Candide, qui était rentré de Colombie, et qui avait continué, dans son job, à se self-developer, n'avait pas oublié les conseils de ses maîtres, Messieurs Pan et Gloss, qu'il estimait : il se les était remémorés ; il se les était répétés ; mais dans le consulting, il n'avait pas rencontré d'issues ; car il était pro-actif ; il avait des incentives ; et fulfillant ses achievements, il avait upgradé son potentiel ; si bien qu'un peu de temps encore, il avait patienté.
Et patientant, il avait cogité.
Et cogitant, il s'était tourmenté.
Un mois durant, cette noble idée, l'Union européenne, n'avait cessé de le hanter : il en rêvait ; elle le mobilisait ; elle le requérait ; et la proposition qu'on lui avait faite, un jour historique, suite à l'intervention de M. Pan, de le coopter, et par ce biais, de porter son traitement à 120 kE, l'avait immédiatement décidé – en effet, cela maximisait son utilité.
Dorénavant, ainsi, il travaillait pour la Commission européenne, et plus précisément pour la Direction générale de la concurrence (dite aussi COMP, pour Competition), dont le rôle est de veiller à l'application, au sein de l'Union, des principes fondamentaux du libre-échange – des principes qui bénéficient au consommateur, car ils permettent de limiter l'inflation.
Il avait retrouvé sa passion première, l'Europe, et depuis Bruxelles, où la Commission logeait, il suivait les progrès de ce qui, il le savait, était le véritable ciment des sociétés : non pas la langue, ni la culture, ni l'histoire, et encore moins la religion, cette chose préhistorique, mais l'économie, cette discipline profonde, extrêmement profonde, car il s'agissait d'une science – une science si rigoureuse, si précise, si indiscutable, qu'autant que les mathématiques, elle n'avait rien à voir avec l'idéologie.
Installé à son poste, haut, très haut dans le Berlaymont, l'un des plus beaux bâtiments du monde, il vérifiait que les vieux démons de l'Europe, ceux du protectionnisme, promettaient de ne pas resurgir, et que les marchés des pommeaux de douche, des casseroles, des serviettes en papier ou des cotons-tiges, du Portugal à la Finlande, en passant par la France, étaient bien concurrentiels ; cela lui plaisait, car il savait qu'ainsi, il contribuait à améliorer l'humain.
Depuis les hauteurs où il œuvrait, il avait accès à des chiffres, des milliers de chiffres, qui lui permettaient de suivre, avec précision, l'avancée des réformes en cours ; la France, il n'y avait pas de doute, était en retard, mais dernièrement, des progrès avaient été réalisés : les choses s'étaient améliorées, en particulier de 1997 à 2002, sous Lionel Jospin, quand la gauche était au pouvoir, et qu'en toute indépendance, avec clairvoyance, le Crédit Lyonnais, la CNP, le GAN avaient été privatisés ; que France Télécom, Air France, Thomson avaient ouvert leur capital ; et que solennellement, l’État, cette entité dépassée, s'était engagé à libéraliser sa distribution d'électricité, pour assurer le bien-être des Français.
Naturellement, dans cette affaire, la gauche (qui était bien meilleure que la droite) avait été timorée : en effet, Candide le savait, pour assurer une allocation optimale des ressources, et ainsi satisfaire le consommateur, il fallait appliquer sans réserve, sans discrimination, sans restriction, les principes de la concurrence libre et non faussée. Faute de quoi forcément, des distorsions étaient créées sur le marché, qui entravaient l'augmentation du PIB ! Mais il le savait aussi, les Français, en particulier hors de Paris, étaient terriblement arriérés... si bien qu'un peu de pédagogie, cette fois encore, était nécessaire... Il faudrait patienter, et lentement la laisser agir ; il faudrait la laisser pénétrer, et persuader les individus ; car comme toute communication médiatique, cela était pour leur bien !...
Quoi qu'il en soit, à Bruxelles, dans le Berlaymont, Candide, qui s'était imprégné des lieux, se plaisait merveilleusement : des hommes et des femmes issus d'Europe, de toute l'Europe, dans le bâtiment où il œuvrait, se côtoyaient, échangeaient, et s'appréciaient ; mais surtout, ils partageaient ses idées, toutes ses idées, à la lettre près : s'il y eût eu face à eux, lors d'un repas, un électeur du Front national, ils eussent immédiatement quitté la table, et l'eussent houspillé – cela prouvait qu'ils étaient de vrais démocrates.
Et songeant à ces hommes, songeant à ces femmes, il se réjouissait, car la paix imaginée par Schumann et Monnet, il l'observait, continuait à s'enraciner ; spontanément, particulièrement au sein de l'élite, les gens collaboraient, sans se soucier de la nationalité de leurs homologues, de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur âge, de leur genre : le moins mauvais des mondes, il l'observait, était fait d'Europe, de cosmopolitisme et de tolérance ; il y contribuait.
Au demeurant, rapide comme il l'était, son enthousiasme s'expliquait : dès sa deuxième semaine de travail, son supérieur, qui était néerlandais, pour s'assurer que dans son équipe, les caractères matchaient, avait schedulé intelligemment, le samedi et le dimanche, deux jours de team building.
« C'est top ! » s'était alors exclamé Candide, apprenant la nouvelle. « Ça envoie du pâté ! » Il avait même ajouté, dans son esprit, s'extasiant devant cette idée : « Moi qui avais des réticences, j'ai bien fait de suivre les recommandations de mes maîtres ! J'ai bien fait de rejoindre la Commission européenne ! Car je vois qu'ici aussi, on applique les méthodes du privé : on est conscient des réalités. On est conscient que l'homme étant partout le même, il faut le manager ! – car cela permet de repousser la frontière des possibilités de production. »
Candide, dès l'entame, s'était montré d'autant plus émerveillé qu'à Bruxelles, dans son service, on ne parlait qu'anglais : ses collaborateurs, en effet, ne partageaient pas sa nationalité : plusieurs étaient néerlandais, et entre autres, en sus de lui, qui était français, il y avait un Allemand, une Grecque et un Portugais ; si bien que pour communiquer, la seule issue possible – c'est-à-dire la seule issue moderne, et efficace, – était de s'exprimer dans cette langue – une langue qui était si merveilleuse qu'un jour, elle serait la langue de l'humanité ; Candide, qui était visionnaire, s'y préparait ; il refusait d'ailleurs d'acheter tout ce qui, en France, n'avait pas une notice en anglais.
Toujours est-il que l'équipe, cette belle équipe, où il œuvrait depuis peu, était dirigée par un homme, Stijn van der Kloot, qui connaissait si bien l'homme, l'homme universel, l'homme naturel, qu'il savait comment s'y prendre, indubitablement, pour l'enchanter ; ainsi avait-il concocté, aidé par des spécialistes, pour ce week-end qui se préparait, ce week-end de team building, un programme d'activités qui à n'en pas douter, réjouirait ses subordonnés, mais qui surtout, permettrait « d'augmenter leur degré d'entente interpersonnelle », et de mieux « partager les valeurs de l'Europe ».
Aidé par des spécialistes, des « créateurs d'émotions », il avait ainsi prévu, pour ces deux jours, du team energizing, du team dancing, et du team rolling. Vraiment, ce week-end s'annonçait palpitant ! – Il s'annonçait d'autant plus palpitant que Candide, de même que ses collègues, n'aurait rien à débourser : pour cela, il y avait le contribuable européen.
Les activités avaient débuté samedi, à quatorze heures, soit une heure après que Candide, qui avait besoin de repos, se fut enfin levé – la veille, il était sorti tard, et lui qui aimait
prendre des risques, il avait bu beaucoup de Smirnoff Ice.
Le service s'était retrouvé dans le centre, et plus précisément dans un parc, le Parc de Bruxelles, où sans tarder, les choses avaient commencé : Douglas Ranger Junior, leur coach, qui était américain, et qui spécialement pour eux, avait été dépêché, leur avait intimé l'ordre de former trois groupes de quatre, et immédiatement, ils s'étaient exécutés ; le team energizing, enfin, venait de débuter.
Chacun des groupes, à sa manière, devait « canaliser son énergie », et pour ce faire, sur place, tous ensemble, ils devaient lever le bras gauche, puis le droit, puis le gauche, et ainsi de suite, tout en levant le pied, ainsi que le genou, alternativement, et de façon coordonnée avec les bras, mais en n'omettant pas, bien sûr, de garder la tête en l'air, et de respirer les yeux fermés, profondément, très profondément, afin « d'évacuer les mauvaises ondes », celles qui pourraient donner des idées anti-européennes.
Candide, initialement, n'avait pas apprécié ces choses, songeant que ces exercices, en réalité, lui rappelaient l'ordre serré, ce qu'il avait subi à l'armée, jadis, lorsqu'il faisait son service militaire, et que bien entendu, il avait trouvé fasciste ; il n'avait pas sincèrement apprécié ces choses, et d'autant moins qu'y réfléchissant, étant donné le but avoué, « évacuer les mauvaises ondes », le problème, au point de vue mathématique, était mal posé ; mais surtout, la solution retenue, celle des exercices, n'était pas rationnelle : il n'était pas scientifiquement prouvé que cela marchait.
Pourtant, il voyait ses collègues bouger, et s'extasier, si bien que dans une lueur d'esprit, en lui, et pour lui, il s'exclama :
« Mais c'est bien sûr ! – Une fois encore, il s'agit de faire de la pédagogie. Car nous qui sommes instruits (nous qui en savons plus, pour décider, que l'ensemble de la population), nous avons besoin d'automatismes, pour éviter les erreurs !... Nous avons besoin d'habitudes !... nous avons besoin de réflexes !... et ces exercices malins les entretiennent... Pour nous, ils sont plus qu'une aubaine, ils sont une opportunity... une opportunity de faire matcher nos peculiarities... car tous ensemble, nous formons mieux qu'un groupe : nous formons un team. – Nous sommes l'avenir de l'humanité. »
L'instant d'après, Candide avait saisi la logique, et dans son cœur, il l'avait approuvée.
Après les exercices initiaux – ou plus exactement le warm-up, ainsi que l'avait nommé Douglas, – chacun des groupes avait dû se déplacer, et plus exactement avancer, doucement, lentement, mais uniment, en prononçant des paroles. Ces paroles étaient si profondes, si sérieuses, si exaltantes, que Candide, lui qui temporairement, s'était montré sceptique, avait été conquis :
« Long live the European Union ! » hurlaient les premiers.
« Long live the euro ! » hurlaient les seconds.
« Long live free and undistorted competition ! » hurlaient les derniers, plus convaincus encore que leurs prédécesseurs, qu'ils impressionnaient.
Tous, ils détachaient les syllabes, ainsi que le leur avait enseigné Douglas, pour mieux marquer leur avancée, pour se coordonner, pour s'harmonier, et ce faisant, ils parcouraient les allées, bravement, droitement, devant des passants médusés, qu'au fond de leur cœur, ils méprisaient ; et fiers de leur démarche, de leurs principes, de leur engagement, ils exécutaient une chorégraphie qui de l'extérieur, était terriblement désordonnée, mais qu'ils croyaient maîtrisée ; il s'agissait d'une chorégraphie moderne, fraîche, vivifiante – une chorégraphie qui bien sûr, n'avait absolument rien de militaire, mais où les groupes défilaient en rangs, et en rangs ordonnés, de façon cadencée, – une chorégraphie sans fusil, sans épée, sans armes, mais où les cœurs vibraient – une chorégraphie qui somme toute, était civique, et même citoyenne ; cette belle chorégraphie, en effet, respectait les droits de l'homme.
Pour être achevée, toutefois, il y manquait une référence, une grande référence : une référence à cette belle idée que tous, ils partageaient, et que Douglas, pour en conclure, les aida à faire rayonner. En effet, après cette « marche pour la tolérance », il les fit se regrouper, former un cercle, et s'écarter, mais légèrement, avant de lever la main droite en l'air, et de l'agiter, avec ferveur, comme si leur vie en dépendait ; ils avaient figuré alors, à eux douze, le drapeau de l'Union européenne.
Cela avait revigoré Candide.
Mais la journée n'était pas terminée, pas plus que cette activité, le team energizing, qui devait se poursuivre, une heure après, dans un centre spécialisé.
En effet, l'activité physique passée, le temps de la décontraction, enfin, était venu pour eux. Mais la décontraction, ce jour, n'était pas anodine : il s'agissait de « libérer les énergies positives » . Car après s'être assuré, durant leur défilé, que « les mauvaises ondes avaient été évacuées », et que « les passions avaient été canalisées », il fallait désormais, dans la douceur, dans le calme, s'assurer que dans leur esprit, chaque pensée, chaque idée, qu'elle fût consciente ou inconsciente, pût contribuer au bonheur de chacun.
Ainsi Douglas, leur coach, les avait-il conduits dans un centre de remise en forme, le Feel Good Club, qui était un établissement « moderne », et donc « innovant » – un établissement dont la maison-mère, la Universal Feel Good, avait des ramifications en Europe et aux États-Unis, c'est-à-dire partout dans le monde, et dont les mérites, chaque semaine, chaque mois, chaque année, étaient vantés par la presse culturelle – ELLE et Cosmopolitan, le printemps précédent, parlant de leurs « bons plans », c'est-à-dire des endroits « fashion », et même « tendance », avaient déclaré à son sujet : « C'est l'endroit le plus top pour préparer l'été ! »
Quoi qu'il en soit, le Feel Good Club, qui était « éclectique », proposait de quoi occuper ceux qui, voulant « se sentir bien », tout en « restant fidèles à eux-mêmes », aimaient avoir le choix des moyens. C'est ainsi que ce jour, Candide et ses collègues, au Feel Good Club, auraient pu pratiquer l'aquagym, l'aquarunning, ou l'aquabike, mais également le body balance, le body attack, ou le body pump – « Vraiment, s'était dit Candide, c'est le bonheur que caresse tout homme ! », – mais les activités physiques, pour eux, ce samedi, étaient terminées : dorénavant, ils devaient respirer, se délasser, et se ressourcer ; c'est ce qu'ils firent.
Durant une heure, allongés sur une table, chacun, et disposés en rond, ainsi que les douze étoiles du drapeau européen, on commença par les masser, de la tête aux pieds, pour les apaiser ; Candide, une fois encore, s'était montré sceptique au tout début, mais à présent, il avait l'expérience : il avait compris, parfaitement compris que plus tôt, dans le parc où ils s'étaient exercés, leur séance de chorégraphie, en réalité, les avait aidés à se respecter. Et cette nouvelle séquence, qui était plus calme, qui était plus douce, similairement, y pourvoirait.
À cet effet, au cours du massage, ils étaient tenus, tous en chœur, mais à voix basse, à la manière des didgeridoos, ou des tongqins tibétains, de formuler un son, le même son, un son entraînant, sur lequel se déposait un mot, le même mot, un mot exaltant – un mot qui de longue date, les animait :
« Euuuuuuuuuuuuu... rooooooooooooooooooooooooooooooooope... »
On entendait le mot résonner, en anglais, dans cette grande salle où allongés, ils se ressourçaient. Et longuement, comme un mantra, diffusant, exhalant, le mot se répétait :
« Euuuuuuuuuuuuu... rooooooooooooooooooooooooooooooooope... »
Vraiment, dans ces minutes, l'âme du vieux continent soufflait ! Et en eux-mêmes, ils s'en glorifiaient ! Mais sans en être perturbés, ils poursuivaient :
« Euuuuuuuuuuuuu... rooooooooooooooooooooooooooooooooope... »
Ils poursuivaient ainsi, car ils étaient éduqués : ils savaient qu'un Européen, c'est-à-dire un partisan de l'Union européenne, se contenait. Mais leur voix ne perdant pas de force, incessamment, leur chœur se relançait.
Le mot vibrait, et leur imposait, dans cette grande salle ornée de baies vitrées, des baies vitrées qui donnaient sur des jardins, des jardins verts, des jardins luxuriants, ce qui avait pour effet, dans leur esprit, d'éclairer leurs pensées, de les agrémenter, de les magnifier, et ainsi, d'idéaliser ce si beau projet, la construction européenne, qu'ils admiraient ; cela, naturellement, renforçait leur tranquillité ; mais surtout, cela leur permettait de communier, d'avoir « de bonnes pensées », et tous ensemble, progressivement, de « libérer les énergies positives ».
Bien sûr, afin d'y parvenir vraiment, le massage n'était pas suffisant ; ainsi leur avait-on fait, pour les y aider, un masque au concombre. Alors, pour éviter de faire tomber les tranches, durant un bon moment, ils n'avaient pu parler ; mais stoïques, immobiles, ils avaient poursuivi sur leur lancée, songeant ainsi au progrès, à la croissance, au commerce et au libre-échange. Vraiment, dans cet effort commun, ils s'entendaient !... et ils s'en réjouissaient !...
Il y eut encore, cette après-midi, pour parfaire leur état d'esprit, une séance de yoga, une séance de tao-yin, et une séance de « sauna infrarouge » – des séances qui toutes, les enthousiasmèrent terriblement, si bien qu'à leur issue, il n'y eut pas de doute : comme annoncé initialement, ils avaient « rechargé leurs batteries », et toutes leurs batteries : leur « batterie physique », leur « batterie mentale », leur « batterie émotionnelle » : ils avaient « retrouvé leur tonus », mais plus que tout, ils étaient « en accord avec eux-mêmes » ; c'était tout cela, le team energizing. Et cela avait été si intéressant, si passionnant, si exaltant, qu'achevant cette activité, ils n'eurent qu'un mot à l'esprit : « Amazing! »
Le team energizing, toutefois, n'était que le premier versant de ce qui, ce beau week-end, devait les occuper ; car le team building, ce samedi soir, revêtit des couleurs différentes, des couleurs chatoyantes, des couleurs flamboyantes : celles du team dancing, cette « harmonie des corps vibrants » – une harmonie qui bien sûr, enthousiasma Candide.
Après avoir dîné, le service de Stijn van der Kloot, cette « pépinière de talents », avait rejoint un établissement select, et même tendance, le Ordem e progresso, où ce soir, il devait être « initié à une nouvelle manière de voir les choses ». Candide, voyant l'enseigne, « Ordem et progresso », eut néanmoins une frayeur :
« Mais... c'est une citation en latin !?!... » s'était-il dit alors, effaré. « C'est qu'il s'agit sans doute... d'un lieu tenu... par des réacs !... Pouah !... quelle honte !... en Europe !… au XXIe siècle !... Notre boss, notre N+1, qui est pourtant tolérant, a-t-il donc perdu la tête ?... »
Stijn van der Kloot, toutefois, eut tôt fait de le rassurer, car il leur rappela que ces trois mots, « Ordem e progresso », formaient la devise du Brésil, une devise qu'Auguste Comte, « un brillant polytechnicien », qui était « un homme intelligent », c'est-à-dire « un homme de progrès » (il « croyait en la science, en l'amour et en l'humanité »), avait formée voilà plus d'un siècle ; Candide, ce soir, fut néanmoins déçu d'apprendre que cet homme, Auguste Comte, n'avait pas fait l'ENA.
« Un vrai gâchis ! » s'était-il ainsi dit.
Mais passons... Une fois entrés, nos fonctionnaires européens, égayés par la vivacité du lieu, surent se réjouir : il y avait là de l'espace, de la couleur, de la lumière, mais surtout, il y avait là du métissage. Car si dans ce service, ils étaient tous blancs, absolument blancs, rigoureusement blancs, ils aimaient la diversité ; et eux qui avaient investi un lieu, l'Ordem e progresso, qui « affichait sa brésilianité », ils pouvaient voir déjà, se côtoyant dans l'établissement, en fait de tons, de teints, de traits, tous les degrés qui menaient du blanc au noir ; cela les rassurait.
Néanmoins, à l'heure qu'il était, la boîte – car il s'agissait d'une boîte – n'avait pas réellement ouvert : cette fois encore, pour eux, il s'agissait d'un warm-up, mais un warm-up fashion, un warm-up trendy, un warm-up délire et cosy ; avant de se mêler à la foule, de nouveau, ils devaient se préparer, afin de faire rayonner, ce soir, la plus noble, la plus belle, la plus grande des institutions que le monde eût jamais portées : la Commission européenne.
À cet effet, un nouveau coach, ou plus précisément une nouvelle coach, Janis Johns, qui était elle aussi américaine, avait été dépêchée. Elle était jeune, elle était fine, elle était fraîche, mais surtout, elle parlait parfaitement anglais, ce qui avait réjoui Candide. Mais JJ (on prononçait « Djé-djé »), comme elle était surnommée, ne se laissait pas contempler : elle entendait ne pas traîner, et faire travailler ses effectifs ; c'est ce qu'elle fit.
Distillant les « you know », les « right », les « basically », elle rappelait à Candide à quel point l'anglais, par sa beauté, méritait son statut de langue dominante, et combien il était évident, parfaitement évident que d'ici trente ans, le français, l'espagnol ou l'arabe, ces langues secondaires, qui étaient moins efficaces, disparaîtraient naturellement. Quoi qu'il en soit, JJ, qui n'aimait pas lanterner, leur avait demandé, instamment, de s'ordonner par couples, un garçon une fille, afin de commencer le travail, c'est-à-dire de danser, et de faire rayonner l'Union européenne ; mais dans les rangs, aussi rapidement, des voix s'étaient élevées, et avaient contesté :
« But... it's not modern !... it's not tolerant !... because we're gay-friendly, and we can't accept that only heterosexual couples be represented here tonight... » s'était ainsi exclamée Gretchen, une jeune Allemande que Candide, immédiatement, avait soutenue dans sa démarche :
« I fully agree!... It's a discrimination!... It's dangerous!... » s'était-il d'ailleurs exclamé, fervemment, comme si sa vie eût été en jeu.
Et JJ, mesurant son erreur, s'était inclinée :
« Yeah, yeah, you're right, you're perfectly right !... so basically, group as you like, two by two, aaaaaaaaaaaaaaaaaaand let's start !... »
Les couples s'étaient ainsi formés, mais ils étaient temporaires ; car toutes les dix minutes, chacun changerait de partenaire, dans l'optique, au sein de cette si belle équipe, de « renforcer les contacts ». Vraiment, la soirée s'annonçait palpitante !
Et durant une heure, chacun, ils suivirent les indications de JJ : ils se tinrent par la main, ils s'enlacèrent, avant de se détacher, de se séparer, pour mieux montrer qu'il n'étaient pas arriérés, qu'ils avaient leur indépendance, leur liberté de pensée, bien que dans cette équipe, de plus en plus, on le sentait, une complicité s'installât, ce qui les réjouissait. Déjà, le team dancing faisait son effet ; et bientôt, son apport en serait décuplé.
C'est que l'instant d'après, préparés qu'ils étaient, ils avaient dû se mêler à la foule, celle de l'établissement, dans une salle adjacente, la grande salle, la vraie salle, celle où chaque jour, du lundi au dimanche, des gens sérieux se réunissaient, dans une ambiance « chaude, fougueuse, épicée », mais également « ouverte et branchée » ; et eux qui avaient eu le loisir, ce soir, d'avoir été initiés aux spécificités du lieu, tout en se rapprochant, en se liant, en s'unissant, eux qui étaient si différents, nos douze fonctionnaires, nos douze étoiles européennes, resplendirent jusqu'au lever du jour.
Candide, en particulier, s'était profondément impliqué : tournant la tête à gauche, tournant la tête à droite, avant de se redresser, il avait tapé dans ses mains, plusieurs fois, sentant que dans ces gestes, il communiait avec la piste.
« Amaaaaaaaazing! » s'était-il ainsi dit.
Il avait également, à plusieurs reprises, dansé avec une belle jeune femme, mais toujours une nouvelle jeune femme : lui qui savait les lois de l'économie, et en particulier de l'économie de l'amour, il entendait faire jouer la concurrence ; et dans ses œuvres, il avait mis en pratique les enseignements que ce soir, il avait reçus de sa coach, JJ, et dont à l'instar de ses compagnons, il ne pouvait qu'user. Il arrivait ainsi qu'en coordination avec ses collègues, sur la piste, répondant à la couleur du sol, dont le beau bleu était emprunté au drapeau du Brésil, face à leur partenaire, ou seuls, ils formassent un cercle, et que levant la main en l'air, tous ensemble, ils figurassent le drapeau européen. Candide avait trouvé cela « magnifique », et même « touchant », car il sentait que son service, ce soir, était vraiment « inséré dans la mondialisation ».
Ils avaient encore, un peu plus tard, participé ensemble, avec le reste de la clientèle, à une subtile activité commune : l'un derrière l'autre, se tenant par les épaules, ils avaient ainsi déambulé, joyeusement, sur un remix techno-trance de la chenille. Eux qui ce soir, n'avaient pas fait bande à part, et qui gaiement, et même fervemment, s'étaient mêlés à la population, ils avaient démontré, une fois de plus, qu'ils étaient « ouverts à l'autre », et qu'ils « respectaient la démocratie ». Un journaliste de Libération, qui était sur les lieux, en avait conclu qu'il s'agissait là « d'une belle leçon de tolérance », voire d'une « illustration des bienfaits de la mixité » ; au demeurant, à n'en pas douter, cela « discréditait à jamais le populisme », qui « surfe sur la haine de l'autre ».
Le team dancing, ainsi, s'était achevé en apothéose : ils avaient « communié avec le monde » ; mais le team building, pour être complete, devait attendre une dernière activité, le team rolling, qui ce dimanche après-midi, les occuperait, et qui plus que tout, les passionnerait.
Stijn van der Kloot, le supérieur de Candide, avait donné rendez-vous à tous, ce deuxième jour, à quatorze heures, sur la Grand-Place de Bruxelles, afin que pour débuter au mieux, ils pussent « respirer le grand air de l'Europe ». Mais la veille ayant été agitée, notamment la soirée (Candide, une nouvelle fois, avait pris des risques – il avait bu beaucoup de Smirnoff Ice), tous, c'était une certitude, n'étaient pas « frais et dispos », si bien qu'il y eut un peu de retard. Mais dès quatorze heures trois, étant réunis, enfin réunis, ce dimanche, devant l'hôtel de ville, Stijn les mena à pied, à deux pas de là, dans une échoppe si belle, si fraîche, si lumineuse, qu'ils manquèrent de défaillir.
L'échoppe, en réalité, était celle d'un loueur, et semblait-il, en ce lieu, ils auraient pu emprunter des vélos, des scooters, des motos, mais Stijn van der Kloot, qui de même que l'Europe, « savait où il allait », avait son idée, une idée sérieuse, une idée profonde, une idée arrêtée ; ainsi avait-il réservé, pour l'après-midi entière, douze engins électriques, des engins nouveaux, des engins actuels, mais des engins ludiques, dont rapidement, s'adressant à ses subordonnés, il leur expliqua le principe, mais surtout la finalité : cette après-midi, dans Bruxelles, il avait organisé pour eux, en collaboration avec un guide, qu'il connaissait, une grande chasse au trésor en Segway.
Ah, le Segway... Candide en avait déjà vu passer, roulant sur les trottoirs, à Paris, à Londres, à Berlin, mais surtout dans sa ville préférée, New York, où plus qu'en France, on était « ouvert à la modernité ». Candide en avait déjà vu passer, mais jusqu'ici, il n'avait pas essayé ; il en était gêné ; il se l'était reproché ; mais cette erreur, ce jour, allait se réparer, et cela l'exaltait.
Le Segway – qui est une marque déposée, – est un véhicule électrique monoplace, pourvu de deux roues, d'une plate-forme sur laquelle debout, l'usager repose, d'un guidon qui l'aide à se maintenir, et à se diriger, et bien entendu, d'un système de stabilisation gyroscopique – car il s'agit d'un gyropode : ce n'est tout de même pas un véhicule banal ! Toujours est-il que le Segway (ou plus exactement le Segway TP, pour « transporteur personnel »), ce dimanche après-midi, serait le moyen privilégié de nos experts, eux qui au quotidien, veillaient à l'application des traités européens, et qui déjà, se réjouissaient de la perspective :
« C'est formidable !... » s'était exclamé Candide, parlant pour lui. « Car il s'agit d'un moyen de locomotion astucieux. De plus, intelligemment, ses concepteurs ont choisi un nom anglais ; ils ont bien fait, car les consommateurs, ainsi, peuvent mieux l'identifier, et dès lors maximiser leur utilité. »
Stijn van der Kloot, pour cette activité si belle, le team rolling, s'était adjoint les services d'un homme, Wim van der Straat, qui était historien, et plus précisément historien de Bruxelles ; ce dernier, qui était belge, et qui aimait l'Europe, l'avait ainsi aidé, patiemment, à leur concocter un programme, un délicieux programme, un merveilleux programme, qui devait les mener, s'ils étaient perspicaces, au saint des saints de l'Europe, en passant par tous les lieux qui comptaient, au point de vue historique, politique, scientifique, artistique – des lieux qui dans le passé, avaient contribué à élever l'Europe – des lieux qui dans le présent, rayonnaient, et illustraient à quel point le vieux continent, grâce à l'Union européenne, avait enfin trouvé sa voie – une voie de progrès, de d'harmonie et de stabilité des prix.
Stijn van der Kloot, que Candide admirait, après les indications d'usage, avait demandé à ses ouailles, qui l'écoutaient, de former de nouveau trois groupes, ainsi que la veille, mais trois groupes différents, et trois groupes pertinents – trois groupes qui en somme, à nouveau, respectaient la parité homme-femme.
Le personnel de cette équipe, qui était si sérieux, s'était naturellement exécuté ; et Candide, à ce moment, s'était rappelé ces mots : « La femme est l'avenir de l'homme » ; il ne parvenait plus à en retrouver l'auteur, mais à n'en pas douter, ils avaient été prononcés par un Américain. – Peut-être était-ce... une phrase de Bill Clinton ?...
Cela étant, les trois groupes ayant été formés, Stijn, du haut de sa monture, slalomant entre les individus que professionnellement, il dirigeait (et montrant ainsi à quel point, vraiment, il était à l'aise sur un Segway), avait distribué à chacun un dossier, un dossier qui n'était pas épais, mais qui contenait des éléments utiles – des éléments qui ce jour, aideraient ses subordonnés à résoudre des énigmes, celles que son ami Wim, le secourant, avait concoctées.
Nos fonctionnaires européens, eux qui aimaient la compétition, et surtout la concurrence, en particulier si elle était libre et non faussée, étaient prêts à partir, et à s'engager avec ardeur dans ce qui, ils le sentaient, était un merveilleux défi. Mais avant de laisser ses « talents » s'en aller, Stijn, qui tenait à la cohésion de son team, leur avait demandé, une dernière fois, de former un cercle, chacun sur leur Segway, et sans exception, de tenir la main de leurs voisins, dans le dessein, une nouvelle fois, de former le drapeau européen.
Candide, à ce moment précis, avait failli pleurer, submergé qu'il était par l'émotion :
« Je suis touché... terriblement touché... s'était-il dit d'ailleurs. Car sincèrement, qu'après tant de malheurs, tant de guerres et de monopoles publics, nous parvenions à nous entendre, cela m'émeut... Cela m'émeut terriblement... Mais... comment cela se fait-il, moi qui suis un homme normal, qui maximise mon utilité, que je sois bouleversé ?... »
Cette interrogation, qui l'avait saisi, qui l'avait gêné, l'avait écrasé, car ordinairement, lui qui était polytechnicien, il savait que sans exception, ce qui était vrai était raisonné, et que ce qui était raisonné n'avait nulle raison de toucher ; si bien que dans ces minutes, il aurait dû acquiescer, simplement acquiescer, et s'y arrêter. Il avait alors réfléchi ; il s'y était investi ; et fouillant les replis de son crâne, soudain, il avait trouvé l'évidente raison pour laquelle, ce jour, il était si touché :
« Mais bien sûr !... Suis-je bête, c'est l'expression de ma part féminine !... »
La belle cérémonie, toutefois, n'avait pas duré : l'instant d'après, les mains s'étaient relâchées ; les hommes s'étaient distanciés ; les Segway s'étaient éloignés ; Stijn van der Kloot, en effet, avait donné le départ : il avait dit « Go! » ; il avait dit « Leave! », il avait dit « Move away ! » ; et ils s'étaient séparés, comme prévu, en trois groupes de quatre.
Candide, avec ses acolytes, qui avaient pour prénoms Pavel, Katlijn et Tina, étaient ainsi partis de leur côté. Ils avaient rollé. Et pour mieux avancer, pour mieux performer, ils avaient su se galvaniser, intelligemment, en donnant un nom à leur groupe, « le groupe des droits de l'homme ». – Leurs homologues, les imitant, avaient respectivement choisi pour noms « le groupe de la démocratie » et « le groupe de l'amitié entre les peuples » : tous, incontestablement, étaient politiquement engagés.
Quoi qu'il en soit, Candide, qui aimait diriger, dès l'abord, avait pris les choses en main : il tenait le dossier de son groupe, fermement, et roulant cheveux au vent, sur son Segway, il « guidait les droits de l'homme vers la victoire ». Les premiers mots du dossier, sur la première page (après l'en-tête de la Commission et de la DG à la concurrence, bien sûr), formaient une phrase énigmatique – une phrase que par égard pour le lecteur, ainsi que les suivantes, nous traduirons : « J'ai, voilà un siècle et demi, prophétisé un idéal noble, un idéal vertueux, un idéal moderne : la création des États-Unis d'Europe ; au lieu de mon exil, à Bruxelles, où mon esprit continue de régner – mais où j'ai laissé quelques plumes, – venez me rejoindre, et m'aider à réaliser ce rêve. »
Candide, qui était si instruit, immédiatement, s'était exclamé : « C'est Victor Hugo !... J'en suis certain, car je m'en souviens, à l'ENA, je l'ai lu dans mon manuel de culture générale. »
Et flairant un peu de scepticisme, alors, dans le regard de ses collègues, de mémoire, il avait cité cette phrase dont éternellement, il se souviendrait : « Un jour viendra où l'on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d'Amérique et les États-Unis d'Europe, placés en face l'un de l'autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie [...] ». Pavel, Katlijn et Tina, vraiment, avaient été impressionnés par sa vivacité, et convaincus, ils s'étaient rangés à son idée.
Ainsi avaient-ils rejoint, instamment, l'un des grands lieux d'exil de Hugo, où temporairement, le grand poète avait logé, suite à l'arrivée au pouvoir, en France, de Napoléon III, cet « infâme dictateur », qui était opposé à la démocratie, aux droits de l'homme et au mariage gay ; cette belle demeure, que l'on nommait « Le Pigeon », ou « Maison du Pigeon » (Candide et ses collègues, l'apprenant, réalisèrent le sens de la précision « mais où j'ai laissé quelques plumes », dans le premier des énoncés de leur chasse au trésor, et se dirent que vraiment, leur chef était extraordinairement intelligent), était sise au n° 27, sur la Grand-Place, à cent mètres de là où plus tôt, nos fonctionnaires s'étaient retrouvés. Et pénétrant l'édifice, nos jeunes collègues, qui en réalité, n'avaient qu'été brièvement renseignés sur la nature de leur chasse en trésor, en comprirent la nature. Car interrogeant le personnel qui, tenait le rez-de-chaussée, y avait son commerce, et lui demandant si, d'une manière ou d'une autre, ils pouvait être utiles à Victor Hugo, ou plus exactement à sa mémoire, pour construire les États-Unis d'Europe, ils reçurent une étoile en plastique, une étoile jaune, une étoile brillante, qui les émerveilla – cette journée-là, ils devaient « s'envoler vers le ciel », et « conquérir les étoiles », pour « assurer l'unité de l'Europe ». C'était un véritable challenge ! – Il leur fallait trouver, dans cette belle ville, Bruxelles, la « capitale de l'Union européenne », un maximum des douze étoiles qui, le matin même, avaient été disposées par leur chef, Stijn van der Kloot, en correspondance avec les énigmes qui, finement formulées, apparaissaient dans leur dossier ; à compter de cette heure, c'est ce qu'ils firent.
Maîtrisant leur Segway, ce véhicule « malin », « inventif », et même « intuitif », qui illustrait la marche en avant de de l'humanité, ils avaient parcouru les rues, fraîchement, gaiement, mais avec dignité – l'initiative, en effet, était lourde de sens : ils ne pouvaient la prendre à la légère !
Ainsi s'y étaient-ils impliqués : ils s'y étaient engagés, ils s'y étaient consacrés, et grâce à l'immense culture européenne de Candide, qui savait où Jean Monnet et Robert Schumann, à Bruxelles, avaient habité, mais également où l'OTAN, cette organisation de paix, qui avait fait tant de bien en Irak et en Afghanistan, était localisée, ils vérifièrent à quel point dans l'histoire, cette ville avait donné de racines, de profondes racines, de puissantes racines à l'Europe.
Aussi loin que l'on remontait dans l'histoire, en effet, dès 1945, les grandes institutions s'y étaient fondées, et les grands hommes, naturellement, s'y étaient rencontrés – ainsi s'y étaient-ils accordés, ouvrant pour le vieux continent, indéniablement, une ère de prospérité, de paix, et d'indépendance des banques centrales.
Le « groupe des droits de l'homme », emmené par Candide, avait rassemblé cinq étoiles ; aussi était-il en course, indéniablement, pour remporter la victoire. L'avant-dernière énigme, qui parlait de « folie », de « honte », et de « crime des crimes », les avait menés au cimetière de la ville, où sur leur Segway, grâce à la bienveillance des autorités, ils avaient obtenu de rentrer. Et filant dans les allées, effrayant les passants, ils avaient ainsi foncé, tête baissée, en direction du Mémorial à Auschwitz, cette « barbarie franco-allemande » ; mais malheureusement pour eux, cette fois, ils avaient été devancés, et l'étoile jaune qui ici, symbolisait le « martyre juif », mais surtout « la folie intrinsèque des Européens », avait été subtilisé par le « groupe de l'amitié entre les peuples » – un groupe qui décidément, portait merveilleusement son nom.
Ce groupe était encore là, et il réfléchissait à l'énigme suivante, qui était la dernière, qui était l'ultime, et que par voie de fait, ses rédacteurs avaient voulu plus « corsée » ; elle était ainsi exprimée :
« Où factuellement, l'union se décide, symboliquement, elle doit se réaliser, pour mieux rayonner. »
Candide, pour réfléchir, avait tourné la tête ailleurs, et il avait remarqué, sur sa droite, une tombe au nom d'un personnage, Jacques-Louis David, qui ne lui était pas étranger ; ce nom le titillait ; ce nom l'intriguait. Il y avait ainsi songé, et soudain, comprenant de qui il s'agissait, en lui, il s'était exclamé :
« Mais oui !... c'est un coiffeur très connu en France !... »
Puis sans tarder, il s'en était retourné à la question principale, cette question profonde, cette question puissante, qui les agitait : quel était donc le sens de l'énigme ?... Quel était donc le sens de cette énigme ?... Et lui qui était si brillant, lui qui était si intelligent, car il était polytechnicien et énarque, il eut une illumination ; il souffla son idée à l'oreille de ses camarades, qui immédiatement, acquiescèrent, et l'en félicitèrent : il n'y avait pas de doute, l'énigme faisant référence au Berlaymont, où siégeait la Commission, et où eux-mêmes, ils œuvraient à la plus belle chose sur terre, la plus belle chose de tous les temps, la construction européenne.
Aussi se mirent-ils en route, instamment. Mais leurs concurrents directs, le « groupe de l'amitié entre les peuples », les avaient écoutés, et jugeant du bien-fondé de l'idée, ils avaient décidé de les imiter : ils avaient décidé de les rattraper, pour les dépasser, et de ce fait remporter, cette journée, cette magnifique chasse au trésor ; eux également, il est vrai, ils avaient cinq étoiles, et s'ils trouvaient la sixième, ils prouveraient à quel point l'amitié entre les peuples, en ce début de siècle, était une chose fondamentale !... L'enjeu était considérable !...
Depuis le mémorial, ainsi, une course-poursuite s'était engagée : le « groupe des droits de l'homme », pour l'heure, était en tête, et négociant les virages en dérapant, dans les chemins de terre, ils prenaient de l'avance. Mais Candide, accrochant un buisson, faillit chavirer, et il manqua même de renverser, l'instant d'après, une vieille dame qui agenouillée, fleurissait la tombe de son défunt mari.
« Mais vous êtes fous ! » s'était-elle exclamée.
Et Candide, qui n'avait pas de temps à perdre, s'était alors confié, ulcéré :
« Encore une réac !... Ou pire, une eurosceptique !... Quelle horreur !... »
Heureusement, toutefois, il l'avait évitée. Et s'il avait été ralenti, il était reparti : il avait rebondi : il avait poursuivi.
Nos deux groupes, rapidement, étaient sortis du cimetière, et ils avaient parcouru les allées, les avenues, les boulevards de la ville ; conduisant leurs machines, leurs Segway, qui étaient si perfectionnés, ils avaient fait l'admiration de ceux qui, en ce bas monde, étaient « épris de modernité », c'est-à-dire « ouverts au progrès », et qu'ils respectaient ; puis ils étaient arrivés, comme prévu, devant le Berlaymont, où près de l'entrée, la dernière étoile, celle du grand dénouement, les attendait. Le « groupe de l'amitié entre les peuples », dans une dernière accélération, faillit les dépasser, mais Candide, qui était si habile, monta sur le trottoir en sautant, sans ralentir, et il parvint ainsi, dans une dernière poussée, à se saisir de l'objet ; ce dimanche, incontestablement, les droits de l'homme avaient rayonné, car les représentant, ils avaient illustré qu'à la fin des fins, ils finissent toujours par triompher.
Un court quart d'heure après, le troisième groupe les avait rejoints, et Stijn van der Kloot, félicitant les vainqueurs, avait rappelé que la compétition, c'est une évidence, est « une bonne chose pour tous », car elle permet de « stimuler la volonté » et de « laisser s'exprimer les talents » ; il s'agissait d'un parallèle, bien sûr, avec les bienfaits de la concurrence, qui en toute circonstance, maximise l'utilité des consommateurs, et que par voie de fait, dans leur travail, ils se devaient de défendre !
Ainsi se rappelèrent-ils qu'eux tous, ils travaillaient main dans la main, pour améliorer la société, pour la rendre plus libre, plus juste, et moins faussée par l'intervention de l’État ; si bien que sous la conduite de Stijn, une dernière fois, symbolisant leur union, ils disposèrent les douze étoiles qu'ils avaient trouvées, au sol, en rond, avant de les encercler, de s'éloigner, puis une fois placés, de s'arrêter, et chacun levant la main droite en l'air, de l'agiter, figurant le drapeau européen, et illustrant que chacune des étoiles, ce jour, était merveilleusement vivante.
Cette scène était touchante, vraiment touchante, mais Candide était heureux, parfaitement heureux ; et songeant à cette journée à nouveau, la résumant en un mot, fervemment, il s'était dit en lui-même : « Amazing! »
C'est que le team rolling, ce jour, les avait réunis !... Et plus généralement, le team building, grâce également au team energizing, et au team dancing, la veille, les avait enrichis : ils s'étaient mieux compris ; ils s'étaient parfois surpris ; mais au moins étaient-ils prêts, désormais, à « relever tout les défis ».
L'Europe, de ce long week-end, où ils s'étaient investis, était sortie grandie.
Et Candide, lui qui initialement, avait eu des doutes, s'était dit que vraiment, il avait bien fait de rejoindre la Commission européenne !
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