Un an avait passé, et
depuis, malgré l'agitation que sur les marchés, ou plus précisément
le marché du crédit, il avait observée, notre homme, qui tradait,
n'avait que peu enduré ; il en avait même profité ! il
avait étendu ses activités ! si bien qu'une fois de
plus, il avait maximisé son utilité ! Mais tandis que
l'été s'achevait, le 15 septembre 2008, un événement était
intervenu, et qui l'avait impacté.
La banque Lehman
Brothers, pour laquelle il officiait, ne pouvait plus se refinancer :
elle s'était effondrée ; et Candide, lui qui depuis dix jours,
de façon acharnée, travaillait sur de nouveaux produits – car il
innovait, – ne l'avait pas anticipé :
il en avait été dérouté ; ce jour précis, pour lui, les
choses s'étaient d'ailleurs passées ainsi :
« Candide, les
jeux sont faits... », lui avait indiqué son supérieur,
Philippe, qui s'apprêtait à quitter la salle. « Prends un
carton, mets-y tes affaires, et descends... Nous nous
retrouverons en bas... »
« Des jeux ?
un carton ? mes affaires ?... et toute mon équipe quittant
les lieux ?... » s'était dit Candide, interloqué. « Mais
bien sûr !... ce doit être que nous allons faire du team
building !...
Amaaaaaaaaazing!... »
Les yeux illuminés, il
s'en réjouissait ! Car la recherche l'avait prouvé, cela
développait le potentiel de créativité.
Et à la Commission européenne, il l'avait observé. Mais
après s'être enthousiasmé, lui qui était lucide,
lui qui était perspicace, il avait commencé à s'interroger.
C'est que... les personnes qui quittaient la salle, semblait-il,
n'étaient pas enthousiasmées... et cela le surprenait...
« Mais... comment
se fait-il... que ces gens traînent des pieds ?... Le team
building est pourtant le rêve
que caresse tout homme !... Aurais-je donc mal
compris ?... »
Et il avait réfléchi ;
il s'y était investi ; mobilisant son esprit, une fois encore,
il avait songé au comportement de ces gens, il y avait songé
sérieusement, si bien qu'après s'être recueilli, en lui,
l'explication avait enfin surgi :
« Suis-je
bête !... Ce doit être qu'ils sont réactionnaires !...
Et qu'ils n'aiment pas le team building !...
Car parmi les Français travaillant ici, une large majorité, j'en
suis sûr, aux dernières présidentielles, ont voté à droite !...
Quel manque de modernité !... »
Quel
manque de modernité, en effet ! Car le troisième millénaire
avait commencé ! Le monde changeait ! Et il était tout de
même malheureux que ces gens, à l'heure où tout bougeait,
ne fussent pas plus ouverts à la
nouveauté !
Néanmoins – et cela le rassurait, – sur certaines des choses
essentielles, Candide et eux se retrouvaient ; car ils aimaient
le libre-échange, ils haïssaient les frontières, et pour eux, le
racisme était la pire des choses sur terre – tout comme
Candide, ils étaient modérés.
Notre
homme, quoi qu'il en soit, préparait son carton : un classeur,
deux crayons et une poignée de feuilles, en trente secondes, y
avaient été logées ; mais il avait l'esprit ailleurs :
déjà, il songeait à ce qui d'ici une heure, le requerrait... Et il
tentait plus précisément, dans ces minutes, d'en dégager les
contours...
« Je ne sais
absolument pas ce que ce team building nous réserve,
pensait-il. Car c'est une surprise !...
Mais... Oh, j'aimerais tellement que ce soit... du team
jumping !... oui, du team jumping, où nous
sauterions à l'élastique !... ou même en parachute !...
oui, en parachute, car cela doit être fun !...
cela doit donner des sensations !... Mais ce pourrait
être, également... du team fooding !...
oui, du team fooding,
où tous ensemble, nous ferions la cuisine !... mais alors... il
faudrait que la thématique... soit bien choisie !...
pour que nous nous y trouvions en harmonie !...
–Oh, j'aimerais tellement apprendre à préparer des sushis !... »
Son carton prêt,
Candide avait quitté la salle ; mais avant de partir, il avait
répondu à une obligation morale : il avait changé son statut
sur Facebook. Pour ce faire, il avait employé son iPhone 3G –
cette nouvelle version du meilleur téléphone du monde, qui
était plus rapide, plus fraîche, plus conviviale,
était sortie en juillet, et pour l'acheter, Candide, dès le premier
jour, avait fait la queue devant l'Apple Store,
lieu où la veille au soir, craignant une rupture de stock, il avait
hésité à camper – il
avait employé son iPhone 3G, donc, pour mettre à jour son statut
Facebook, en inscrivant le message suivant : « Est
apparemment convié à une séance de team building... –
Attend donc avec impatience d'en savoir plus ! ».
Et pendant
qu'enthousiaste, toujours enthousiaste, dans l'ascenseur qui le
convoyait, il descendait les étages, par une subtile vibration de sa
poche, il perçut qu'un commentaire, à l'instant, venait de lui être
adressé ; mais parvenu au rez-de-chaussée, où il espérait
s'enthousiasmer, il découvrit une phrase qui tel un poignard, lui
perfora le cœur : « S'il s'agit de team building,
c'est du team building posthume,
Candide : Lehman est morte, définitivement morte – ses
employés, à l'heure qu'il est, sont en train de quitter les
lieux... Toutes mes condoléances, bien sûr, et bon courage... »
Sur l'instant, il en fut
effaré ; et durant dix bonnes minutes, il en fut écrasé :
il venait de perdre son emploi ! Quelle
tare ! Car à bien y réfléchir, c'était pire que de se
faire voler son iPhone !
Cette année, en effet,
Lehman s'étant effondrée, il n'aurait pas de bonus, et cela
l'effrayait ! Il n'aurait même pas de quoi se payer une
Porsche ! Mais lui qui était un homme normal, il savait qu'en
de telles circonstances, il fallait rebondir ;
il fallait se relancer ;
il ne fallait pas rater le train des opportunités ;
si bien que pour gagner du temps, et ainsi maximiser son utilité,
quittant Lehman, il n'adressa même pas un au revoir, et instamment,
il se mit en quête d'un nouveau poste.
Il
postula chez Citigroup, chez Morgan Stanley, et chez UBS, mais s'il
était une banque, entre toutes, qui l'attirait, c'était Goldman
Sachs ; il y fut embauché.
Pendant
ce temps, pour le quidam, la crise avait débuté : les marchés
étaient perturbés ;
et si les politiques, de par le monde, essayaient de les rassurer,
ils étaient bien moroses,
et même déprimés.
Candide,
de son côté, ne comprenait nullement ce qui s'était passé.
Certes, il avait pu observer, durant l'année qui s'était écoulée,
le resserrement de la liquidité interbancaire, et bien entendu,
l'assèchement du marché des dérivés de crédit, qui était
rattaché, in fine, à
la baisse générale du marché de l'immobilier, ici, aux
États-Unis ; mais la théorie qu'on lui avait enseignée, tout
de même, ne prévoyait pas ces choses !... Car dans l'économie
véritable, tout restait stable !... Et au moindre écart, les
choses revenaient à l'équilibre !... Cela avait été
démontré, par des équations !... Cela était donc forcément
vrai !...
Et
il s'était interrogé, longuement interrogé à ce sujet, car
la contradiction, vraiment, le dérangeait. Cela l'embarrassait ;
cela le troublait ; cela le tourmentait. Et c'est alors que des
hommes sérieux, qui étaient scientifiques,
et donc dépourvus d'a priori idéologiques,
s'exprimant à la télévision, mais également dans la presse
papier, à New York, où il officiait, l'avaient éclairé : si
une crise avait débuté, alors, à l'aube du XXIe
siècle, c'était parce que l’État était intervenu.
« Mais
bien sûr ! s'était exclamé Candide, en entendant ces propos.
Aux États-Unis comme ailleurs, en intervenant, l’État a
faussé l'autorégulation du marché,
et ses processus vertueux,
qui maximisent l'utilité de la société,
n'ont pu s'appliquer ! Quel dommage que malgré les
enseignements de l'histoire, les dirigeants ne l'aient pas
compris !... »
Quel
dommage en effet ! car à l'heure qu'il était, les marchés
étaient paniqués !
ils s'affolaient ! et
si rien n'était entrepris, dans l'économie, pour les apaiser,
la crise s'étendrait, et le monde en souffrirait !
Alors
dans les hautes sphères, on en discutait.
On
convenait qu'il fallait réguler les excès.
Et
heureux d'en avoir parlé, on s'en félicitait, car même si nul
accord n'avait été trouvé, « les choses avaient
formidablement avancé ».
Candide,
pendant ce temps, avait tempêté, fortement tempêté, au moins dans
son esprit, observant que ce n'était pas ainsi, bien sûr, qu'on
rassurerait les marchés,
et qu'on relancerait la croissance !
Il tenait au fait que l’État, quelle que fût la situation,
quel que fût le moment, n'intervînt pas dans l'économie, car
fatalement, cela créerait des distorsions,
qui nuiraient au bien-être du consommateur ; et
dans ces discussions en haut lieu, bien sûr, il craignait fortement
– cela était justifié – que le marché observant que l’État,
à court terme, pourrait intervenir, cela le perturbât davantage.
« Ce serait une folie, une incroyable folie ! »
avait alors songé Candide. « Car cela modifierait la
fonction d'utilité du consommateur ! »
Toutefois, notre homme,
à qui l'on avait expliqué que dans l'économie réelle, il n'y
avait pas de crise (tous les modèles sérieux s'accordaient sur le
sujet), était un peu gêné : la situation était imprévue, et
lui qui savait qu'intervenir, cela était dangereux, il ne
savait que faire. Il eut par conséquent l'idée, usant de son iPhone
3G (une véritable révolution, qui illustrait à quel point
le progrès, dans les affaires humaines, était indéniable), de
contacter une personne qu'il avait connue, qui l'avait instruit, et
qui jusqu'à ce jour, chaque fois qu'il l'avait interrogée, l'avait
impressionné par sa hauteur de vue. Par mail, ainsi, il avait
contacté Monsieur Pan, et le professeur Pan, son bon maître, lui
avait indiqué que dans la vie réelle, sans les banques, l'économie
ne pouvait tenir, et que par voie de fait, afin de rassurer les
marchés, il fallait rassurer les banques – ce que l'on
ne pouvait faire, naturellement, qu'en les soutenant financièrement ;
de prime abord, cela avait choqué Candide, qui avait rétorqué :
« Mais le
bien-être général va diminuer ! »
Mais le professeur Pan,
qui était si brillant – car ainsi que Candide, il avait fait
Polytechnique, – par ses propos rationnels, avait su le
convaincre : à compter de ce jour, Candide, qui était une
élite, c'est-à-dire un homme « indépendant », qui « pensait par lui-même »,
saurait qu'au cours d'une crise, et en particulier de cette crise, il
fallait sauver les banques à tout prix, car elles financent
l'économie.
Ces pérégrinations
mentales, du reste, avaient eu leurs équivalents physiques :
notre homme, qui était si profond, nous l'avons vu, avait intégré
Goldman Sachs ; et dans cette banque, il était mieux que
trader, il était conseiller : il conseillait un
personnage haut placé, John Smith, qui dirigeait les activités de
marché à New York, et qui avait besoin, pour être épaulé, d'un
homme « technique et précis », qui avait « une
bonne vision d'ensemble », c'est-à-dire qui connaissait
parfaitement, et même rigoureusement, à la fois, le monde du
marché et celui de l'économie ; et si Candide, lui qui n'avait
pas même trente ans, y était parvenu, c'était parce qu'il avait
bénéficié, lui qui était habile, de solidarités : en
effet, le professeur Gloss, qui était de passage à New York, à
l'ONU, pour un congrès sur la situation des droits de l'homme en
Russie, en Iran et en Chine (un congrès « non partisan »,
qui « fustigeait les dictateurs », au nom « des
valeurs communes à l'ensemble de l'humanité »), le professeur
Gloss, donc, avait vanté les mérites de Candide, indiquant à John
Smith :
« Je connais
Candide... comme l'Orient !... le grand Orient !... voyez-vous, nous nous sommes
côtoyés dans les loges... de Roland-Garros !... et il sait ce
qui compte !... Il sait que les activités de marché
garantissent la liquidité ! Il sait que les États-Unis
défendent la liberté ! Et il ferait tout, absolument tout pour
Israël, car il sait que la Shoah, cette barbarie typiquement
européenne, est le seul crime contre l'humanité qui ait jamais eu cours ! »
Ce plaidoyer vibrant,
pour un homme si sérieux, si profond, si équilibré, avait
enthousiasmé John Smith, qui l'avait embauché.
Candide, ainsi, avait
retrouvé du travail, et il avait découvert son métier : il
conseillait. La personne qui l'avait recruté, bien sûr, ne
connaissait nullement – du moins dans les détails – les travaux
de ses subordonnés, et c'était à cet effet, entre autres, afin de
mieux maîtriser ce qu'auprès des marchés, ses subordonnées
faisaient, qu'il avait été engagé. Car il avait l'esprit
critique : il n'était pas formaté : il
était conscient des réalités. En effet, il savait ce que
voulait dire être long epsilon, long vol, et long
correl ; il savait roller
des futures ; il savait
unwinder des positions ;
et plus généralement, il connaissait les stratégies qui sur le
marché, étaient usitées, si bien qu'en tant que conseiller, il
conseilla.
À
cette période, il l'observait, les cross-currency basis
spreads augmentaient, mais pire
que tout, les spreads de taux Libor-OIS
explosaient, ce qui illustrait que les banques, les unes vis-à-vis
des autres, se défiaient : elles craignaient ce qui dans leur
bilan (et même hors
de leur bilan), était logé, et qui ainsi que Lehman Brothers,
pouvait les faire s'effondrer. – Et vraiment, cela effrayait
Candide ; car lui connaissait l'histoire, il le savait :
l'effondrement des banques, forcément, conduisait au nazisme.
Rendez-vous
compte ! Si l'on ne faisait rien, en France, le
F-Haine risquait de parvenir au
pouvoir ! Et dans ce cas, les Français n'auraient pas droit au
mariage homosexuel !
Candide,
qui était scientifique, s'était longuement questionné, tout de
même, au sujet de la crise, mais de cette
crise : elle avait démarré, chacun le savait, par
l'effondrement du marché des subprimes ;
mais les subprimes,
tout de même, étaient fondées sur deux idées brillantes ! –
et deux idées nouvelles,
deux idées constructives,
deux idées inventives.
– Ces deux idées étaient les suivantes : l'immobilier monte
toujours, et le transfert des dettes sur le marché accroît
l'efficacité de l'économie. « C'était pourtant
formidable ! » s'était confié Candide. « Car dans
cette affaire, le
marché jugeait, et
comme le disent les plus grands économistes, le marché a
toujours raison. »
(Candide,
récemment, avait eu le bonheur, à New York, d'assister à un débat
entre Alain Minc et Jacques Attali, un véritable « débat au
sommet », un « débat entre deux visions de la société »,
où malgré leurs « profondes divergences », ils
s'étaient accordés sur ce fait.)
Quoi
qu'il en soit, notre homme avait réfléchi ; il avait réfléchi
au fait que malgré cette idée, les subprimes,
qui était si innovante,
une crise était intervenue, qui en était issue, et qui à l'heure
qu'il était, perturbait le fonctionnement des marchés ; il y
avait réfléchi, sincèrement réfléchi, et il s'était garanti,
une fois encore, que l’État étant intervenu, le malheur venait de
là. Il s'était d'ailleurs confié, citant un grand penseur :
« L’État
est le plus froid de tous les monstres froids, Daniel Cohn-Bendit
l'avait bien vu ! »
L’État
était intervenu, donc, et le malheur venait de là, c'était une
certitude. Mais le soutien aux banques, qu'il défendait désormais,
c'était autre chose
qu'une intervention de l’État ! C'était une nécessité !
C'était même une nécessité vitale !
Et critiquer ce principe, c'était d'autant plus grave que bien des
banques, par le nom qu'elles portaient, avaient des consonances
hébraïques – les critiquer, c'était faire preuve
d'antisémitisme.
Candide,
dès lors, avait soutenu le plan Paulson : en pleine campagne
présidentielle américaine, « dépassant le clivage
droite-gauche » qui depuis toujours, « depuis que le
monde est monde », « structure la vie politique »,
la Chambre des représentants et le Sénat, conjointement, avaient
adopté ce plan, ce beau plan, ce merveilleux plan, qui prévoyait
qu'une enveloppe de 700 milliards de dollars, en urgence, fût
allouée à l'achat d'actifs toxiques par le Trésor américain, afin
d'alléger la comptabilité des banques, qui avaient tant fait pour
ce beau pays, les États-Unis, que ce dernier, tout de même, pouvait
au moins avoir la décence, dans les circonstances, de les remercier
par ce geste !
La
campagne présidentielle, nous l'évoquions, battait alors son
plein : elle opposait deux hommes qui résolument, n'avaient
rien à voir – Barack Obama, en effet, était noir, alors que John
Mc Cain était blanc. Et par la fraîcheur
qu'il apportait, le premier des deux hommes, qui était de
gauche – car il était
démocrate, – « renouvelait la politique en profondeur » :
il était « pour la tolérance », « pour la paix
dans le monde », et « contre le terrorisme », et il
avait synthétisé ses pensées, qui étaient si subversives,
si rebelles, si
anticonformistes, en
un mot qui au quotidien, avait retenti dans l'esprit de Candide :
« CHANGE »...
Où qu'il allât, quoi
qu'il fît, il se le répétait : « CHANGE... »
En se levant, en mangeant, en travaillant ou en se couchant, il se
l'intimait : « CHANGE... » Sur son compte
Facebook, son statut affichait « CHANGE » ;
il fréquentait des établissements pour adultes qui sur leur façade,
indiquaient « CHANGE » ; et lorsqu'il était
rentré à Paris, durant trois jours, il s'était même fait
photographier devant un bureau de « CHANGE » :
cette fois encore, lui qui aimait la politique, il avait
pris part à ce grand moment démocratique. Mais
Candide, qui n'était pas borné (lui qui avait fait
Polytechnique et l'ENA, il était forcément « ouvert »,
car « modéré »), ne s'en était pas arrêté à ce
terme : il savait que ce mot, « CHANGE »,
dans l'esprit de ses concepteurs, n'était pas isolé, et il
l'agrémentait parfois, ainsi, du sous-titre qui l'accompagnait :
« we can believe in » ; cela donnait « Change
we can believe in » ; et ce « changement auquel on pouvait croire », cela désignait ce que Barack Obama, en
cette époque de « racisme institutionnalisé »,
c'est-à-dire de racisme « typiquement blanc »,
incarnait. Car il y en avait marre des « préjugés
haineux » !... Il y en avait marre des « stéréotypes
racistes », qui « gangrénaient la vie politique »,
en « s'étalant sur la place publique » !...
Vraiment, cela faisait froid dans le
dos !... Cela lui rappelait la colonisation, ainsi que
l'esclavage, ces crimes que seuls les Européens avait commis !...
Si bien que ce « Change we can believe in »,
c'était une véritable
bouffée d'air frais !...
C'était le vent du changement qui soufflait !
Et cela permettait de respirer !... Candide y
croyait ! Il y croyait fervemment ! Il croyait fervemment
au changement que Barack Obama, dès cette année, allait impulser.
Il y croit si fervemment que dès le début de la campagne, il
s'était impliqué : il avait pris des risques, mais il n'avait
pas hésité : dès le mois d'août, il avait ajouté Barack Obama à
ses amis Facebook.
Candide, qui travaillait
pour Goldman Sachs, avait été heureux d'apprendre que la banque,
cette année, de toutes les entreprises qui dans la campagne,
s'étaient impliquées,
serait le plus gros contributeur au camp Obama : elle qui était
« désintéressée », et même « philanthrope »,
car elle « défendait des valeurs de progrès », elle
avait offert un million de dollars, oui, un million de dollars pour
aider ce pauvre homme, Obama, qui « incarnait le changement »,
et qui avait le plus grand mal, face aux rétrogrades,
à imposer sa vision des choses. Car dans la société, il y avait
encore bien des hommes, aux États-Unis, qui n'étaient pas « ouverts
au monde » !... et qui ne pouvaient accepter qu'un
« black », aussi brillant fût-il, pût diriger ce
pays !... Martin Luther, qui avait tant fait pour son peuple,
devait se retourner dans sa tombe !...
Certes, dans l'Eldorado
du monde libre, à New York, et plus généralement aux États-Unis,
il y avait nettement moins de racisme qu'en France, mais
enfin ! on ne pouvait tolérer qu'au XXIe siècle, à
l'ère du téléphone portable, on eût encore des idées
dignes de l'âge de pierre !
Candide
était ainsi conscient, parfaitement conscient que Goldman Sachs, en
soutenant Obama, avait réalisé un acte militant :
notre homme avait la tête sur les épaules ! –
Il avait d'ailleurs été heureux, extrêmement heureux de
noter, lui qui n'oubliait pas l'Europe, que sur le vieux continent,
sans réserve, on s'enthousiasmait pour cet homme, Obama, qui
« rendrait l'Amérique plus humaine ». Des sondages
avaient été réalisés, en France, qui montraient qu'à 80 %, les
Français voteraient pour lui. Et en Allemagne, en Espagne, en
Angleterre ou en Italie, les scores étaient similaires ! Cela
était historique ! Car cela montrait qu'en Europe,
l'antiaméricanisme s'effondrait !
Il s'effondrait enfin,
et cela était naturel,
car comment pouvait-on combattre, sincèrement, un État qui
toujours, absolument toujours, défendait la liberté ?
Le 4 novembre, dans le
plus beau des pays du monde, les électeurs avaient voté, et avec 53
% des suffrages exprimés, Obama l'avait emporté ; Candide en
avait été enchanté ; il en avait pleuré : cela l'avait
exalté. C'est qu'une grande page de l'histoire de l'humanité,
ce jour, avait été écrite, et on ne pourrait l'oublier !
Il en avait été si
heureux que le 5 novembre, en signe de solidarité, avec du
Nutella, il s'était peint le visage en noir. Vraiment, Candide était
engagé.
Il était si engagé
qu'un beau soir, un peu plus tôt, lors d'un « meeting
pour le changement », où l'on avait « défendu des
valeurs d'avenir », et « pourfendu les Républicains »
(car ils étaient si différents des Démocrates), il avait fait la
connaissance d'une jeune femme, Cúnegónd
O'Nócha-a-Cúig,
qui avait des origines irlandaises, et qui ayant le teint hâlé
– par ses ascendances guinéennes,
– s'était retrouvée en cet homme, Obama, qui incarnait la
diversité.
Elle était née
américaine, ici, à New York, et dans cette même ville, désormais,
elle travaillait dans le prêt-à-porter. Elle entendait lutter, au
quotidien, face à tout ce qui dans les mentalités, « contribuait
à véhiculer des clichés » : elle combattait le sexisme,
le patriarcalisme, et tous ces vieux « moralismes » ;
mais plus encore, elle combattait le racisme, cette chose
« affreuse », et même « immonde », qui était
« typiquement occidentale ». C'est donc naturellement que
nos deux âmes, se découvrant à l'occasion de la campagne
présidentielle, qui était si profonde, s'étaient immédiatement
aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste,
mais surtout d'un amour coloré, un amour qui respectait le
métissage.
Leur
aventure, qui était si intense, dura dix jours.
Le plus grand, le plus
beau, le plus formidable des hommes, Obama, avait ainsi été élu ;
mais une crise était en cours, une crise financière, qui
occupait les esprits, et qu'il fallait résoudre, rapidement, pour
protéger l'économie.
Candide, pour sa part,
était à l'intérieur du système : il observait ;
et s'il observait, c'était également, alors, pour garantir que les
activités de marché, dans sa banque, à New York, malgré les
« turbulences », pussent « demeurer profitables ».
Mais il participait surtout, en ce début de crise, à la
stabilisation du système ; ainsi lui avait-on demandé,
en urgence, un rapport synthétisant les risques auxquels la banque,
sur ses activités de marché, était exposée.
Il avait compilé des
chiffres, des données, des valeurs, qu'on lui avait expédiées, et
en calculant des lagrangiens, il avait montré qu'à court terme,
dans ce secteur précis, pour se financer, la banque pour laquelle il
œuvrait, Goldman Sachs, aurait besoin de trente milliards de
dollars. C'était un chiffre !
Les résultats du
calcul, bien sûr, avaient été transmis à John Smith, son
supérieur, qui les avait reportés à sa hiérarchie ;
et deux jours plus tard, les autorités américaines, qui étaient
« soucieuses du bon fonctionnement de l'économie »,
avaient exprimé à la banque qu'à compter de ce jour, sans faute,
ses besoins seraient garantis, et même le double ou le triple, si
cela était nécessaire. On avait simplement demandé à ses
dirigeants, en contrepartie, de signer un papier stipulant qu'à
l'avenir, ils « essaieraient de prendre des positions moins
risquées » ; les dirigeants s'étaient excusés,
copieusement excusés, et ils avaient signé ; les autorités
américaines, dès lors, s'étaient félicitées –
car s'ils s'y étaient engagés,
forcément, ils prendraient moins de risques.
Les jours avaient passé,
et force était de constater, malgré la volonté que les dirigeants,
au sommet des États, illustraient, que cette crise était tenace. Au
tout début, brillamment, en France, les politiques et les médias,
observant ce qui se tramait, aux États-Unis, suite à la chute de
Lehman Brothers, avaient soutenu à la population, qui s'en
effrayait, que cette crise était « purement américaine »,
et que les banques françaises, c'était une évidence, étaient
« parfaitement immunisées » ; malheureusement, la
Société Générale, BNP ou encore Calyon, avaient aussi été
touchées, et il avait fallu les aider –
car il fallait éviter, à cet instant, un assèchement
supplémentaire de la liquidité.
Il était toutefois
entendu, en ces beaux jours, que cette crise, cette grande crise, qui
venait de débuter, était une crise uniquement financière :
elle n'aurait pas de répercussion, naturellement, dans la vie des
Français.
Elle
aurait moins de répercussion, en effet, que les « journées de
mai 68 », dont Candide avait fêté l'anniversaire, cette
année, en lisant Libération
et le Nouvel Observateur
(il avait particulièrement apprécié leurs numéros « spécial
40 ans »), des journées qui il le savait, avaient « transformé
l'humanité », en la rendant plus « ouverte », plus
« libre », plus « tolérante » (il avait
d'ailleurs été étonné, à cette occasion, que la jeunesse se
sentît si peu concernée – seuls des jeunes retraités,
semblait-il, s'y intéressaient ! Le monde devenait décidément
réactionnaire !)
Toujours
est-il qu'en janvier 2008, la Société Générale, par la seule faute de Jérôme Kerviel, avait essuyé des pertes, et cela avait
perturbé le marché ;
mais comme l'avait souligné Alain Minc (qui était tout de même
major de l'ENA, et qui par ce fait, faisait l'admiration de Candide,
qui avait lu tous ses livres, même ceux qu'il n'avait pas écrits),
le capitalisme était une machine robuste, et si cette fois encore,
il était mis à l'épreuve, il y survivrait, sans difficulté.
L'année
s'étant achevée, et Obama ayant pris ses fonctions, enfin, à la
Maison blanche, la situation s'était calmée : dès mars-avril
2009, après avoir s'être effondrés,
les marchés s'étaient stabilisés, et
ils s'était même redressés,
si bien que désormais, comme l'expliquaient les médias, la crise
était « derrière nous ». Candide, qui savait à quel
point l'économie, elle, ne ment pas, s'en était d'ailleurs réjoui :
les experts, qui
n'avaient pas oublié que tous les hommes, quel que fût le lieu,
quel que fût l'époque, maximisaient leur utilité, avaient bien
calculé : ils avaient trouvé la frontière
d'indifférence des banques –
et ils avaient ainsi sauvé le monde.
« Bravo !
Bravo ! » s'était-il exclamé. « Cela prouve à
quel point toujours, absolument toujours, nous avions raison :
cette instabilité était temporaire, et les lois du marché,
qui déterminent l'équilibre, sont décidément
infaillibles ! – Dire
que certaines voix, depuis des mois, en particulier en France,
s'élèvent contre ce consensus !... »
Il avait réfléchi, un
instant, à la raison pour laquelle des hommes, des fous,
pouvaient avoir des idées pareilles, en France, au XXIe
siècle, et la réponse, la réponse évidente, avec
diligence, avait jailli dans son esprit :
« Mais bien sûr !
Ce sont encore des sous-marins du Front national !... Ce
sont les mêmes qui le 6 février 1934, ont essayé de renverser la
démocratie !... Ce sont les héritiers de Maurras, ce
personnage abject !... Ils me dégoûtent !... Ils
me répugnent !... Il m'écœurent !... Car avec leurs
stéréotypes racistes, ils mettent à mal les fondements
humanistes de l'Europe !... »
Candide, sincèrement,
était effrayé par ces gens qui doutaient : s'il en eût le
pouvoir, il les eût fait enfermer.
Toujours est-il que
serein, parfaitement serein, il avait poursuivi ses travaux, dans son
métier, où il s'épanouissait. Il était entendu, désormais, que
les problèmes avaient été réglés, et qu'il appartenait aux
États, dorénavant, de se réformer, afin de mieux répondre aux
défis de la mondialisation, auxquels ils étaient
confrontés. La crise avait produit du chômage, il est vrai,
mais ce n'était là qu'un ajustement, un ajustement
temporaire, et bientôt, la science économique l'avait
prouvé, un rattrapage s'opérerait, qui annulerait les effets
de la crise. Vraiment, tout était au moins mal dans le moins mauvais
des mondes !
Le supérieur de
Candide, John Smith, qui dirigeait les activités de marché de sa
banque, à New York, sur toutes les classes d'actifs, lui avait
demandé de jeter un œil, par curiosité, sur les « Euro-bond
deals », ainsi qu'on les nommait ; car s'il savait que
bien sûr, sa banque était protégée (les autorités ne
pouvaient prendre le risque, c'était une évidence, d'un deuxième
Lehman Brothers, et quoi qu'il arrivât, quoi qu'ils fissent, elles
la soutiendraient – ainsi que BNP ou la Société Générale, en
France, Goldman Sachs, aux États-Unis, serait bientôt classée
« too big to fail », et à ce titre, jamais l’État
ne l'abandonnerait), s'il savait que bien sûr, donc, sa banque était
protégée, il voulait vérifier que les activités qui y
étaient liés, malgré la « dégradation du climat
financier », avaient encore en effet, comme on le lui avait
expliqué, « un potentiel de croissance ».
Candide, qui aimait
enquêter, avait alors discuté avec les traders qui en la
matière, étaient concernés ;
ces gens traitaient des produits obligataires, dont la valeur
était indexée sur les taux auxquels empruntaient, sur les marchés,
certains États du vieux continent. Naturellement, grâce à la
« convergence »,
en Europe, les taux s'étaient « harmonisés », et le
coût d'emprunt des États baissant, grâce à l'euro, cette belle
monnaie, bien des projets avaient pu être financés, en particulier
des projets immobiliers, en Espagne, au Portugal ou en Grèce (de
véritables « projets
stratégiques », qui avaient « apporté
de la croissance ») ; mais la crise s'étendant,
l'on pouvait se demander, à terme, s'il en serait encore de même...
C'était ici qu'intervenait, justement, Axel Laroche, qui récemment,
venait de passer « vice-president », et qui avait
l'âge de Candide. Comme lui, il avait fait une grande école,
mais il n'avait fait que
Centrale, et il n'avait même pas fait l'ENA ! Le faible !
le lâche ! l'incapable ! – Candide se demandait,
parfois, comment l'on pouvait même parler à de tels personnages !
– Mais il avait à apprendre, alors il avait parlé, et il avait
fait parler. Ainsi Axel lui avait-il confié :
« Vois-tu,
Candide, sur le marché des bonds, il y a de véritables
opportunities ; car les
États devant intervenir, en Europe, pour sauver leur
économie, ils sont contraints
de s'endetter ; et comme nous l'ont confié nos strategists,
qui à la Banque centrale européenne – et plus généralement en
Europe, – ont leurs entrées – un certain nombre d'anciens de
Goldman Sachs y travaillent, – contrairement à ce qui est fait
ici, aux States, où
le Quantitative Easing
est en marche, en Europe, cela attendra, et en attendant, les taux
vont augmenter, en particulier en Grèce, où la dette n'est déjà
plus... disons... sustainable !
–
Mais... avait hésité Candide, ces informations touchant le futur...
en êtes-vous sûrs ?...
–
Bien évidemment, Candide ! Mais pour en profiter, nous devons
trouver des clients, des muppets,
à qui disposant de ces informations, nous dirons le contraire. De
cette manière, nous pourrons faire
du P&L ! »
Candide
était resté interloqué, un instant ; et après avoir
réfléchi, un grand sourire aux lèvres, il s'était exclamé :
« Mais
bien sûr, je comprends ! Votre filtration est plus riche que
celle de vos clients ! »
Notre
homme était sorti ébahi de cet échange : il avait bien perçu
qu'ici, seuls des individus normaux travaillaient, car tous, ils
maximisaient leur utilité.
Par
acquis de conscience, tout de même, avant de rendre son rapport à
John Smith, il avait contacté son bon maître, le professeur Pan,
qui dorénavant, travaillait pour Jean-Claude Trichet, à la Banque
centrale européenne ; et le brillant, l'intelligent,
l'excellent professeur de Candide, dans sa sagesse, lui avait
expliqué que bien entendu, il ne pouvait divulguer ces informations
au public, mais qu'en effet, à court terme, la BCE
ne pourrait nullement agir ainsi que la Fed,
et que par conséquent, presque sûrement,
les taux obligataires augmenteraient dans les pays que déjà, on
nommait les « PIIGS ».
Candide
était heureux, parfaitement heureux : il travaillait dans une
banque où il le voyait, les gens étaient conscients des
réalités. Et il rédigea ainsi
son rapport, un rapport sérieux,
un rapport profond, un
rapport scientifique,
où il encensa le business plan
de la trading team que
deux jours durant, il avait étudiée.
Néanmoins,
à l'instant de le remettre à son boss,
il eut un état d'âme : vendre ce type de produits...
était-ce... compliant?...
Car il avait suivi un e-learning,
une semaine plus tôt, où il avait appris que les délits d'initié,
les manipulations de marché, mais également le blanchiment
d'argent, étaient interdits, et qu'en s'y adonnant, on s'exposait à
des poursuites... à des poursuites graves...
– On y risquait, en effet, rien de moins que des peines de
prison !...
Ainsi
avait-il interrogé John Smith, après lui avoir exposé les faits,
pour en avoir le cœur net ; mais ce dernier, comme par réflexe,
avait éclaté de rire. Il avait éclaté de rire, fervemment, avant
de préciser, un grand sourire dégageant ses dents, des dents qui
dans la lumière, éclataient :
« Nous,
des banquiers, être condamnés ? Allons...
–
Vous voulez dire que ?...
–
Non, nous ne sommes pas intouchables, mais... les banques financent
l'économie américaine, et les
autorités, par voie de fait, doivent être conciliantes. Du reste,
as-tu lu Adam Smith ?
–
Bien sûr, c'est l'un de mes économistes préférés !... Il
rappelle à quel point chacun, pour vivre sereinement, doit
poursuivre ses intérêts,
car de la sorte, grâce à la main invisible, cela maximise le
bien-être général.
–
C'est... à peu près cela. Et que faisons-nous, Candide, en vendant
ces produits obligataires ? »
Candide
avait réfléchi, un instant, avant de s'exclamer :
« Bien
sûr ! Nous poursuivons notre intérêt !
–
C'est exactement cela, Candide, tu es vraiment brillant ! Je
mesure encore à quel point, sincèrement, j'ai bien fait de te
recruter ! – Mais laisse-moi te raconter une anecdote, je t'en
prie : elle illustre à quel point notre comportement, dans ces
affaires, est rationnel. »
Au
mot de « rationnel »,
son visage s'était éclairé. Car Candide sentait à quel point,
vraiment, son supérieur était un homme sérieux. – Aussi
l'écouta-t-il, dévotement, car bien qu'ayant une formation
d'économiste, il avait encore à apprendre :
« Vois-tu,
en 2007, j'étais déjà à ce poste. Et sachant que l'immobilier, à
cette époque, avait entamé de baisser aux États-Unis, nous
prévoyions des répercussions, assez rapidement, sur le continent
européen. Mais afin de dégager des profits,
en catchant les hanging fruits,
nous devions être au courant, par avance, des décisions de la
Banque centrale européenne. Par chance, d'anciens cadres de Goldman
– et qui à ce titre, étaient encore rémunérés par la banque, –
y travaillaient, et ainsi, ils nous abreuvèrent d'informations
utiles. Ainsi fûmes-nous au courant, deux semaines avant que sur les
marchés, elle ne se matérialisât, que la courbe des taux de
l'euro, avec une forte probabilité,
devait s'inverser ; nous en avons profité, bien sûr, pour
retourner une partie de nos positions, et de la sorte, pour empocher
un milliard de dollars.
–
Bravo ! Bravo ! s'était exclamé Candide. Vous avez
réalisé là une belle prise de bénéfices !...
Mais comment se fait-il... que
vous n'ayez pas été condamnés ?... Car il s'agissait, là
encore, d'un délit d'initié ?...
–
J'allais y venir, Candide. L'administration
américaine, il est vrai, a parfois tendance à fouiller dans nos
affaires : elle intervient
un peu trop. Certaines personnes qui y œuvrent, d'ailleurs,
trouvèrent alors un peu étrange, tandis que dans cette histoire, la
quasi-totalité des acteurs,
sur le marché, subirent de sérieuses pertes, que nous en eussions
tiré bénéfice, et ce grâce au retournement de nos
positions, en quinze jours à
peine ! Une enquête fut ainsi diligentée ; et si elle ne
sut identifier nos sources, qui étaient soigneusement dissimulées,
elle ne manqua pas de montrer, in
fine, qu'en effet, la
banque était coupable de délit d'initié.
–
Mais... pourtant... je n'ai pas entendu parler d'une condamnation de
la banque, moi qui tout de même, étant trader,
suivais quotidiennement les marchés !...
–
Et c'est normal !...
–
Vous voulez dire ?...
–
Non, nous n'avons pas été innocentés ;
mais nous n'avons pas été condamnés :
disons que platement, très platement, nous nous sommes excusés. Et
nous avons juré que sincèrement, nous ne le referions pas.
–
Et... l'administration vous a laissés tranquilles ?...
–
Parfaitement ! Car ne l'oublie pas, Candide, nous finançons
l'économie.
–
Mais Monsieur Smith, je suis impressionné ! Je ne peux que vous
admirer ! La banque est donc capable, en toute circonstance, de
retourner les choses en sa faveur, et à la fin de fins, de s'en
trouver blanchie ?...
–
Ce n'est pas exactement cela, Candide : il est déjà arrivé,
par le passé, que nous subissions des condamnations. Mais il fallait
pour cela, bien sûr, que la presse en eût entendu parler, et
qu'elle l'eût diffusé !... – Toujours est-il que dans cette
situation, tu l'imagines, la banque n'est pas à son avantage. Car
l'opinion publique étant manipulée,
elle a tendance à surréagir. »
Candide
s'était rappelé, au son de ces mots, la campagne de
dénigrement organisée par la
presse, en France, en 2003, pendant la guerre d'Irak, suite à
l'intervention de Dominique de Villepin à l'ONU : elle avait
été particulièrement odieuse,
et même dangereuse,
car anti-humaniste –
elle brisait les espoirs de démocratie de tout un peuple ;
il s'était donc rappelé cette manipulation, cette manipulation
archaïque, car
contraire aux valeurs de la République,
mais il savait à quel point pour l'essentiel, ces faits étaient
rarissimes : dans le monde libre, en effet, la presse disait la
vérité, car elle y avait intérêt, en vertu de la concurrence
libre et non faussée.
Toujours
est-il que John Smith, qui était bien loquace, avait poursuivi ses
propos :
« Je
disais donc : il est déjà arrivé, par le passé, que nous
subissions des condamnations. Il y a dix ans, en 1999, tandis que je
n'étais qu'analyst,
afin de favoriser un client, qui avait besoin que l'action Boeing, un
jour de juillet, clôturât au-dessus de 45 dollars, nous avons
acheté des contrats à terme, des futures,
et nous avons ainsi, d'une certaine manière, favorablement
orienté le marché.
« Malheureusement,
le Washington Post le
sut, le New York Times
le relaya, le Wall Street Journal
l'analysa, et bientôt, la justice enquêtant, nous ne pûmes
échapper à une condamnation.
–
La peine... je l'imagine... fut rude ?...
interrogea Candide, un peu triste.
–
Eh bien... nous nous sommes excusés, nous nous sommes profondément
excusés, et nous avons promis, alors, que nous ne le referions pas ;
et comme nous avions reconnu les faits, nous reçûmes une amende
modérée, 10 millions de dollars – ce qui correspondait, à peu de
chose près, à la moitié de ce que dans cette affaire, dans cette
correction de marché,
conjointement avec notre client, nous avions gagné.
–
Bravo ! Bravo ! vous avez donc maximisé votre utilité !
Et vous avez bien fait ! Car seuls des fous, c'est une évidence,
auraient agi autrement !
–
Tu as parfaitement raison, Candide ! Je vois que tu as bien
compris ce qui, dans une banque, pousse les hommes à agir ! »
John
Smith, bien sûr, aurait pu évoquer la manipulation du Libor, ou
encore les cross-currency basis
swaps vendus à la
Grèce, qui lui permirent de rentrer dans l'euro ; il aurait pu
parler du financement du terrorisme, des guerres, des mafias, ou plus
prosaïquement, du blanchiment d'argent ; mais il sentait que
bientôt, une fois de plus, la banque serait sur la
sellette, et que contrairement à
l'habitude, elle risquait de payer...
Dans
les dernières années, Goldman Sachs, profitant de
l'opportunité, avait vendu à
ses clients des « subprime deals »,
qui étaient adossés, comme leur nom l'indiquait, à des créances
immobilières de basse qualité ; ces créances, sélectionnées
à dessein par le fond d'investissement Paulson, avec lequel la
banque œuvrait, finirent par s'effondrer, ainsi que les produits qui
y étaient liés, ces « subprime deals »,
qui étaient des « CDO »,
et que la banque avait nommés « Abacus » ; dans
cette affaire, elle le prévoyait, elle devait encaisser, à peu de
chose près, un milliard de dollars ; c'est ce qu'elle fit.
Mais
le trader en charge de
l'affaire, visiblement, n'avait pas été discret, et le New
York Times, enquêtant, révéla
à la fin de l'année, en décembre, la duplicité de la banque, qui
en connaissance de cause, avait vendu à ses clients des produits qui
à la fin des fins, ne devaient plus rien valoir, tout en en
profitant, et en en faisant profiter, bien sûr, le fond
d'investissement Paulson, qui la rémunérait au titre de la
structuration du
produit, et du marketing
qu'à son sujet, elle opérait.
Suivis
par le SEC (Securities and Exchange Commission), le « gendarme
de la bourse américaine », qui enquêta, les dirigeants de la
banque (et notamment des activités de marché), qui avaient été
auditionnés par le Sénat, après s'être excusés, sérieusement
excusés, et après avoir juré que cette fois, on ne les y
reprendrait pas, virent la banque s'acquitter, tout compte fait,
d'une amende record de
550 millions de dollars.
C'était
énorme ! Absolument énorme ! Cela représentait, au bas
mot, six pour cent et demi de ses bénéfices de l'année ! –
C'était ainsi une certitude : cela la dissuaderait de
recommencer.
Candide,
apprenant le montant, avait été impressionné ; mais il avait
compris, incidemment, que le trader
qui était à l'origine de l'histoire, « Fabulous Fab »,
ainsi qu'on le nommait, était centralien.
« Le
plouc ! s'était-il dit alors, en souriant. S'il avait fait
Polytechnique et l'ENA, il ne se serait pas fait prendre ! »
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