
défaut sur sa dette, ce qui aurait fait
perdre confiance aux investisseurs !...
Elle n'a pas mis en place de mesures
protectionnistes !...
Elle n'a pas succombé
aux discours des étatistes !...
Elle ne s'en pas enfermée
dans une vision démagogique !...
Car depuis mai 2010, grâce à la Troïka, l'organisation du travail,
en Grèce, est nettement plus propice
au développement économique !...
Le marché y est plus libre,
plus juste,
plus transparent !...
Ce qui augmente
son efficacité !...
Et ce qui bénéficie
à la société !…
Mais... le temps passant, étrangement, dans ce pays, pour les
finances publiques, pour les entreprises, la situation... ne paraît
pas s'améliorer... Je ne comprends pas... »
Candide, dès lors, avait interrogé son maître, son excellent
maître, Monsieur Pan, qui était de passage à Athènes, en tant que
« consultant en énergies vertes » ; il exerçait
pour la Commission européenne, et depuis dix jours, il étudiait les
possibilités d'implantation d'éoliennes, dans les Cyclades, en
Attique, mais également dans le Péloponnèse.
« Mon maître, mon bon maître, je ne comprends pas :
malgré toutes les réformes, malgré tous les travaux, en un an et
demi, en Grèce, à peu de chose près, rien ne s'est amélioré.
Avons-nous donc... commis des erreurs ?... avait demandé notre
homme.
–
Absolument pas ! s'était exclamé Monsieur Pan, qui connaissait
son métier. Car vois-tu, Candide, mon cher Candide, si les solutions
que vous avez apportées, pour l'heure, n'ont rien amélioré, c'est
que vous n'êtes pas
allés assez loin :
il vous faut continuer, il ne faut pas abandonner, il ne faut pas se
résigner : si la concurrence libre et non faussée, jusqu'ici,
n'a pas fonctionné, c'est qu'il faut plus
de concurrence libre et non faussée : il en faut encore
plus, il en faut toujours
plus. En effet, aujourd'hui encore, nous sommes trop éloignés, dans
ce pays, des hypothèses
de travail habituelles,
si bien qu'il faut s'en rapprocher, encore
s'en rapprocher, toujours
s'en rapprocher, Candide, afin que tes résultats soient vérifiés.
– Par exemple, il faut vraiment, et impérativement, que le SMIC
continue de baisser, car dans le cas contraire, les entreprises ne
pourront embaucher !... Et l'économie ne pourra se
relancer !...
–
Vous avez bien raison, mon maître : il faut aujourd'hui plus
d'Europe, plus de concurrence libre et non faussée, et plus de
libre-échange, car ce n'est qu'ainsi que nous sortirons de la
crise ! Mais... je songeais que... pour trouver
des relais de croissance,
comme vous me l'avez enseigné, il faut investir
dans le futur !...
Et il me semble... que... jusqu'ici, nous n'avons pas suffisamment
souligné la nécessité, la profonde nécessité, d'investir dans le
développement durable !...
–
Oui, mille fois oui, Candide ! Tu es décidément brillant !
Car comme l'indique Daniel Cohn-Bendit, ce génie
de la politique,
il faut absolument, et sans tarder, investir dans les énergies
renouvelables, tout en cassant les monopoles publics qui sur ce
continent, étouffent
l'initiative,
et nuisent à
l'efficacité du marché. »
Dans
les minutes, dans les heures qui avaient suivi, Pan avait expliqué à
Candide à quel point la Grèce, c'était une évidence, était une
terre favorable à
l'énergie éolienne :
il espérait qu'on y ferait appel à Eubée, en Crète, ou même
encore à Corinthe, où le vent soufflait, et où à n'en pas douter,
cette « source d'énergie non polluante », « bon
marché » et « parfaitement renouvelable », qui
« entrait en harmonie avec le paysage », ferait le
bonheur des Grecs. Mais Candide, qui était intelligent, et qui était
visionnaire (il avait tout de même fait Polytechnique et l'ENA, et
il était économiste), avait songé que pareillement,
l'investissement dans l'énergie solaire ou photovoltaïque, en ces
temps de trouble, était « un pari sur l'avenir ». Si
bien que notre homme, aux plans d'ajustement auxquels il œuvrait,
« en toute humanité », avait apporté des
modifications : il avait suggéré que plusieurs milliards
d'euros, l'année qui viendrait, fussent investis dans ces énergies.
Il s'en était d'ailleurs félicité :
« Ainsi,
s'était-il dit, tout en aidant la Grèce, nous allons
sauver la planète !
Vive l'Europe ! »
Si
jusqu'ici, en Grèce, la situation ne s'était pas améliorée, d'une
certaine manière, on ne pouvait s'en lamenter ; car en Europe,
progressivement, émergeaient des individus sérieux, des
gestionnaires,
qui ainsi que Candide, avaient été bien
formés,
et qui par voie de fait, sauraient « remettre à flot le
paquebot de l'économie ».
Parmi
ceux-ci, il y avait Mario Monti, qui était économiste, et qui à la
faveur de l'éviction de Berlusconi, en Italie, était devenu
président du Conseil ; il y avait également Mario Draghi, qui
avait pris les rênes de la Banque centrale européenne ; il y
avait encore Loukás
Papadímos,
qui était désormais premier ministre de la Grèce ; et si
certains avaient remarqué que tous, à un moment ou un autre,
avaient travaillé pour Goldman Sachs, le simple fait de l'avoir
noté, Candide le savait, était parfaitement
antisémite.
Les
jours, les semaines, les mois avaient passé, et continuellement,
grâce au concours des États européens, la Grèce avait été
soutenue : on
l'avait aidée, et on
l'avait même sauvée –
elle entamait de se relever, du reste, ainsi que les taux auxquels
ses obligations, sur le marché secondaire, se négociaient. Mais une
nouvelle échéance, au milieu de l'année 2012, arrivait, et
Candide, qui était de gauche, s'y était engagé – le 22 avril
2012, en effet, aurait lieu le premier tour de l'élection
présidentielle, en France, et déjà, Candide s'y investissait.
Dès
la fin de l'année précédente, en octobre, grâce au meilleur des
processus de désignation d'un candidat (c'était le processus qui
toujours, dans l'Eldorado du monde libre, était usité), François
Hollande, cet « homme charismatique », cet « Apollon
de la politique », avait été choisi par les militants du
meilleur des partis français, le Parti socialiste, pour le
représenter, six mois plus tard, à l'occasion des Présidentielles.
– Candide, naturellement, avait été déçu que Dominique
Strauss-Kahn, cette année, n'eût pu se présenter, car étant
économiste, il savait ce qui s'imposait ;
mais malheureusement pour lui, au FMI, il avait trop fait
fructifier son capital humain.
Quoi
qu'il en soit, au terme d'une campagne « en tout point
exemplaire », François Hollande, remportant les Primaires,
avait été désigné ; et avec lui, les choses allaient changer
! Car les dernières mesures de la droite, la
stigmatisation des Roms, bien
sûr, mais surtout la déchéance de nationalité à laquelle elle
avait songé, pour les criminels binationaux, en France, étaient
parfaitement inacceptables ! Ce
n'était pas digne du pays des droits de l'homme ! Du
reste, cela était contraire à la Constitution,
et cela était donc stérile,
improductif, dépassé !
Cela était typique de cette droite caricaturale,
qui n'avait aucun respect pour les immigrés ! –
Et cela, Candide ne pouvait le supporter, car cela était contraire
aux lois de l'économie :
l'immigration, en effet, faisait augmenter le PIB, et il était donc
« parfaitement irrationnel » d'y toucher.
La
droite, il est vrai, était empêtrée dans son archaïsme :
elle vivait dans le passé :
elle refusait d'évoluer.
Mais face à elle, la gauche, qui était si différente, proposait un
véritable projet de société.
En effet, François Hollande, cet homme éclairé, ce philosophe,
mais surtout cet « homme engagé », ce « Jaurès du
XXIe
siècle », proposait de « revenir à des valeur
humanistes ». Et il l'avait synthétisé, intelligemment, en
une formule majestueuse : « Le changement, c'est
maintenant ».
Candide,
malgré le fait qu'en Grèce, il était occupé, et que chaque jour,
il aidait ce pays à s'en sortir,
avait apprécié ce slogan.
En
effet, lorsqu'il avait déménagé, à Athènes, un mois plus tôt,
et qu'il avait investi un appartement de 300 m² (un appartement
prêté par l’État, et dont il bénéficiait, en tant que
« serviteur de la Grèce »), il avait ainsi hurlé :
« Le changement, c'est maintenant ! »
Lorsqu'il
avait acheté son iPad 3, à sa sortie, en mars, heureux de ses
fonctionnalités, qui changeaient le destin de l'humanité,
il avait aussi clamé : « Le changement, c'est
maintenant ! »
Et
lorsqu'il prenait sa douche, le matin, en se réveillant, et que
progressivement, l'eau se réchauffait, il répétait encore en
criant : « Le changement, c'est maintenant ! »
À
l'occasion de cette campagne, de cette grande
campagne, lui qui était engagé,
un vendredi soir, en l'honneur de François Hollande, à Athènes, il
avait organisé un apéro Facebook.
Et il y avait retrouvé, non sans joie, la fine fleur de la
social-démocratie : des gens qui avaient de bonnes
idées, qui étaient ouverts
à la modernité, et qui étant
attachés à la liberté d'expression,
s'ils l'eussent pu, sans hésiter, eussent fait enfermer tous leurs
contradicteurs.
Dans
cette soirée, dans cette belle
soirée, il avait fait la connaissance d'une jeune Grecque,
Khunegonda Ekato-Dekaksi, qui était militante au PASOK, le parti
socialiste grec, et qui étant engagée dans l'internationale
socialiste, s'était passionnée pour cette élection ; il en
avait immédiatement frémi...
Elle
travaillait pour une agence de notation, Moody's, qui suivait le
déroulement des événements, en Grèce, et qui mois après mois,
avait « revu ses anticipations à la baisse ». Et s'il
était un sujet sur lequel, avec Candide, elle s'était accordée,
c'était celui de la « nécessité du changement », dans
son pays comme en France, mais également ailleurs, oui, partout
ailleurs, partout dans le monde – partout où les humains,
en somme, qui souffraient
des politiques de droite, aspiraient au progrès.
Elle entendait lutter, bien sûr, contre toutes les dictatures, et
apporter la démocratie dans tous les pays, en particulier en Syrie,
où le peuple était martyrisé
par un boucher ;
elle entendait défendre le développement durable, et la production
bio, afin de sauver
la planète ;
elle entendait encore légaliser le cannabis, pour en
finir avec l'hypocrisie,
mais également donner le droit de vote aux étrangers, pour les
aider à mieux s'intégrer.
C'est donc naturellement que nos deux âmes, qui
étaient « viscéralement de gauche »,
se découvrant à l'occasion de cette élection, s'étaient
immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai,
un amour juste,
un amour qui avait été
noté triple A.
Leur
aventure, qui était si intense, dura dix jours.
Et à
son terme, Candide, qui venait de rencontrer une jeune immigrée
turque, qu'il chérissait, s'était dit une nouvelle fois : « Le
changement, c'est maintenant ! »
C'était
maintenant, en effet, mais ce changement, en France, certains s'y
opposaient. Il y avait naturellement la droite classique,
qui était au pouvoir, et qui était passéiste ;
mais il y avait bien pire : car à côté des candidats
ridicules, comme Jacques
Cheminade, qui défendait la séparation des activités bancaires, ou
Nicolas Dupont-Aignan, qui suggérait la sortie de l'euro
(la presse française, qui était
parfaitement indépendante, les avait très justement
brocardés), dans l'offre politique proposée
aux Français, il y avait des choses impensables,
des choses d'un autre âge,
qui n'étaient pas dignes d'une démocratie adulte !
Il y avait en effet, au milieu du reste, le Front de gauche et le
Front national, des entités extrémistes,
qui ne respectaient pas les valeurs de la République.
Leurs noms différaient à peine, et cela était déjà un signe ;
mais c'était en analysant leurs propositions que véritablement,
lorsque ainsi que Candide, on était attaché à la liberté, on
s'effrayait.
En
effet, le Front de gauche préconisait de désobéir à l'Union
européenne. C'était horrible !
C'était impensable !
Quant au Front national, il défendait le protectionnisme. C'était
encore pire !
C'était inimaginable ! Candide
était effrayé qu'au XXIe
siècle, au pays des droits de l'homme, on pût encore tenir ces
discours, qui rappelaient les années 30 !
Car
ils doutaient des bienfaits de la concurrence libre et non faussée !
Ils doutaient des bienfaits d'une économie financiarisée ! Et
ils doutaient des bienfaits de l'Union européenne ! Oui, ils
doutaient, et Candide
le savait, douter,
cela était dangereux.
Mais
cette année, heureusement, une nouvelle fois, les valeurs
républicaines avaient triomphé, et les partis modérés,
le PS et l'UMP, s'étaient retrouvés au second tour. Certes, Candide
avait été choqué de certaines mesures, qui ayant été annoncées
par François Hollande, risquaient de mettre en danger les
fondements de l'Europe.
L'éventuelle renégociation du TSCG (Traité sur la Stabilité, la
Coordination et la Gouvernance), qui devait accompagner le FESF
(Fonds Européen de Stabilité Financière) et le MES (Mécanisme
Européen de Stabilité), risquait en effet de porter un
coup d'arrêt à la construction européenne.
Quant à d'autres idées, elles menaçaient de faire fuir
les talents. La mise en place
d'une dernière tranche d'imposition à 75 %, en particulier, était
contraire au bon sens économique !
– Mais Candide le savait, heureusement, ce n'étaient là que des
effets d'annonce : car cette dernière disposition, cette
spoliation, eût été
contraire à la Constitution.
En
définitive, le 6 mai, François Hollande avait été élu, et pour
Candide, ç'avait été « un immense soulagement ». Le
peuple de gauche, en effet,
s'était exprimé : il n'avait pas succombé aux
sirènes de la droite. Il
n'avait pas accepté ses discours de haine.
Et Candide, depuis Athènes, s'en était exalté. Il avait eu le
bonheur de voir, ce soir, grâce aux images télévisées, la
multitude des drapeaux qui sur la place de la Bastille, s'étaient
affichés, et il avait été heureux de noter, en particulier, qu'on
y voyait bien peu de drapeaux français. – Cela montrait que le
fascisme, en France, était en train de disparaître, et il s'en
réjouissait.
Il
se réjouissait fort, du reste, de l'élection de cet homme, François
Hollande, qui était « un orateur incroyable », et qui
étant au fait des questions de « bonne gouvernance »,
saurait s'y prendre, en France, pour redresser la situation. Candide
le savait, il avait le sens des priorités : car
dès le début de son mandat, on évoquerait le droit de vote des
étrangers, ou encore la légalisation du haschich, et entre deux
appels à la démission de Bachar el-Assad, ce fasciste,
on critiquerait la droite, qui n'avait décidément rien à
voir avec la gauche. Mais s'il
était un sujet pour lequel, dès la fin de l'année, Candide s'était
passionné, c'était celui du mariage homosexuel...
Car
Candide, qui savait que le mariage entre hétérosexuels, par
essence, était rétrograde,
savait aussi que le mariage homosexuel, par définition, était un
authentique progrès. C'était
la marque d'une société mûre,
adulte, qui acceptait
de se regarder en face. Mais
surtout, c'était la marque d'un attachement sincère à
l'égalité. Car comment
pouvait-on refuser, au pays de la liberté, qu'un homme pût aimer un
homme, ou une femme une femme ? C'était faire preuve
de discrimination. C'était
soutenir l'homophobie rampante,
qui progressait. Cela rappelait les heures les plus sombres
de notre histoire.
Candide,
naturellement, contrairement à la cathosphère,
à la droitosphère,
et plus généralement à la fachosphère,
qui l'indignaient, était favorable à l'adoption des enfants par les
couples homosexuels, mais il l'était surtout à la PMA (Procréation
médicalement assistée), et plus encore à la GPA (gestation pour
autrui), car il fallait « réparer les erreurs de la nature »,
tout en « facilitant l'épanouissement des enfants ».
Et
lui qui était un vrai progressiste,
voyant que le gouvernement, sur le sujet, restait ferme,
et maintenait son projet,
pour ne rien lâcher face à la droite,
il s'était confié que ce mandat, vraiment, débutait
formidablement !
Au
demeurant, l'Angleterre, au même instant, était favorable aux mêmes
mesures – des mesures qui à coup sûr, étaient les plus urgentes,
les plus fondamentales, les plus nécessaires !
On sentait là, d'une certaine manière, une solidarité
européenne. Et Candide, qui
était sincèrement européen,
ne pouvait le nier : l'Europe, en ce jour, était plus
unie que jamais, elle
s'attaquait aux vraies priorités,
et grâce au progrès, grâce à la concurrence libre et faussée, la
société qui adviendrait, une fois que la crise serait passée,
serait la plus belle et la plus grande qu'aurait connue l'humanité !