jeudi 11 octobre 2012

Chapitre septième

Comment Candide, dans l'Eldorado du monde libre, était connecté à la modernité

« Un verre de bière !... Je peux imiter un verre de bière !... Mais c'est extraordinaire !... »
Candide, qui s'était impatienté, venait d'acquérir un iPhone, et il en découvrait les capacités.
« Regarde, si je fais pivoter mon iPhone, c'est comme si la bière coulait ! »
Et approchant l'appareil de sa bouche, il avait fait mine de boire :
« Glou glou glou... glou glou glou... »
L'effet était saisissant !
Pierre, l'ami qu'il avait retrouvé, ce soir de juin, à New York, dans l'île de Manhattan, en avait d'ailleurs été impressionné ! Car ce fait l'illustrait : la technologie améliorait la vie des hommes : elle était nécessaire à l'émancipation de l'individu. Un peu plus tôt, du reste, Candide s'était demandé, lui qui venait d'acquérir ce téléphone :
« Mais comment ai-je vu vivre si longtemps sans iPhone ?... Comment ?... Car vraiment, l'iPhone va changer ma vie ! »
Lui qui était éclectique, sur son téléphone, il avait bien des applications, mais des applications nécessaires – des applications qui sans doute, un jour, pourraient lui sauver la vie :
« Viou viou... Viouuuu... Viouuuu... Viou viou... Viou viou viou... Viouuuuuuuuuu...  »
Il tenait son iPhone à deux mains, et il lui faisait décrire des cercles : il imitait l'objet de combat par excellence, le sabrolaser ! – Il y avait même adjoint, pour en redoubler l'effet, cette réplique culte :
« Luc, je suis ton père...
– Waouh ! On s'y croirait ! » avait alors déclaré Pierre, enthousiaste, lui qui ainsi que Candide, était sorti de Polytechnique.
Mais l'instant d'après, trois de leurs proches les avaient rejoints, parmi lesquels deux, qui étaient en couple, avaient chacun acheté un iPhone. – Ce concentré de technologie, en effet, venait de sortir, et lorsqu'on était un homme ou une femme de progrès, s'en équiper était un devoir.
« C'est formidable ! » s'était exclamé le couple, au moment où ils étaient arrivés. « Nous nous étions perdus, mais grâce à iPhone Maps, nous avons retrouvé notre chemin ! »
Le numéro 1000 de la 5e avenue, en effet, était particulièrement dur à localiser ! Il fallait savoir qu'aux États-Unis, les avenues étant parallèles, elle sont numérotées de façon croissante ! Mais il fallait aussi comprendre que sur une même voie, les numéros des maisons se suivent !
Brenda, qui maintenant s'exprimait seule, avait d'ailleurs précisé son propos :
« Il y a deux jours encore, il nous fallait une carte pour nous repérer !... C'était pénible !... c'était gênant !... et ce n'était pas efficace !... car pour l'utiliser, j'étais obligée de tourner et de retourner le plan dans tous les sens !... Sans compter que sur un plan papier, il n'y a pas de fonction recherche !...
« Mais dorénavant, grâce au caractère intuitif de l'iPhone, avec deux doigts (elle avait mimé le geste), je peux zoomer sur les plans, et ainsi me retrouver !... Je ne parviens toujours pas à réaliser que c'est vrai !... Quel progrès !... »
Son compagnon, remuant la tête, avait acquiescé, il avait fervemment acquiescé, et autour de la table où ce soir, ils s'étaient retrouvés, tous en convenaient : l'iPhone était un objet nouveau, malin, futé, grâce auquel « rien ne serait plus pareil ».
C'était « une authentique révolution », mais une révolution intelligente, car elle avait été initiée par Steve Jobs. Ce « rebelle », qui « brisait les tabous », était « l'icône de toute une génération » : il était en effet moderne, et ses produits étaient innovants. Après le Macintosh, en 1984, et l'iMac, en 1998, il avait lancé l'iPod, en 2001, un objet qui grâce à sa molette intelligente, avait révolutionné le marché du MP3. – Candide, qui s'en souvenait, était terriblement ému : c'était grâce à l'iPod que des heures durant, il avait pu écouter les disques de Vincent Delerm, et en particulier son dernier album en date, Les Piqûres d'araignée, où il avait « repoussé les limites de la création ».

Depuis les malheurs du Traité constitutionnel européen (ou plus exactement du TCE, comme on l'avait nommé), deux ans avaient passé, et notre homme, depuis, avait changé de vie : un certain temps, il était resté à la Commission européenne, à Bruxelles, où après avoir monitoré les aides étatiques, il avait tracké, et même reviewé les services financiers ; mais travaillant ainsi sur les banques, et leurs activités, il s'était familiarisé avec ce que, vulgairement, on nommait les produits dérivés, et cela l'avait passionné...
« Quelle créations formidables ! C'est magnifique ! » s'était-il dit alors. « C'est l'illustration de ce que les vrais économistes, qui sont des penseurs indépendants, nomment l'économie de la connaissance et du savoir. Car pour créer ces produits, il faut être innovant, et de tout temps, en tout lieu, l'innovation a toujours été la plus belle des choses. »
Il était enchanté, et même subjugué ; si bien qu'une nouvelle fois, lui qui était un homme normal, il avait maximisé son utilité : pour 350 000 $ par an de fixe (car il y avait le variable, le bonus, qui compensait cette si modique somme), lui qu'à la Commission, où il n'y avait pas de conflits d'intérêt, on avait démarché, il avait intégré une grande banque d'affaires, Lehman Brothers, qui était entreprenante, et même performante – à n'en pas douter, elle était faite pour durer.
Au tout début, il n'avait pas traité sur les marchés : il avait observé, il avait étudié, il s'était imprégné, et parallèlement, il avait été formé à l'usage des outils qu'ici, pour suivre ses positions, on employait. Car Candide, dans ce bel établissement, avait été engagé comme trader, et si en la matière, il n'avait pas d'expérience, s'il n'avait jamais managé un book, s'il n'avait jamais hedgé des poses, en ayant des expectations, son intuition des marchés, dont il avait apporté la preuve, lors de ses entretiens, à ceux qu'il côtoyait désormais, l'avait singulièrement aidé. En effet, il savait parfaitement qu'un call delta-hedgé était gamma po, et que shorter de la vol, dans une situation où les tensions s'apaisaient, était plutôt une bonne idée ; mais s'il s'était distingué, c'était par sa compréhension d'un phénomène fondamental, l'inflation, qu'il avait expliqué par la théorie quantitative de la monnaie, qui est toujours vraie, et qui démontrait qu'en doublant la masse monétaire, on créait cent pour cent d'inflation ce qui laissait imaginer à Candide, au Japon (car on l'avait questionné sur le sujet), des déboires pour les temps à venir, et donc une baisse du Yen, une baisse des stocks, et dans l'ensemble, une baisse de la profitabilité ; l'homme qui l'avait recruté, Matthieu, qui était également polytechnicien, avait été impressionné par sa lucidité ; si bien que sans hésiter, il l'avait embauché.
Candide, qui s'était fait au métier, gérait maintenant des positions hybrides : les produits qu'il avait à sa charge, qu'il suivait, étaient parfois indexés sur le cours du blé, de l'électricité, de l'action Nestlé, ou même encore de l'immobilier ; de temps en temps, d'ailleurs, il shortait des mortgages, et il en shortait d'autant plus que ces derniers temps, aux States, le prix des maisons droppait. – Il le savait néanmoins, cette situation était temporaire, car par définition, comme la synthèse néoclassique le montrait, bientôt, un équilibre serait retrouvé, et ainsi, dans les vingt ans qui viendraient, cela était prouvé, il n'y aurait aucune crise (de grands économistes, qui étaient visionnaires, l'avaient d'ailleurs formellement vérifié) ; pendant ce temps, il profiterait des opportunités, et surtout, il ferait du P&L – c'était pour cette raison, tout de même, qu'il avait été engagé.

Candide, qui de la sorte, créait de la liquidité, et à qui l'économie, pour cette raison, était forcément redevable, avait ainsi quitté l'Europe : il avait rejoint le Nouveau monde, qu'il admirait, car à cet endroit, on parlait la seule langue valable, l'anglais, qui était « la langue de l'humanité » ; et en outre, en raison du climat de liberté qui régnait, les entrepreneurs n'étaient pas accablés ; mais plus que tout, aux States, on était ouvert à l'autre : on respectait les différences : on n'était pas aveuglé par des stéréotypes d'un autre âge !
Notre homme, pourtant, n'avait pas oublié l'Europe ; c'est que depuis toujours, il avait espéré que le Vieux continent, oubliant ses rancœurs, qui n'étaient pas rationnelles, s'unît enfin, en « faisant le grand saut fédéral ». Et s'il avait songé à l'Europe, c'était parce qu'en France, récemment, extrêmement récemment, avait eu lieu une élection, l'élection présidentielle, qui l'avait passionné.
En particulier, il avait beaucoup aimé les « désirs d'avenir » de Ségolène Royal ; car dans cette approche personnelle, qui renouvelait la démocratie, on sentait que plus que jamais, les forces de progrès s'étaient donné rendez-vous. Grâce à sa touche de féminité, en effet, la politique serait plus juste, plus douce, plus fraternelle.
« Fini le machisme !... fini le sexisme !...  » s'était ainsi dit Candide. « Il faut faire place aux femmes ! car elles ont une autre vision de la politique !... Une vision plus sensible, plus ouverte, plus apaisée ! une vision plus respectueuse des droits humains !... Et puis... elles qui durant si longtemps, ont été opprimées, en étant cantonnées au foyer, et ainsi empêchées de travailler, elles méritent bien d'être représentées !...
« Il y a trois ans, j'avais encore des craintes : j'appréhendais que les réactionnaires du Figaro, avec leur propagande désuète, et même dangereuse, car foncièrement stigmatisante, n'empêchent ce progrès nécessaire. Mais heureusement, les mentalités ont évolué : les Français, désormais, ont compris l'importance de la parité – car ce n'est qu'en acceptant que l'homme et la femme sont identiques, qu'aujourd'hui, au XXIe siècle, les choses pourront vraiment changer ! »
Des changements, précisément, étaient déjà en gestation ; on l'observait tous les jours, toutes les heures, dans les cellules de ce beau parti, le Parti socialiste, que Candide affectionnait : chacun, grâce à la « démocratie participative », émettait des propositions, des « créations personnelles », et en haut lieu, où l'on était « attentif aux désirs de la population » (car il ne fallait pas « se couper de sa base électorale »), on s'en inspirerait pour exercer le pouvoir. De cette manière, forcément, on prendrait des décisions plus profondes, plus brillantes, qui seraient véritablement tournées vers l'avenir : la grande politique, on l'observait, était enfin de retour !
Candide, qui s'était souvenu de son erreur, en 2005, cette année-ci, en 2007, n'était pas demeuré inerte : il avait agi ; il avait servi ; il s'était accompli. Et si n'étant pas en France, il n'avait pas pu, en personne, peser sur la campagne, grâce aux nouvelles technologies, il avait pu s'engager, et de la sorte, au moins partiellement, il avait fait rayonner ses idées.

Dès 2006, il s'était inscrit sur Facebook, ce « réseau social mondial », qui « facilitait les contacts entre individus ». Il y avait perçu, dès le départ, une authentique révolution, qui marquerait l'histoire de l'humanité. – Il y aurait un avant et un après Facebook.
Son premier ami sur ce site, il s'en souvenait, avait été Valéry Giscard d'Estaing : ce personnage si brillant, qui avait tant fait pour l'Europe, allait encore de l'avant ! Il avait accepté la modernité ! Il n'avait pas laissé passer le train du progrès ! Et Candide, qui en avait été impressionné, lui avait laissé ce court message, qui s'était affiché sur son wall :
« Monsieur Giscard d'Estaing, merci pour tout ce que vous avez fait, et merci pour ce que vous faites encore : toute la jeunesse européenne se retrouve en vous. »
Mais sentant que ces mots, somme toute, manquaient d'explications, il les avait complétés, une minute après, par le message suivant :
« Vous êtes d'ailleurs éternellement jeune, et c'est pourquoi nous vous estimons. »
Pour notre énarque, qui était un homme de gauche, la jeunesse était la plus belle des valeurs.
Mais comme on l'imagine, Candide, découvrant ce réseau formidable, Facebook, qui « créait du lien pour tous les humains », ne s'en était pas arrêté là – très rapidement, il avait multiplié les friends : il en avait désormais plus de trois mille. Michel Rocard, Amélie Nothomb, ou encore Alain Duhamel, bien sûr, figuraient en bonne place sur sa page, sur son profil, où il ne manquait pas de linker leurs dernières déclarations, leurs derniers livres, ou leurs dernières interventions télévisées, grâce à Youtube, ce site innovant, qui permettait d'héberger toutes sortes de vidéos – mais surtout de les partager.
Après avoir profité des extraordinaires jeux que Facebook, au quotidien, proposait à ceux qui y étaient inscrits (il avait beaucoup aimé le Sudoku 3D), il s'était pris d'une passion pour les statuts : chaque jour, chaque minute, chaque seconde, il pouvait modifier des informations à son sujet, des informations fondamentales, qui décrivaient son état du moment. Successivement, il était ainsi « en train de savourer un bon burger », « en train de lire le dernier chef-d’œuvre de Philippe Djian », ou « en train de faire caca ».
Mais les jours avaient passé, et la campagne présidentielle, en 2007, était arrivée. La priorité des priorités, bien sûr, était d'éviter qu'un « nouveau 21 avril », cette année, vînt perturber la course à l’Élysée. Candide, qui était conscient des réalités, en était un peu effrayé : il savait que les électeurs, en 2002, avaient « joué avec le feu », avec ce « vote de rejet » ; et l'un des candidats principaux, Nicolas Sarkozy, par ses propositions conservatrices, où il parlait de la France, du travail, et surtout des valeurs morales, semblait ressusciter cet esprit moisi, rance, qui donnait la nausée : à n'en pas douter, il draguait l'électorat du FN ! Cela l’écœurait ! – Pour cette raison, Candide, qui ne pouvait accepter ces dérives, s'était engagé.
Il s'était engagé depuis l'Eldorado du monde libre, New York, où les Européens, fatigués des réglementations de leurs pays, ainsi que de leur histoire, qui était si noire, contrairement à celle des États-Unis, venaient goûter la liberté, et y prospérer. Il avait commencé de façon distante, à l'heure des primaires, à s'exposer ; en effet, dans cet exercice démocratique, qui grandissait le PS (car il mimait la manière dont les partis, aux États-Unis, désignent leur candidat), trois individus, trois lignes, s'étaient opposés : Ségolène Royal, Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn ; ces personnages étaient différents, extrêmement différents, et Candide, même s'il savait que Dominique Strauss-Kahn, indubitablement, connaissait mieux le monde réel (car il avait une formation d'économiste), était conscient que pour battre la droite, il fallait rassembler ; les sondages, depuis longtemps, avaient montré à quel point Royal, à cet égard, était le meilleur choix, et il l'avait vérifié, soigneusement vérifié, à l'aide d'un calcul de lagrangiens ; c'est qu'elle était une femme ! et par voie de fait, forcément, elle incarnait une vraie dynamique ! – Candide, sans hésiter, s'était ainsi rallié à Ségolène Royal.
Il avait alors fondé, sur Facebook, qui venait d'être ouvert au public, le groupe « Désirs de droits de l'homme », puis le groupe « Avenirs participatifs », mais également le groupe « Fraternités d'aujourd'hui », qui avaient eu un certain succès (près de deux mille personnes, sur chaque groupe, avaient aimé, et l'avaient illustré, certains précisant même, dans leurs commentaires, à quel point la candidature de Royal, dans ces primaires, était « l'illustration d'une démocratie en bonne santé »). Mais cette première étape, naturellement, n'était qu'un échauffement, et si Royal, cette fois, l'avait emporté sans mal, dès le premier tour, avec 60,65 % des suffrages, pour la deuxième étape, la vraie, la seule, celle de la confrontation démocratique, face aux électeurs, il faudrait s'investir davantage ; c'est qu'il fit.

Dans la journée, Candide tradait. Lui qui maintenant, s'était familiarisé avec ses outils, et qui savait parfaitement comment, sur chaque marché, se comportait la dynamique d'une volatilité, et pourquoi les puts lookback min strike, lorsque la vol augmentait, devenaient des puts deep in the money (choses qui bien sûr, lorsqu'on en était short, étaient d'autant plus volgamma neg que la vol était forte), confiant qu'il était, il maintenait ses positions (il était long equity, short taux, short inflation, short commodities, et short correl), et dans la mesure des limites de risque qu'à cet égard, on lui avait fixées, il créait de la valeur.
Dans la journée, Candide tradait ; mais quand le soir venait, il offrait son temps à la politique : il intervenait sur des walls, il commentait des statuts, et il avait même créé un blog, « All that is left », qu'il animait. Mais il n'agissait pas en vain ! Car lui qui était conscient que toujours, absolument toujours, un homme agit par intérêt, et qui s'y conformait, il avait repéré que dans la communauté expatriée, si elles étaient minoritaires, certaines des femmes qu'il côtoyait, c'était une évidence, étaient sensibles à cette politique de gauche, qui était si nouvelle, si fraîche, si généreuse.
Ses activités numériques, qui étaient militantes, lui avaient ainsi permis de mieux connaître une jeune femme, Quneghong Jiǔ-shí, qui était certes française, mais qui était d'origine chinoise, et qui comme lui, par goût de la liberté, s'était exilée aux États-Unis.
Elle travaillait ici, à New York, où pour une autre grande banque, Goldman Sachs, elle œuvrait en temps que sale (on prononçait « seïl », car cela signifiait « vendeuse »). Elle entendait lutter, au quotidien, face à tout ce qui sur les marchés, restreignait la liquidité ; mais plus que tout, elle combattait le sexisme, le racisme, et toutes les horreurs en -isme, sauf le féminisme. Et c'est naturellement que nos deux âmes, se découvrant à l'occasion d'une discussion sur un sujet, la place des femmes dans la société, qu'il avait évoqué sur son blog, qu'elle y avait commenté, et qu'ils avaient continué de décortiquer, plus longuement, en chattant sur Facebook, et c'est naturellement, donc, qu'ils s'étaient immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui respectait l'intelligence féminine.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours.

Et le temps avait passé...
Candide, naturellement, avait poursuivi son travail. Mais ce travail, justement, n'était pas compréhensible de tous ! Si bien qu'invariablement, lorsqu'on lui demandait, simplement, de résumer son métier, il répondait :
« Eh bien... ce n'est pas compliqué... J'achète à 100... je revends à 110... Je fais du P&L... enfin... j'encaisse mes gains... Et je gère, tu vois, je gère... »
Les gens ne voyaient pas toujours, mais peu lui importait : il engrangeait les dollars, et de la sorte, il maximisait son utilité.
Son engagement politique, parallèlement, n'avait pas diminué : il suivait la campagne, et il s'y investissait. Le premier tour approchant, voyant que Sarkozy, le candidat de la droite, semblait gagner du terrain, dans les sondages, qui disent toujours la vérité, et qui ne visent absolument jamais à manipuler l'opinion des Français, voyant que Sarkozy, donc, semblait gagner du terrain, et que la raison de cet état de fait, lui paraissait-il, était cette obsession sécuritaire de la droite, qui flirtait avec l'extrême droite, Candide, qui en avait été singulièrement gêné, avait écrit un article sur son blog, « Les dérives anxiogènes de la droite », qui avait beaucoup plu.
Mais le 22 avril, le jour du premier tour, était enfin venu ; on avait fortement parlé, les jours qui avaient précédé, d'un troisième homme, François Bayrou, qui n'était ni de droite ni de gauche, et qui par conséquent, était très différent des candidats habituels. À n'en pas douter, il détonait ! Il apportait de la nouveauté ! Car il avait voté Oui à Maastricht, ainsi que lors du référendum de 2005 ! Cet homme, bien sûr, avait beaucoup plu à Candide, car contrairement à d'autres, il ne faisait pas dans la critique populiste. Un instant, il avait même songé à voter pour lui, jugeant que François Bayrou, sans doute, était le plus européen des candidats ; mais il était resté fidèle à la gauche, car elle incarnait des valeurs : Candide, en effet, était un homme tolérant – il détestait les extrémistes, ces hommes que sans hésiter, il eût fait enfermer.
Le soir du 22 avril, en compagnie d'amis qui comme lui, représentaient vraiment la France (ils étaient tous sortis de l'ENA, de Polytechnique ou de HEC), dans un bar lounge tenu par des expatriés, il avait pu suivre, sur un écran plasma géant, la divulgation des résultats, qu'il attendait. Sa première réaction, ce soir, avait été la suivante :
« Mais cet écran fait au moins trois mètres de côté !... Dire qu'il y a dix ans encore, il n'y avait que des tubes cathodiques !... Ces téléviseurs étaient encombrants !... et ils étaient limités !... Alors que ceux-ci sont magnifiques !... Je n'ose imaginer, voyant le rythme actuel du progrès, ce que le futur nous réserve... mais j'ai déjà hâte d'y être !... »
Candide, qui était de gauche, aimait beaucoup le futur.
Mais les résultats étaient tombés, et ce soir, ils l'avaient partiellement déçu : Ségolène Royal, sa candidate préférée, n'était qu'en deuxième place. Pourtant, derrière son malheur, un bonheur se cachait, et que sans réserve, il sut exprimer : car Jean-Marie Le Pen, ce fasciste notoire, qui était opposé à la monnaie unique, n'avait reçu que 10,44 % des suffrages, et cela avait rassuré Candide : des millions d'électeurs, grâce à cette campagne exemplaire, qui était digne d'une démocratie adulte, s'étaient réconciliés avec les valeurs républicaines. Vraiment, cela faisait un bien fou !...

Mais la campagne s'était poursuivie : le deuxième tour arrivait ; et l'on sentait que cette fois, plus que les voix du Front national, c'étaient celle de François Bayrou, cet homme indépendant, ce libre penseur, qui était critique vis-à-vis du système, qui étaient courtisées. En effet, il avait proposé une nouvelle voie, une voie sincèrement européenne, que l'on ne pouvait négliger ; aussi Ségolène Royal, intelligemment, avait-elle joué le rapprochement, en débattant avec cet homme, François Bayrou, qui avait renouvelé l'offre politique. Peut-être était-il trop iconoclaste, trop inclassable, trop dérangeant, et les médias le lui avaient payer ; mais cette dernière initiative, celle d'accepter un débat, avait montré que c'était un homme ouvert, un homme respectueux, un homme vraiment humain. Aussi Candide l'avait-il apprécié. Toutefois, la gauche n'en avait pas tiré d'alliance : François Bayrou, ce grand homme, ne donnerait pas de consigne de vote ; et les reports de voix, sans doute, seraient partagés.
Le soir du 6 mai, on l'observa d'ailleurs, si bien des partisans de Bayrou, qui entendaient changer la politique, avaient voté pour Royal, une part non négligeable d'entre eux, de leur côté, avaient voté pour Sarkozy, le candidat de la droite, qui proposait une politique si différente de celle de la gauche.
À vingt heures, les premières estimations furent annoncées ; elles ne laissaient de doute : Royal était battue ; Candide était triste.
Mais dans sa tristesse, il s'était rappelé que le Front national, à l'occasion de cette campagne, avait reculé : 2002, c'était une évidence, n'avait été qu'un avertissement adressé aux dirigeants, et les dirigeants l'avaient entendu ; ils avaient entendu que pour contenter le peuple, il fallait plus d'Europe.

Cela faisait deux mois, ou plutôt bientôt deux mois que Nicolas Sarkozy, le nouveau président, avait été élu, et Candide, à la réflexion, avait beaucoup aimé certains de ses slogans, en particulier « Travailler plus pour gagner plus », qui était la pensée même d'un homme normal. Par ailleurs, ce Sarkozy avait maintenu le cordon sanitaire qui le séparait du Front national, et c'était tout à son honneur. Il avait même, chose extraordinaire, nommé des ministres d'ouverture, pour montrer à quel point, vraiment, que l'on fût de droite ou de gauche, il fallait défendre les valeurs républicaines (Candide aimait beaucoup Bernard Kouchner). Enfin, lui qui était d'origine hongroise, et qui avait des ascendances juives, il montrait à quel point la société multiculturelle, celle à laquelle aspirait Candide, était souhaitable, car elle permettait de stimuler les talents.
Mais ce soir, cette élection appartenait au passé. Car cette merveille de technologie, l'iPhone, venait de sortir, et elle émerveillait les esprits. C'était un appareil magique, fun, convivial, qui modifiait le rapport des hommes à la réalité. C'était en effet un bouleversement , une rupture du cours de l'histoire. Car dorénavant, les hommes seraient connectés.
Candide, attablé avec ses amis, envoyait des textos ; il avait il est vrai, à cet égard, un forfait illimité, et il en profitait ; voici l'exemple d'un de ses échanges :
[T'es où ?]
[Au Met. Avec un iPhone.]
[Trop ouf ! Moi aussi j'ai un iPhone !]
[Je ne peux plus m'en séparer ! ]
[Bon j'arrive lol. ]
[Lol à toute !]
Vraiment, l'iPhone permettait des prouesses ! Il permettait même, lorsqu'on écrivait un message électronique, au moment de l'envoyer, d'insérer automatiquement une phrase, à la fin du texte, qui précisait d'où il avait été expédié.
« Sent from my iPhone, the best phone in the world », signait ainsi Candide.
Il en était pourtant, rendez-vous compte, qui refusaient ce progrès ! Et il y en était même, en 2007, qui n'avaient pas de téléphone portable !
« Les fous ! » s'était dit Candide. « Ils ne vivent pas avec leur temps ! Ce sont vraiment... des dinosaures !... Heureusement qu'ils vont s'éteindre !... HAHAHAHAHA !... »
Cette brève remarque, qui lui était venue subitement, comme un trait d'esprit, l'avait beaucoup fait rire.
Mais ce soir, sirotant un Moon Bull Sugarfree (le bar du Met, en effet, de même que de nombreux bars, à New York, ne proposait pas de Smirnoff Ice, et Candide, ce soir, s'était rabattu sur cette boisson à base de Red Bull Sugarfree, qui lui plaisait de plus en plus, car elle était jeune, fraîche, et profondément cool), sirotant un Moon Bull Sugarfree, donc, il profitait des températures, du temps, et des amis qui enfin, l'avaient rejoint. Il venait, à l'instant, de modifier son statut Facebook, pour indiquer : « boit un Moon Bull Sugarfree au Met » ; un de ses amis Facebook, qu'il n'avait vu qu'une fois, avait immédiatement commenté : « Amazing ! Moi aussi je bois un Moon Bull Sugarfree, mais à la Tate. »
Les amis de Candide, c'est clair, étaient vraiment branchés culture.
Toujours est-il que ce verre, au Met, les avait mis en forme, si bien que comme prévu, ils avaient poursuivi chez un ami de Candide, Cacambo, qui était originaire de Cadix, et qui était métis, avec une soirée Wii.
La Nintendo Wii, cette fabuleuse console, était sortie l'année précédente, en 2006, et Candide, lui qui immédiatement, en avait acquis une, en avait profité – il avait sérieusement kiffé. Car cette console était conviviale, et surtout, grâce à sa poignée ergonomique, la Wiimote, ainsi qu'à son Nunchuk, qui l'accompagnait, le monde du jeu vidéo était transformé : certains disaient qu'il s'agissait d'une véritable innovation, mais pour notre homme, qui était enthousiaste, il s'agissait d'une authentique révolution. Candide l'utilisait même, parfois, afin d'entretenir sa forme, grâce au système Wii Fit, qui également, avait bénéficié à Kunegondisan Hachijû, à Kunęgondą Osiemdziesią-Trzy, ou encore à Gunnåkonda Åttiofem, qui en avaient admis l'utilité, et qui l'en avaient remercié.
Mais ce soir, il y avait du challenge : ils étaient six, et à tour de rôle, ils se relaieraient face au téléviseur ; car ils jouaient à Wii Sports, et vraiment, cela déchirait !
Ils avaient commencé par le golf, et Candide, à ce jeu-là, excellait ; il fit birdie sur birdie, et tous, ils furent impressionnés. Puis il y eut le tennis, la boxe, le bowling, le baseball, et chaque fois, Candide l'emporta haut la main. Il en fut donc félicité, et même, sans hésiter, il fut sacré « roi de la soirée ».
Malheureusement, cette soirée eut une fin ; car après tous ces jeux, après trois Moon Bull Sugarfree, et après d'âpres débats, surtout, au sujet de la compétitivité-prix, Candide rentra chez lui.
Cette fois encore, semblait-il, il était un peu fait. Mais il en profita, pendant qu'il descendait l'immeuble en haut duquel, trois heures durant, il avait joué à la Wii, pour poster des informations sur Facebook, grâce à son iPhone, qui était si performant.
Il avait pris des photos, de belles photos, et précisant sur sa page : « Une soirée bien kiffante chez Cacambo », il avait ajouté des images, il avait taggé ses friends, et profitant de l'instant pour, grâce à sa page Facebook, prendre des nouvelles de Robert Badinter, il avait enfin quitté l'immeuble, et il avait regagné la rue.
Il titubait légèrement, mais il tenait debout ; et il marchait ; il avançait ; il progressait. Pour regagner son loft, il le savait, il avait trois blocks à passer, et la lumière des réverbères, à l'heure qu'il était, l'éclairait. Il avait franchi le premier block, quand soudainement, tandis qu'il rédigeait un texto, une grande silhouette s'était dressée, face à lui, et lui avait intimé :
« Gimme your phone! »
Candide, entendant ces mots, avait alors songé :
« Oh, comme c'est amusant ! cet homme cherche à communiquer !... Il a visiblement dû entendre parler du nouvel iPhone, et il aimerait le tester ! »
« I said Gimme your phone, fag !
I... er... Hi, my name is Candide, and basically, I'm very pleased to see that... that you're a tech-addict, just as I am !... »
Il avait terminé sa phrase dans un grand sourire, songeant que peut-être, ce soir, il allait gagner un friend ; mais l'homme avait répondu, froidement :
« I got no time ; either you gimme your phone, or you're a dead man. »
Candide, alors, avait aperçu que cet homme, qui était noir, brandissait un couteau. Il s'était dit ainsi, naturellement, lui en tant que polytechnicien, savait raisonner :
« S'il porte un couteau, c'est sans doute qu'il a faim !... Oui, c'est certainement cela, car en France également, les minorités sont défavorisées : elles sont victimes du racisme. Alors venons-lui en aide, et prêtons-lui notre iPhone, afin qu'il étanche sa soif de connaissance ! »
Il avait donc tendu son iPhone, et l'homme, le saisissant, s'en était allé en courant.
Candide avait été surpris, singulièrement surpris de sa fuite, lui qui aurait aimé lui expliquer le fonctionnement de l'appareil. Puis il avait compris, une fois rentré chez lui, après une heure environ, qu'il s'était fait voler son iPhone.
Il avait alors pleuré, longuement pleuré, car un iPhone, ce n'était pas rien !... C'était un concentré de technologie !... Et il avait songé à nouveau à la scène, lui qui jusqu'ici, n'avait jamais subi d'agression, et qui savait qu'en France, quand les médias parlaient d'insécurité, ils affabulaient, et ils cherchaient à favoriser le racisme. Il s'était dit que sans doute, dévisageant ce black (Candide, qui était tolérant, ne disait jamais « noir », mais « black » ; il ne disait jamais « homosexuel », mais « gay » ; comme des millions de Français, il aimait beaucoup sa langue), il s'était dit que sans doute, dévisageant ce black, il l'avait mal regardé.
« Oui, c'est cela, il a dû me trouver insultant, et ayant tant souffert du racisme (même si objectivement, aux États-Unis, la situation est bien meilleure qu'en France), il est bien naturel qu'il ait réagi ainsi !... car je l'ai mérité !... Mais mon iPhone, tout de même !... mon iPhone tout neuf !... »
L'homme qui l'avait volé, Martin, qui était originaire du Surinam, en avait tiré un bon profit : il avait revendu l'appareil, le lendemain, pour deux cents dollars – lui également, c'était un homme normal, car il maximisait son utilité.
Et Candide, les heures passant, s'était raisonné : le prix d'un iPhone, en réalité, si l'on se basait sur son salaire fixe, correspondait à quatre heures de travail ; en travaillant le lundi matin, dès lors, il l'aurait remboursé. Ce lundi même, d'ailleurs, il avait racheté un iPhone, et il en avait profité.
Décidément, tout était au moins mal dans le moins mauvais des mondes !

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