« Un
verre de bière !... Je peux imiter un verre de bière !...
Mais c'est extraordinaire !... »
Candide,
qui s'était impatienté, venait d'acquérir un iPhone, et il en
découvrait les capacités.
« Regarde,
si je fais pivoter mon iPhone, c'est comme si la bière coulait ! »
Et
approchant l'appareil de sa bouche, il avait fait mine de boire :
« Glou
glou glou... glou glou glou... »
L'effet
était saisissant !
Pierre,
l'ami qu'il avait retrouvé, ce soir de juin, à New York, dans l'île
de Manhattan, en avait d'ailleurs été impressionné ! Car ce
fait l'illustrait : la technologie améliorait la vie des
hommes : elle était nécessaire à l'émancipation de
l'individu. Un peu plus tôt, du
reste, Candide s'était demandé, lui qui venait d'acquérir ce
téléphone :
« Mais
comment ai-je vu vivre
si longtemps sans iPhone ?... Comment ?... Car
vraiment, l'iPhone va changer ma vie ! »
Lui
qui était éclectique,
sur son téléphone, il avait bien des applications,
mais des applications nécessaires –
des applications qui sans doute, un jour, pourraient lui sauver la
vie :
« Viou
viou... Viouuuu... Viouuuu... Viou viou... Viou viou viou...
Viouuuuuuuuuu... »
Il
tenait son iPhone à deux mains, et il lui faisait décrire des
cercles : il imitait l'objet de combat par excellence, le
sabrolaser ! – Il
y avait même adjoint, pour en redoubler l'effet, cette réplique
culte :
« Luc,
je suis ton père...
–
Waouh ! On s'y croirait ! » avait alors déclaré
Pierre, enthousiaste, lui qui ainsi que Candide, était sorti de
Polytechnique.
Mais
l'instant d'après, trois de leurs proches les avaient rejoints,
parmi lesquels deux, qui étaient en couple, avaient chacun acheté
un iPhone. – Ce concentré de technologie,
en effet, venait de sortir, et lorsqu'on était un homme ou une femme
de progrès, s'en équiper était un devoir.
« C'est
formidable ! » s'était exclamé le couple, au moment où
ils étaient arrivés. « Nous nous étions perdus, mais grâce
à iPhone Maps, nous
avons retrouvé notre chemin ! »
Le
numéro 1000 de la 5e avenue, en effet, était particulièrement dur
à localiser ! Il fallait savoir qu'aux États-Unis, les
avenues étant parallèles, elle sont numérotées de façon
croissante ! Mais il fallait aussi comprendre que sur une même
voie, les numéros des maisons se suivent !
Brenda,
qui maintenant s'exprimait seule, avait d'ailleurs précisé son
propos :
« Il
y a deux jours encore, il nous fallait une carte pour nous
repérer !... C'était pénible !...
c'était gênant !...
et ce n'était pas efficace !...
car pour l'utiliser, j'étais obligée de tourner et de retourner le
plan dans tous les sens !... Sans compter que sur un plan
papier, il n'y a pas de fonction recherche !...
« Mais
dorénavant, grâce au caractère intuitif de l'iPhone, avec
deux doigts (elle avait mimé le geste), je peux zoomer sur les
plans, et ainsi me retrouver !... Je ne parviens toujours pas à
réaliser que c'est vrai !... Quel progrès !... »
Son
compagnon, remuant la tête, avait acquiescé, il avait fervemment
acquiescé, et autour de la table où ce soir, ils s'étaient
retrouvés, tous en convenaient : l'iPhone était un objet
nouveau, malin,
futé, grâce auquel
« rien ne serait plus pareil ».
C'était
« une authentique révolution », mais une révolution
intelligente, car elle
avait été initiée par Steve Jobs. Ce « rebelle », qui
« brisait les tabous », était « l'icône de toute
une génération » : il était en effet moderne,
et ses produits étaient innovants.
Après le Macintosh, en 1984, et l'iMac, en 1998, il avait lancé
l'iPod, en 2001, un objet qui grâce à sa molette intelligente,
avait révolutionné le marché du MP3.
– Candide, qui s'en souvenait, était terriblement ému :
c'était grâce à l'iPod que des heures durant, il avait pu écouter
les disques de Vincent Delerm, et en particulier son dernier album en
date, Les Piqûres d'araignée,
où il avait « repoussé les limites de la création ».
Depuis les malheurs du Traité constitutionnel européen (ou plus
exactement du TCE,
comme on l'avait nommé), deux ans avaient passé, et notre homme,
depuis, avait changé de vie : un certain temps, il était resté
à la Commission européenne, à Bruxelles, où après avoir monitoré
les aides étatiques, il avait tracké,
et même reviewé les
services financiers ; mais travaillant ainsi sur les banques, et
leurs activités, il s'était familiarisé avec ce que, vulgairement,
on nommait les produits dérivés, et cela l'avait passionné...
« Quelle créations formidables ! C'est magnifique ! »
s'était-il dit alors. « C'est l'illustration de ce que les
vrais économistes, qui sont des penseurs indépendants,
nomment l'économie de la connaissance et du savoir.
Car pour créer ces produits, il faut être innovant,
et de tout temps, en tout lieu, l'innovation a toujours été la plus
belle des choses. »
Il
était enchanté, et même subjugué ; si bien qu'une nouvelle
fois, lui qui était un homme normal, il avait maximisé son
utilité : pour 350 000 $ par an de fixe (car
il
y avait le variable,
le bonus, qui
compensait cette si modique somme), lui qu'à la Commission, où il
n'y avait pas de conflits d'intérêt, on avait démarché,
il avait intégré une grande banque d'affaires, Lehman Brothers, qui
était entreprenante, et même performante – à
n'en pas douter, elle était faite pour durer.
Au
tout début, il n'avait pas traité sur les marchés :
il avait observé, il avait étudié, il s'était imprégné, et
parallèlement, il avait été formé à l'usage des outils qu'ici,
pour suivre ses positions, on employait. Car Candide, dans ce bel
établissement, avait été engagé comme trader,
et si en la matière,
il n'avait pas d'expérience, s'il n'avait jamais managé
un book, s'il n'avait jamais
hedgé des poses, en
ayant des expectations,
son intuition des marchés,
dont il avait apporté la preuve, lors de ses entretiens, à ceux
qu'il côtoyait désormais, l'avait singulièrement aidé. En effet,
il savait parfaitement qu'un call delta-hedgé
était gamma po, et
que shorter de la vol,
dans une situation où les tensions s'apaisaient, était
plutôt une bonne idée ; mais
s'il s'était distingué, c'était par sa compréhension d'un
phénomène fondamental, l'inflation, qu'il avait expliqué par la
théorie quantitative de la monnaie, qui est toujours vraie, et qui
démontrait qu'en doublant la masse monétaire, on créait cent pour
cent d'inflation –
ce qui laissait imaginer à Candide, au Japon (car on l'avait
questionné sur le sujet), des déboires pour les temps à venir, et
donc une baisse du Yen,
une baisse des stocks,
et dans l'ensemble, une baisse de la profitabilité ;
l'homme qui l'avait recruté, Matthieu, qui était également
polytechnicien, avait été impressionné par sa lucidité ; si
bien que sans hésiter, il l'avait embauché.
Candide,
qui s'était fait au métier, gérait maintenant des positions
hybrides : les produits
qu'il avait à sa charge, qu'il suivait,
étaient parfois indexés sur le cours du blé, de l'électricité,
de l'action Nestlé, ou même encore de l'immobilier ; de temps
en temps, d'ailleurs, il shortait des mortgages,
et il en shortait
d'autant plus que ces derniers temps, aux States,
le prix des maisons droppait.
– Il le savait
néanmoins, cette situation était temporaire, car par définition,
comme la synthèse néoclassique le montrait, bientôt, un équilibre
serait retrouvé, et ainsi, dans les vingt ans qui viendraient, cela
était prouvé, il n'y aurait aucune crise (de grands économistes,
qui étaient visionnaires, l'avaient d'ailleurs formellement
vérifié) ; pendant ce temps, il profiterait des
opportunités, et surtout, il
ferait du P&L –
c'était pour cette raison, tout de même, qu'il avait été engagé.
Candide,
qui de la sorte, créait de la liquidité,
et à qui l'économie, pour cette raison, était forcément
redevable, avait ainsi quitté l'Europe : il avait rejoint le
Nouveau monde, qu'il admirait, car à cet endroit, on parlait la
seule langue valable, l'anglais, qui était « la langue de
l'humanité » ; et en outre, en raison du climat de liberté qui régnait, les
entrepreneurs n'étaient pas accablés ;
mais plus que tout, aux States,
on était ouvert à l'autre : on
respectait les différences :
on n'était pas aveuglé par des stéréotypes d'un autre
âge !
Notre
homme, pourtant, n'avait pas oublié l'Europe ; c'est que depuis
toujours, il avait espéré que le Vieux continent, oubliant ses
rancœurs, qui n'étaient pas rationnelles,
s'unît enfin, en « faisant le grand saut fédéral ». Et
s'il avait songé à l'Europe, c'était parce qu'en France,
récemment, extrêmement récemment, avait eu lieu une élection,
l'élection présidentielle, qui l'avait passionné.
En
particulier, il avait beaucoup aimé les « désirs d'avenir »
de Ségolène Royal ; car dans cette approche personnelle,
qui renouvelait la démocratie,
on sentait que plus que jamais, les forces de progrès
s'étaient donné rendez-vous.
Grâce à sa touche de féminité,
en effet, la politique serait plus juste,
plus douce, plus
fraternelle.
« Fini
le machisme !... fini le sexisme !... » s'était
ainsi dit Candide. « Il faut faire place aux femmes ! car
elles ont une autre vision de la politique !...
Une vision plus sensible,
plus ouverte, plus
apaisée ! une
vision plus respectueuse des droits humains !...
Et puis... elles qui durant si longtemps, ont été opprimées,
en étant cantonnées au foyer,
et ainsi empêchées de travailler,
elles méritent bien d'être représentées !...
« Il
y a trois ans, j'avais encore des craintes : j'appréhendais que
les réactionnaires du Figaro,
avec leur propagande désuète,
et même dangereuse,
car foncièrement
stigmatisante,
n'empêchent ce progrès nécessaire. Mais heureusement, les
mentalités ont évolué :
les Français, désormais, ont compris l'importance de la
parité – car ce n'est qu'en
acceptant que l'homme et la femme sont identiques, qu'aujourd'hui, au
XXIe
siècle, les choses pourront vraiment changer ! »
Des
changements, précisément, étaient déjà en gestation ; on
l'observait tous les jours, toutes les heures, dans les cellules de
ce beau parti, le Parti socialiste, que Candide affectionnait :
chacun, grâce
à la « démocratie participative »,
émettait des propositions, des « créations personnelles »,
et en haut lieu, où l'on était « attentif aux désirs de la
population » (car il ne fallait pas « se couper de sa
base électorale »), on s'en inspirerait pour exercer le
pouvoir. De cette manière, forcément, on prendrait des décisions
plus profondes, plus
brillantes, qui
seraient véritablement tournées vers l'avenir :
la grande politique, on l'observait, était enfin de retour !
Candide,
qui s'était souvenu de son erreur, en 2005, cette année-ci, en
2007, n'était pas demeuré inerte : il avait agi ; il
avait servi ; il s'était accompli. Et si n'étant pas en
France, il n'avait pas pu, en personne, peser sur la campagne, grâce
aux nouvelles technologies,
il avait pu s'engager, et de la sorte, au moins partiellement, il
avait fait rayonner ses idées.
Dès
2006, il s'était inscrit sur Facebook, ce « réseau social
mondial », qui « facilitait les contacts entre
individus ». Il y avait perçu, dès le départ, une
authentique
révolution, qui
marquerait l'histoire de l'humanité.
– Il y aurait un avant et un après Facebook.
Son
premier ami sur ce site, il s'en souvenait, avait été Valéry
Giscard d'Estaing : ce personnage si brillant, qui avait tant
fait pour l'Europe, allait encore de l'avant ! Il avait accepté
la modernité ! Il n'avait
pas laissé passer le train du progrès !
Et Candide, qui en avait été impressionné, lui avait laissé ce
court message, qui s'était affiché sur son wall :
« Monsieur
Giscard d'Estaing, merci pour tout ce que vous avez fait, et merci
pour ce que vous faites encore : toute la jeunesse européenne
se retrouve en vous. »
Mais
sentant que ces mots, somme toute, manquaient d'explications, il les
avait complétés, une minute après, par le message suivant :
« Vous
êtes d'ailleurs éternellement jeune, et c'est pourquoi nous vous
estimons. »
Pour
notre énarque, qui était un homme de gauche, la jeunesse était la
plus belle des valeurs.
Mais
comme on l'imagine, Candide, découvrant ce réseau formidable,
Facebook, qui « créait du lien pour tous les humains »,
ne s'en était pas arrêté là – très rapidement, il avait
multiplié les friends :
il en avait désormais plus de trois mille. Michel Rocard, Amélie
Nothomb, ou encore Alain Duhamel, bien sûr, figuraient en bonne
place sur sa page, sur son profil,
où il ne manquait pas de linker
leurs dernières déclarations, leurs derniers livres, ou leurs
dernières interventions télévisées, grâce à Youtube,
ce site innovant, qui
permettait d'héberger toutes sortes de vidéos – mais surtout de
les partager.
Après
avoir profité des extraordinaires jeux que Facebook, au quotidien,
proposait à ceux qui y étaient inscrits (il avait beaucoup aimé le
Sudoku 3D), il s'était pris
d'une passion pour les statuts :
chaque jour, chaque minute, chaque seconde, il pouvait modifier des
informations à son sujet, des informations fondamentales, qui
décrivaient son état du moment. Successivement, il était ainsi
« en train de savourer un bon burger »,
« en train de lire le dernier chef-d’œuvre de Philippe
Djian », ou « en train de faire caca ».
Mais
les jours avaient passé, et la campagne présidentielle, en 2007,
était arrivée. La priorité des priorités, bien sûr, était
d'éviter qu'un « nouveau 21 avril », cette année, vînt
perturber la course à l’Élysée. Candide, qui était conscient
des réalités, en était un peu
effrayé : il savait que les électeurs, en 2002, avaient « joué
avec le feu », avec ce « vote de rejet » ; et
l'un des candidats principaux, Nicolas Sarkozy, par ses propositions
conservatrices, où il
parlait de la France, du travail, et surtout des valeurs morales,
semblait ressusciter cet esprit moisi,
rance, qui donnait
la nausée : à n'en pas
douter, il draguait l'électorat du FN !
Cela l’écœurait ! – Pour cette raison, Candide, qui ne
pouvait accepter ces dérives, s'était engagé.
Il
s'était engagé depuis l'Eldorado du monde libre, New York, où les
Européens, fatigués des réglementations de leurs pays, ainsi que
de leur histoire, qui était si noire, contrairement à celle des États-Unis, venaient goûter la liberté, et y prospérer. Il avait
commencé de façon distante, à l'heure des primaires, à
s'exposer ; en effet, dans cet exercice démocratique,
qui grandissait le PS
(car il mimait la manière dont les partis, aux États-Unis,
désignent leur candidat), trois individus, trois lignes,
s'étaient opposés : Ségolène Royal, Laurent Fabius et
Dominique Strauss-Kahn ; ces personnages étaient différents,
extrêmement différents, et Candide, même s'il savait que Dominique
Strauss-Kahn, indubitablement, connaissait mieux le monde réel (car
il avait une formation d'économiste), était conscient que pour
battre la droite, il
fallait rassembler ;
les sondages, depuis longtemps, avaient montré à quel point Royal,
à cet égard, était le meilleur choix,
et il l'avait vérifié, soigneusement vérifié, à l'aide d'un
calcul de lagrangiens ; c'est qu'elle était une femme ! et
par voie de fait, forcément, elle incarnait une vraie
dynamique ! – Candide,
sans hésiter, s'était ainsi rallié à Ségolène Royal.
Il
avait alors fondé, sur Facebook, qui venait d'être ouvert au
public, le groupe « Désirs de droits de l'homme », puis
le groupe « Avenirs participatifs », mais également le
groupe « Fraternités d'aujourd'hui », qui avaient eu un
certain succès (près de deux mille personnes, sur chaque groupe,
avaient aimé, et
l'avaient illustré, certains précisant même, dans leurs
commentaires, à quel point la candidature de Royal, dans ces
primaires, était « l'illustration d'une démocratie en bonne
santé »). Mais cette première étape, naturellement, n'était
qu'un échauffement, et si Royal, cette fois, l'avait emporté sans
mal, dès le premier tour, avec 60,65 % des suffrages, pour la
deuxième étape, la vraie, la seule, celle de la confrontation
démocratique, face aux
électeurs, il faudrait s'investir davantage ; c'est qu'il fit.
Dans
la journée, Candide tradait.
Lui qui maintenant, s'était familiarisé avec ses outils, et qui
savait parfaitement comment, sur chaque marché, se comportait la
dynamique d'une volatilité, et pourquoi les puts
lookback min strike,
lorsque la vol
augmentait,
devenaient des puts deep in the money (choses
qui bien sûr, lorsqu'on en était short,
étaient d'autant plus volgamma neg
que la vol était
forte), confiant qu'il était, il maintenait ses positions (il était
long equity, short
taux, short inflation,
short commodities,
et short correl), et
dans la mesure des limites de risque qu'à cet égard, on lui avait
fixées, il créait de la valeur.
Dans
la journée, Candide tradait ;
mais quand le soir venait, il offrait
son temps à la politique : il intervenait sur des walls,
il commentait des statuts,
et il avait même créé un blog, « All that is
left », qu'il animait.
Mais il n'agissait pas en vain ! Car lui qui était conscient
que toujours, absolument toujours, un homme agit par intérêt, et
qui s'y conformait, il avait repéré que dans la communauté
expatriée, si elles étaient
minoritaires, certaines des femmes qu'il côtoyait, c'était une
évidence, étaient sensibles à cette politique de gauche, qui était
si nouvelle, si
fraîche, si
généreuse.
Ses
activités numériques, qui étaient militantes,
lui avaient ainsi permis de mieux connaître une jeune femme,
Quneghong Jiǔ-shí,
qui était certes française, mais qui était d'origine chinoise, et
qui comme lui, par goût de la liberté, s'était exilée aux
États-Unis.
Elle travaillait ici, à
New York, où pour une autre grande banque, Goldman Sachs, elle
œuvrait en temps que sale
(on prononçait « seïl »,
car cela signifiait « vendeuse »). Elle entendait
lutter, au quotidien, face à tout ce qui sur les marchés,
restreignait la liquidité ; mais plus que tout, elle combattait
le sexisme, le racisme, et toutes les horreurs en -isme, sauf le
féminisme. Et c'est naturellement que nos deux âmes, se découvrant
à l'occasion d'une discussion sur un sujet, la place des femmes dans
la société, qu'il avait évoqué sur son blog, qu'elle y avait
commenté, et qu'ils avaient continué de décortiquer, plus
longuement, en chattant sur Facebook,
et c'est naturellement, donc, qu'ils s'étaient immédiatement aimés.
Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste,
un amour qui respectait l'intelligence féminine.
Leur
aventure, qui était si intense, dura dix jours.
Et le temps avait
passé...
Candide,
naturellement, avait poursuivi son travail. Mais ce travail,
justement, n'était pas compréhensible de tous ! Si bien
qu'invariablement, lorsqu'on lui demandait, simplement, de résumer
son métier, il répondait :
« Eh
bien... ce n'est pas compliqué... J'achète à 100... je revends à
110... Je fais du P&L...
enfin... j'encaisse mes gains... Et je gère,
tu vois, je gère... »
Les
gens ne voyaient pas toujours, mais peu lui importait : il
engrangeait les dollars, et de la sorte, il maximisait son utilité.
Son
engagement politique, parallèlement, n'avait pas diminué : il
suivait la campagne, et il s'y investissait. Le premier tour
approchant, voyant que Sarkozy, le candidat de la droite, semblait
gagner du terrain,
dans les sondages, qui disent toujours la vérité, et qui ne visent
absolument jamais à manipuler l'opinion des Français, voyant que
Sarkozy, donc, semblait gagner du terrain, et que la raison de cet
état de fait, lui paraissait-il, était cette obsession
sécuritaire de la droite, qui
flirtait avec l'extrême droite,
Candide, qui en avait été singulièrement gêné, avait écrit un
article sur son blog, « Les dérives anxiogènes de
la droite », qui avait
beaucoup plu.
Mais
le 22 avril, le jour du premier tour, était enfin venu ; on
avait fortement parlé, les jours qui avaient précédé, d'un
troisième homme,
François Bayrou, qui n'était ni de droite ni de gauche,
et qui par conséquent, était très différent des
candidats habituels. À n'en pas
douter, il détonait !
Il apportait de la nouveauté !
Car il avait voté Oui à Maastricht, ainsi que lors du référendum
de 2005 ! Cet homme, bien sûr, avait beaucoup plu à Candide,
car contrairement à d'autres, il ne faisait pas dans la critique
populiste. Un instant, il avait
même songé à voter pour lui, jugeant que François Bayrou, sans
doute, était le plus européen des candidats ;
mais il était resté fidèle à la gauche, car elle incarnait des
valeurs : Candide, en effet, était un homme tolérant
– il détestait les extrémistes, ces hommes que sans hésiter, il
eût fait enfermer.
Le
soir du 22 avril, en compagnie d'amis qui comme lui, représentaient
vraiment la France (ils étaient tous sortis de l'ENA, de
Polytechnique ou de HEC), dans un bar lounge
tenu par des expatriés, il avait pu suivre, sur un écran
plasma géant, la divulgation
des résultats, qu'il attendait. Sa première réaction, ce soir,
avait été la suivante :
« Mais
cet écran fait au moins trois mètres de côté !... Dire qu'il
y a dix ans encore, il n'y avait que des tubes cathodiques !...
Ces téléviseurs étaient encombrants !...
et ils étaient limités !...
Alors que ceux-ci sont magnifiques !...
Je n'ose imaginer, voyant le rythme actuel du progrès, ce que le
futur nous réserve... mais j'ai déjà hâte d'y être !... »
Candide,
qui était de gauche, aimait beaucoup le futur.
Mais
les résultats étaient tombés, et ce soir, ils l'avaient
partiellement déçu : Ségolène Royal, sa candidate préférée,
n'était qu'en deuxième place. Pourtant, derrière son malheur, un
bonheur se cachait, et que sans réserve, il sut exprimer : car
Jean-Marie Le Pen, ce fasciste notoire, qui était opposé à la
monnaie unique, n'avait reçu que 10,44 % des suffrages, et cela
avait rassuré Candide : des millions d'électeurs, grâce à
cette campagne exemplaire,
qui était digne d'une démocratie adulte,
s'étaient réconciliés avec les valeurs républicaines.
Vraiment, cela faisait un bien fou !...
Mais
la campagne s'était poursuivie : le deuxième tour arrivait ;
et l'on sentait que cette fois, plus que les voix du Front national,
c'étaient celle de François Bayrou, cet homme indépendant,
ce libre penseur, qui
était critique vis-à-vis du système,
qui étaient courtisées. En effet, il avait proposé une nouvelle
voie, une voie sincèrement
européenne, que l'on ne pouvait
négliger ; aussi Ségolène Royal, intelligemment, avait-elle
joué le rapprochement,
en débattant avec cet homme, François Bayrou, qui avait renouvelé
l'offre politique. Peut-être
était-il trop iconoclaste,
trop inclassable, trop
dérangeant, et les
médias le lui avaient payer ; mais cette dernière initiative,
celle d'accepter un débat, avait montré que c'était un homme
ouvert, un homme
respectueux, un homme
vraiment humain.
Aussi Candide l'avait-il apprécié. Toutefois, la gauche n'en avait
pas tiré d'alliance : François Bayrou, ce grand homme, ne
donnerait pas de consigne de vote ;
et les reports de voix,
sans doute, seraient partagés.
Le
soir du 6 mai, on l'observa d'ailleurs, si bien des partisans de
Bayrou, qui entendaient changer la politique,
avaient voté pour Royal, une part non négligeable d'entre eux, de
leur côté, avaient voté pour Sarkozy, le candidat de la droite,
qui proposait une politique si différente de celle de la gauche.
À
vingt heures, les premières estimations
furent annoncées ; elles ne laissaient de doute : Royal
était battue ; Candide était triste.
Mais
dans sa tristesse, il s'était rappelé que le Front national, à
l'occasion de cette campagne, avait reculé :
2002, c'était une évidence, n'avait été qu'un avertissement
adressé aux dirigeants, et les dirigeants l'avaient entendu ;
ils avaient entendu que pour contenter le peuple, il fallait plus
d'Europe.
Cela
faisait deux mois, ou plutôt bientôt
deux mois que Nicolas Sarkozy, le nouveau président, avait été
élu, et Candide, à la réflexion, avait beaucoup aimé certains de
ses slogans, en particulier « Travailler plus pour gagner
plus », qui était la pensée même d'un homme normal. Par
ailleurs, ce Sarkozy avait maintenu le cordon
sanitaire qui le séparait
du Front national, et c'était tout à son honneur. Il avait même,
chose extraordinaire, nommé des ministres d'ouverture,
pour montrer à quel point, vraiment, que l'on fût de droite ou de
gauche, il fallait défendre les valeurs
républicaines (Candide
aimait beaucoup Bernard Kouchner). Enfin, lui qui était d'origine
hongroise, et qui avait des ascendances juives, il montrait à quel
point la société multiculturelle,
celle à laquelle aspirait Candide, était souhaitable, car elle
permettait de stimuler les talents.
Mais
ce soir, cette élection appartenait au passé. Car cette merveille
de technologie, l'iPhone, venait
de sortir, et elle émerveillait les esprits. C'était un appareil
magique, fun,
convivial, qui
modifiait le rapport des hommes à la réalité.
C'était en effet un bouleversement , une rupture du cours de
l'histoire. Car dorénavant, les hommes seraient connectés.
Candide,
attablé avec ses amis, envoyait des textos ;
il avait il est vrai, à cet égard, un forfait
illimité, et il en
profitait ; voici l'exemple d'un de ses échanges :
[T'es
où ?]
[Au
Met. Avec un iPhone.]
[Trop
ouf ! Moi aussi j'ai un iPhone !]
[Je
ne peux plus m'en séparer ! ]
[Bon
j'arrive lol. ]
[Lol
à toute !]
Vraiment,
l'iPhone permettait des prouesses ! Il permettait même,
lorsqu'on écrivait un message électronique, au moment de l'envoyer,
d'insérer automatiquement une phrase, à la fin du texte, qui
précisait d'où il avait été expédié.
« Sent
from my iPhone, the best phone in the world »,
signait ainsi Candide.
Il
en était pourtant, rendez-vous compte, qui refusaient ce progrès !
Et il y en était même, en 2007, qui n'avaient pas de téléphone
portable !
« Les
fous ! » s'était dit Candide. « Ils ne vivent pas
avec leur temps ! Ce sont vraiment... des
dinosaures !...
Heureusement qu'ils vont s'éteindre !... HAHAHAHAHA !... »
Cette
brève remarque, qui lui était venue subitement, comme un trait
d'esprit, l'avait beaucoup fait rire.
Mais
ce soir, sirotant un Moon Bull Sugarfree
(le bar du Met, en
effet, de même que de nombreux bars, à New York, ne proposait pas
de Smirnoff Ice, et
Candide, ce soir, s'était rabattu sur cette boisson à base de Red
Bull Sugarfree, qui lui plaisait
de plus en plus, car elle était jeune, fraîche,
et profondément cool),
sirotant un Moon Bull
Sugarfree, donc, il
profitait des températures, du temps, et des amis qui enfin,
l'avaient rejoint. Il venait, à l'instant, de modifier son statut
Facebook, pour indiquer :
« boit un Moon Bull Sugarfree
au Met » ;
un de ses amis Facebook,
qu'il n'avait vu qu'une fois, avait immédiatement commenté
: « Amazing !
Moi aussi je bois un Moon Bull Sugarfree,
mais à la Tate. »
Les
amis de Candide, c'est clair, étaient vraiment branchés
culture.
Toujours
est-il que ce verre, au Met,
les avait mis en forme, si bien que comme prévu, ils avaient
poursuivi chez un ami de Candide, Cacambo, qui était originaire de
Cadix, et qui était métis, avec une soirée Wii.
La
Nintendo Wii, cette fabuleuse console, était sortie l'année
précédente, en 2006, et Candide, lui qui immédiatement, en avait
acquis une, en avait profité – il avait sérieusement
kiffé. Car cette console était
conviviale, et
surtout, grâce à sa poignée ergonomique,
la Wiimote, ainsi qu'à
son Nunchuk, qui
l'accompagnait, le monde du jeu vidéo était transformé :
certains disaient qu'il s'agissait d'une véritable
innovation, mais pour notre
homme, qui était enthousiaste, il s'agissait d'une authentique
révolution. Candide l'utilisait
même, parfois, afin d'entretenir sa forme, grâce au système Wii Fit, qui également, avait
bénéficié à Kunegondisan Hachijû, à Kunęgondą
Osiemdziesią-Trzy,
ou encore à Gunnåkonda Åttiofem, qui en avaient admis l'utilité,
et qui l'en avaient remercié.
Mais
ce soir, il y avait du challenge :
ils étaient six, et à tour de rôle, ils se relaieraient face au
téléviseur ; car ils jouaient à Wii
Sports,
et vraiment, cela déchirait !
Ils
avaient commencé par le golf, et Candide, à ce jeu-là, excellait ;
il fit birdie
sur birdie,
et tous, ils furent impressionnés. Puis il y eut le tennis, la boxe,
le bowling, le baseball, et chaque fois, Candide l'emporta haut la
main. Il en fut donc félicité, et même, sans hésiter, il fut
sacré « roi de la soirée ».
Malheureusement,
cette soirée eut une fin ; car après tous ces jeux, après
trois Moon Bull
Sugarfree,
et après d'âpres débats, surtout, au sujet de la
compétitivité-prix, Candide rentra chez lui.
Cette
fois encore, semblait-il, il était un
peu fait.
Mais il en profita, pendant qu'il descendait l'immeuble en haut
duquel, trois heures durant, il avait joué à la Wii, pour poster
des informations sur Facebook, grâce à son iPhone, qui était si
performant.
Il
avait pris des photos, de belles
photos, et précisant sur sa page : « Une soirée bien
kiffante
chez Cacambo », il avait ajouté des images, il avait taggé
ses friends,
et profitant de l'instant pour, grâce à sa page Facebook, prendre
des nouvelles de Robert Badinter, il avait enfin quitté l'immeuble,
et il avait regagné la rue.
Il
titubait légèrement, mais il tenait debout ; et il marchait ;
il avançait ; il progressait. Pour regagner son loft,
il le savait, il avait trois blocks
à passer, et la lumière des réverbères, à l'heure qu'il était,
l'éclairait. Il avait franchi le premier block,
quand soudainement, tandis qu'il rédigeait un texto,
une grande silhouette s'était dressée, face à lui, et lui avait
intimé :
« Gimme
your phone! »
Candide,
entendant ces mots, avait alors songé :
« Oh,
comme c'est amusant ! cet homme cherche à communiquer !...
Il a visiblement dû entendre parler du nouvel iPhone, et il aimerait
le tester ! »
« I
said Gimme your phone, fag !
–
I... er... Hi,
my name is Candide, and basically, I'm very pleased to see that...
that you're a tech-addict, just as I am !... »
Il
avait terminé sa phrase dans un grand sourire, songeant que
peut-être, ce soir, il allait gagner un friend
;
mais l'homme avait répondu, froidement :
« I
got no time ;
either you gimme your phone, or you're a dead
man. »
Candide,
alors, avait aperçu que cet homme, qui était noir, brandissait un
couteau. Il s'était dit ainsi, naturellement, lui en tant que
polytechnicien, savait raisonner :
« S'il
porte un couteau, c'est sans doute qu'il a faim !... Oui, c'est
certainement cela, car en France également, les minorités sont
défavorisées : elles sont victimes
du racisme.
Alors venons-lui en aide, et prêtons-lui notre iPhone, afin qu'il
étanche sa soif de connaissance ! »
Il
avait donc tendu son iPhone, et l'homme, le saisissant, s'en était
allé en courant.
Candide
avait été surpris, singulièrement surpris de sa fuite, lui qui
aurait aimé lui expliquer le fonctionnement de l'appareil. Puis il
avait compris, une fois rentré chez lui, après une heure environ,
qu'il s'était fait voler son iPhone.
Il
avait alors pleuré, longuement pleuré, car un iPhone, ce n'était
pas rien !... C'était un concentré
de technologie !...
Et il avait songé à nouveau à la scène, lui qui jusqu'ici,
n'avait jamais subi d'agression, et qui savait qu'en France, quand
les médias parlaient d'insécurité, ils affabulaient, et ils
cherchaient à
favoriser le racisme.
Il s'était dit que sans doute, dévisageant ce black
(Candide, qui était tolérant, ne disait jamais « noir »,
mais « black » ;
il ne disait jamais « homosexuel », mais « gay » ;
comme des millions de Français, il aimait beaucoup sa langue), il
s'était dit que sans doute, dévisageant ce black,
il l'avait mal
regardé.
« Oui,
c'est cela, il a dû me trouver insultant,
et ayant tant souffert du racisme (même si objectivement, aux
États-Unis, la situation est bien meilleure qu'en France), il est
bien naturel qu'il ait réagi ainsi !... car je l'ai mérité !...
Mais mon iPhone, tout de même !... mon iPhone tout neuf !... »
L'homme
qui l'avait volé, Martin, qui était originaire du Surinam, en avait
tiré un bon profit : il avait revendu l'appareil, le lendemain,
pour deux cents dollars – lui également, c'était un homme normal,
car il maximisait son utilité.
Et
Candide, les heures passant, s'était raisonné : le prix d'un
iPhone, en réalité, si l'on se basait sur son salaire fixe,
correspondait à quatre heures de travail ; en travaillant le
lundi matin, dès lors, il l'aurait remboursé. Ce lundi même,
d'ailleurs, il avait racheté un iPhone, et il en avait profité.
Décidément,
tout était au moins mal dans le moins mauvais des mondes !
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