dimanche 26 février 2012

Chapitre premier

Comment Candide fut à bonne école, et ce qu'il y apprit

Il y avait en Alsace, à l'ENA, un jeune garçon à qui la nature, prodiguant sa douceur, avait donné les mœurs de son temps. Il aimait ce qui était « décalé », « osé », « dérangeant », et bien qu'exilé dans le froid, à Strasbourg, lui qui parisien de naissance, n'avait jamais juré que par « Paname », « la plus belle ville du monde », il voyait sur ces terres, non loin du Rhin, un moyen de se rapprocher de ses voisins, les Allemands, et de participer à un glorieux projet, le plus somptueux projet qui fût, dans tout l'univers, dans toute l'histoire, dans toutes les civilisations : la construction européenne.
Ce jeune garçon, qui aimait son époque, n'avait cependant pas suivi, pourrions-nous dire, le cursus ordinaire : de formation, il n'était pas littéraire, mais scientifique : il n'était pas sorti de Normale, ni de Science Po, mais de Polytechnique.
Ah ! Polytechnique !... La gloire des chiffres ! des théories ! du savoir !… et leurs applications !... leur apport au progrès !... Il était convaincu, fermement convaincu, que tout problème humain, qu'il fût mathématique, physique, économique, ou bien relationnel, moral, spirituel, trouverait une solution technique, rapidement, et que « l'homme étant ce qu'il est », et « l'histoire étant ce qu'elle fut », la solution générale, pour garantir la paix et la prospérité, était l'avènement d'une humanité une, sans frontières, sans racisme, sans haine de l'autre ; à cet égard – chose qui du reste, un peu plus tard, l'avait décidé à intégrer l'ENA, lui qui singulièrement, voulait agir en ce monde, – il comptait sur ce qu'alors, on nommait l'Union européenne, ce qui n'était qu'un premier pas, il est vrai, mais ce qui allait dans le bon sens : celui de la liberté, de la démocratie, des droits de l'homme, et de la concurrence libre et non faussée.
Il croyait fort à ces choses, extraordinairement fort, lui qui se disait bon, loyal, juste, et qui en homme de son époque, doutait fort peu ; il avait le jugement droit, et l'esprit simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide.

Dès 1998, année de ses vingt ans et où, fraîchement sorti de classe préparatoire, il avait rejoint l'armée, pour effectuer son service militaire, lui qui jusqu'à cette heure, haïssait les conflits, haïssait les soldats, haïssait les uniformes, dès 1998, donc, il avait été confronté à la dure réalité : celle des tyrans, des assassins, voire des génocidaires, qui sévissaient jusqu'en Europe, à cette époque encore, à la veille même du XXIe siècle. En effet, en cette année bénite où la France, euphorique, avait gagné la Coupe du monde – événement que, dédaigneux de ces activités peu intelligentes, et qu'il disait destinées aux ignorants de la plèbe, aux bouseux de la campagne, aux arriérés de la province, Candide avait consciencieusement négligé, préférant lire le dernier essai de Jacques Attali, ainsi que le dernier roman d'Eric-Emmanuel Schmitt – en cette année, dans les Balkans, un authentique boucher, Slobodan Milošević, martyrisait un peuple, les Kosovars, qui n'aspirait qu'à la liberté.
Depuis deux ans, l'armée de libération du Kosovo résistait, et répondait vaillamment, face aux odieuses pénétrations des assassins serbes sur leur territoire, par de démocratiques attentats. Heureusement, la communauté internationale, c'est-à-dire la totalité du monde : l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, avait rapidement réagi, s'émouvant de ces exactions commises par un peuple, les Serbes, qui par leur histoire, s'opposant aux saines prétentions de l'Allemagne, en 1939, avaient montré la sourde haine qui les dressait, qui les animait, qui les enrageait, furieusement, sitôt qu'ils regardaient l'Europe.
Candide, qui avait été formé au maniement des armes, en septembre, ainsi qu'à la marche au pas, ou plus exactement à l'ordre serré, et qui le mois s'achevant, échouant à obtenir une place dans le civil, avait dû se rabattre, piteusement, sur les rangs négligés de l'armée de l'air, l'année suivante, avait pu suivre, fervemment, le déroulement d'événements nouveaux, et qui le réjouiraient. Car après s'être atermoyée, l'OTAN, le plus sûr organe de la paix dans le monde, de la défense des droits de l'homme, et de l'amour entre les peuples, épousant l'écœurement des populations de l'Ouest, si indignées des exactions commises sur les civils, voire de l'épuration ethnique, et du bilan croissant des ravages (on parla de 1 000, puis de 10 000, puis de 100 000, puis de 300 000 morts), le 23 mars, ordonna enfin de frapper l'infamie ; les bombardements avaient débuté : la démocratie respirait. Les mauvaises langues arguaient que l'ONU n'avait pas accordé de mandat, que les parlements des États n'avaient pas été consultés, et que nulle déclaration de guerre n'avait été signifiée, mais l'on sentait chez ces êtres, du Général Gallois à Serge Halimi, un anti-américanisme primaire, une haine de la liberté, ainsi qu'un pacifisme éhonté, qui dans les circonstances, sincèrement, ne les honoraient guère.
Durant les soixante-dix-huit jours qu'avait duré l'opération, Candide, qui à l'ordinaire, se disait personnellement consterné qu'il y eût encore des conflits, en Europe, où l'on avait déjà connu l'horreur, avait soutenu ce mouvement de libération sans réserve, car plus que d'une guerre, il s'agissait d'une mission de pacification, et l'ennemi, malgré les dommages collatéraux, malgré les bombardements de bâtiments civils, de trains, ou de colonnes de réfugiés, l'ennemi, somme toute, méritait bien son sort !
Après deux mois et demi de frappes chirurgicales, et d'une couverture sans failles par les médias français, et plus généralement occidentaux, qui cette fois, avaient tiré les enseignements des guerres précédentes, et notamment de la Guerre du Golfe, celle de 90-91, face à la quatrième armée du monde – où il est vrai, ils s'étaient laissés aller, parfois, à quelques exagérations, – l'infâme Milošević, réduit, avait dû capituler ; l'Europe revivait ; Candide exultait :
« Bravo ! bravo ! » s'était-il d'ailleurs exclamé, fièrement, enthousiasmé par la victoire. La guerre, surtout si elle était juste, avait finalement du bon !

L'été touchant son terme, en septembre, Candide avait rejoint un plateau, celui de Saclay, où logeait son école, l'École polytechnique, qui à compter de cette heure, pour une durée de deux ans, deviendrait sa résidence. Il s'y reposerait ; il y batifolerait ; parfois, il y apprendrait.
Son premier cours d'économie, ou plus exactement de microéconomie, l'avait enchanté. Il avait débuté ainsi :
« Soit un individu A, parfaitement rationnel, disposant d'un revenu R, et consommant deux biens B1 et B2, en quantités C1 et C2, dont les prix unitaires respectifs sont p1 et p2. Sa fonction d'utilité f(C1,C2) correspondant à la racine du produit de C1 et C2, combien consommera-t-il de ces biens ? » avait brièvement interrogé le professeur, M. Pan. Puis, sans prêter attention aux quelques gloussements (ou ronflements) qui avaient animé la salle, il avait poursuivi :
« Eh bien... il suffit en réalité, pour le savoir, de garder à l'esprit un principe : A maximise son utilité sous les contraintes qui lui sont imposées ; il maximise donc f sous sa contrainte de revenu, p1 x C1 + p2 x C2 R. Et l'on sait dès lors, tous calculs faits, qu'il consommera une quantité C1 = R/(2 x p1) du bien B1, et une quantité C2 = R/(2 x p2) du bien B2. »
Le professeur, qui dispensait le savoir, et qui avait prononcé ces mots si sains, si purs, si divins même, avait alors conclu ses propos liminaires ainsi :
« Voilà, précisément, une illustration de ce que l'économie permet : elle fournit des solutions techniques, parfois simples, à des problèmes qui à l'origine, en particulier pour le profane, pouvaient sembler complexes.
Bien sûr, cette question n'était qu'un exemple, et s'il ne s'agissait que de déterminer la consommation d'un homme, elle ne serait qu'un instrument de la politique ; mais elle permet de démontrer, mathématiquement, que nous avons intérêt à ouvrir les services publics à la concurrence, que la flexibilisation du marché du travail est souhaitable, que le protectionnisme est néfaste, que l'État, les individus et les entreprises, unanimement, doivent s'endetter, afin de soutenir de la croissance, ou encore que l'euro, en particulier en France, nous apportera paix, protection et prospérité : l'économie est donc, par essence, le fondement de toute politique : elle régit les nations, les hommes, et les rapports qu'ils entretiennent – du reste, les réflexions que l'économie autorise, au quotidien, pourront vous être utiles : elles vous permettront de déterminer, par exemple, s'il est intéressant de frauder dans le métro, de consommer du haschich, de multiplier les partenaires sexuels, ou même d'aider vos amis, lorsqu'ils sont dans le besoin . »
Un ou deux rétrogrades, au fond de l'amphithéâtre, avaient bien esquissé, par leur mine, une légère désapprobation ; mais pour sa part, l'heureux Candide, immédiatement, avait été conquis par ces propos, et par leur caractère inattendu, « iconoclaste », « rebelle ». Car enfin ! lui qui, ayant étudié les mathématiques, savait s'y prendre avec les chiffres, il pourrait désormais, sans conteste, mettre à profit ses dispositions, et faire le bien dans le monde !

Durant deux longues années, il avait poursuivi son enseignement, manipulant les taux marginaux de substitution, les élasticités, les optima de Pareto, les boîtes de Hedgeworth, et s'en remettant à la théorie de l'équilibre général, celle d'Arrow-Debreu – bien qu'il ne sût, au fond, à qui avaient appartenu tous ces noms.
Parlant de noms, précisément, ceux de Keynes ou de Marx, durant ses cours, ne furent pas prononcés, pas plus que ceux de Schumpeter, de Hayek, de Smith, d'Allais, et encore moins de Minsky, de Galbraith, de Fisher ou de Rueff. Quoi qu'il en soit, cela se justifiait : point n'était besoin de savoir, à cette époque, qui avait défendu quoi, qui avait critiqué qui, et quand ils l'avaient fait : l'important était d'appliquer, sérieusement, la théorie que l'on enseignait, car elle fonctionnait, et l'histoire en donnait la preuve !
À côté de l'économie, il avait étudié la biologie, l'informatique, les mathématiques, la physique, et bien des choses encore ; mais s'il était une activité, en rapport avec le travail, et qui l'avait passionné, c'était son engagement, résolu, dans une association de l'école. Elle portait ce doux nom : « X-Europe », et depuis sa naissance, dix ans plus tôt, elle visait à un but, un but extraordinaire : promouvoir la noble idée européenne. Lui l'Européen convaincu, aspirant à cet au-delà des nations, il n'avait pu hésiter : il y avait adhéré ; il s'y était impliqué. La souveraineté, en effet, avait vécu : elle était un danger pour la paix ; il fallait donc en finir, rapidement, avec les égoïsmes nationaux, car ce n'était qu'ainsi que les Français, les Allemands, les Anglais ou les Italiens, véritablement, pourraient rivaliser avec les États-Unis, la première puissance mondiale – eux qui d'ailleurs, chose évidente, voyaient l'Union d'un mauvais oeil.
Dans cette association, « X-Europe », où il avait passé du temps, il s'était familiarisé avec les terminologies d'usage, qui sans exception, désignaient des parcelles du paradis futur : Conseil européen, Conseil de l'Union européenne, Commission européenne, Parlement européen, Cour de Justice des Communautés européennes, Banque centrale européenne, Banque européenne d'investissement, Comité économique et social, Comité des régions... D'un point de vue matériel, ou plus précisément d'un point de vue fiduciaire, l'euro ne circulait pas encore ; mais déjà, son cours avait été fixé ; les spéculations avaient été stoppées ; les économies s'épousaient ; et Candide, heureux de ce progrès inexorable, s'en félicitait. Dans les activités auxquelles il prenait part, il rencontrait des notables, qui l'encourageaient, et qu'en retour, il louangeait ; mais plus que tout autre, un homme exceptionnel l'avait marqué : Valéry Giscard d'Estaing. Cet homme avait été président, et plus exactement Président de la République, durant sept ans, de 1974 à 1981, mais il avait bien des talents encore et qu'à cette époque, le peuple, méprisant ses élites, se refusait à voir : car il était musicien ; il était écrivain ; et lui qui, ayant passé l'heure du militantisme, aspirait toujours à agir, à créer, à s'élever, il participait à sa manière, c'est-à-dire fervemment, à l'épopée européenne, en compagnie d'experts, qui savaient, et qui l'épaulaient. Candide, lorsqu'il aurait atteint l'ENA – lui qui alors, se présenterait comme étant de gauche, – il est vrai, ne pourrait souligner l'admiration qu'il avait vouée, jadis, à ce grand homme – lui qui était de droite ; mais pour l'heure, n'y songeant guère, et ne pensant qu'à l'Europe, il participait à des conférences, et régulièrement, il s'y exprimait, au moins pour présenter les intervenants, sans oublier lorsqu'il le pouvait, ardemment, de souligner la beauté de sa cause, sa justesse, sa grandeur – en un mot, sa nécessité. Il était fier de son engagement, de ses travaux, de sa contribution à l'élaboration d'un nouveau monde, un monde moins mauvais, le moins mauvais de tous les mondes, où les individus, commerçant, vivraient enfin en paix.

Candide, qui s'était engagé, fermement, dans la voie du progrès, y avait fait des rencontres. Il y avait effleuré, nous l'avons vu, des décideurs, mais également des économistes, des analystes, des penseurs (dans ce dernier registre, il avait beaucoup aimé Alain Minc, ainsi que Pierre Rosanvallon). Et s'il était un domaine, qu'il avait pénétré, où ses points de vue l'avaient exhaussé, jusqu'à en secouer son âme, c'était celui de l'amour. Car ce jeune homme, parcourant les écoles, avait pu visiter Sciences Po (ou plus exactement l'IEP, pour Institut d'études politiques), et il y avait rencontré un être, Cunégonde Vingt-et-un, qui l'avait fait frémir. Il s'y était retrouvé...
Elle étudiait ici, justement, à Sciences Po, où elle entrevoyait son futur. Elle entendait lutter, résolument, face à ce qui en France, restreignait les vraies libertés. Et c'est naturellement que nos deux âmes, se découvrant à l'occasion d'un colloque, un colloque sérieux, où l'on avait disserté de normes, et plus précisément des normes hygiéniques à imposer sur le marché de la margarine en Europe, s'étaient immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui respecterait la parité.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours.
Et Candide, qui dans son long passé, fait de conquêtes et de revers, n'avait jamais voisiné de ces femmes, profondes, vivaces, qui se piquaient de politique, y avait subi des influences : éclairant sa cervelle, elle avait ennobli son cœur. Elle l'avait éclairé, c'est bien le mot, car il y avait compris, enfin compris, que la gauche, qui était ouverte à l'autre, était mieux que la droite ; ainsi, en 2007, il voterait pour Ségolène Royal.

Candide, qui embrassait un projet, faire le bien, et qui dans ce dessein, travaillait à consolider un organe, l'Union européenne, qu'il appelait « l'Europe », Candide, donc, sachant qu'en la matière, il fallait s'y connaître, et que pour agir, il fallait avoir été formé à la compréhension des institutions, de leur action, de leurs interactions, et à la gestion de toutes les affaires, complexes, mais nécessaires, car évidemment utiles, qui ensemençaient le vieux continent, et qui rayonneraient sur le monde – un monde où pour l'heure, l'intégration n'avançait que trop peu, les vieilles tensions étatiques, en Inde, en Chine, au Brésil, s'attachant trop au passé, celui des frontières, qui on l'espérait, face au progrès, s'effaceraient, – Candide, disions-nous, qui avait des convictions, et qui entendait les mettre en application, toujours plus profondément, toujours plus sérieusement, dès 1999, comprit qu'il n'aurait pas le choix : il devrait intégrer l'ENA.
Pendant deux ans, et même un peu plus, il y travailla, car à côté de ses cours, à l'École polytechnique, et de son engagement, à X-Europe – association qui à cet égard, l'aidait un peu, – il s'investit, lisant les ouvrages de la Documentation française, ainsi que les manuels de politique économique, de droit constitutionnel, de droit public, de droit civil, s'intéressant à la protection sociale, et parcourant les grands arrêts de la jurisprudence administrative. Candide, ainsi, se présenta au concours externe, préparé, entraîné, mais s'il savait qu'en mathématiques, il était assuré de briller, il appréhendait le reste... C'est qu'il se présentait, face à lui, des milliers de personnes, sérieuses, et qui bien plus que lui, avaient suivi des enseignements qui y correspondaient, que ce fût à la faculté, en droit, où à l'Institut des études politiques, dans tous les domaines ou presque... Cela étant, son application, sa mémoire, et sa capacité à restituer ce qu'il avait lu, firent mouche à l'écrit. Tout particulièrement, sur les questions économiques, il défendit la société des services et de la connaissance, considérant qu'en ces temps, en ce début de XXIe siècle, il était clair, parfaitement clair, qu'acceptant la mondialisation, nous avions tous à y gagner, et qu'il suffirait en fait, pour maintenir nos positions, d'abandonner la production à basse valeur ajoutée, et de se concentrer, la formation aidant, sur la production à haute valeur ajoutée – secteur dans lequel, bien sûr, les pays émergents ne pourraient nous suivre, – ainsi que sur le tertiaire, ce domaine de l'avenir.
Admissible, il s'était présenté à l'oral, où ses talents d'orateur, qu'il avait développés au sein de son association, X-Europe, s'alliant à ses dispositions à retenir les noms, les chiffres, ainsi que les théories, l'aidèrent à conquérir le cœur des examinateurs. On y avait pu distinguer, assez nettement, qu'il n'était pas un sympathisant du Front National, et que par voie de fait, il pouvait intégrer l'école ; c'est ce qu'il fit.

Heureux de cette issue, et même exalté, il dut quitter Paris. Il s'en allait vers l'Est, à Strasbourg : il s'éloignait du cœur de la France ; il s'approchait du cœur de l'Europe. Et rejoignant le Bas-Rhin, déjà, il écrivait son futur. Car dès l'abord, on l'engagea à se positionner, à s'exprimer, à laisser rayonner sa pensée : il s'agissait, chose importante, de désigner sa promotion – il fallait en choisir le nom. Ainsi que ses camarades, en lui, les patronymes avaient afflué : Bourdieu, Veil, Césaire... Et dans l'amphithéâtre, dans le grand amphithéâtre, durant des heures, les mots fusèrent, ainsi que les plaidoyers. Untel était « grand » ; un autre « immense » ; un dernier « prodigieux ». Candide, écoutant ses compères, ne resta pas muet : aux noms de Kennedy ou Monnet, il acclama ; aux noms de Clemenceau ou de Gaulle, il persifla ; mais du moins ces derniers, pour haïssables qu'ils fussent, n'étaient-ils pas condamnables. Car il en était d'autres, plus durs, plus froids, qui furent cités, et dont le nom l'indigna ; qu'on pût les louer, cela l'écœura : parmi les intervenants, certains défendaient Robespierre, Napoléon, ou pire, Louis XIV : des « dictateurs », des « autocrates », des « despotes » – des dirigeants qui, somme toute, ne répondaient pas aux critères de la démocratie.
Quoi qu'il en soit, sans trop tarder, des noms s'étaient détachés : Lamartine, Du Guesclin, Say... Mais heure après heure, tour après tour, ceux-là perdirent de leur vigueur ; et le temps avançait : les secondes couraient, les minutes fuyaient, le jour se perdait. La nuit venant, les débats continuaient ; les élèves s'exaltaient ; et tandis que le matin, dehors, donnait déjà de ses lueurs, un nom émergea, qui les poignait, et qui pour le restant des jours, les marquerait de son éminence : Robert Badinter. Candide, qui admirait le militant de l'abolition, en fut bien plus qu'ému : il en fut transporté. C'est que dorénavant, plus sûrement, les droits de l'homme seraient son ornement.

Bien vite, notre homme, qui venait d'arriver dans l'Est, à Strasbourg, avait dû repartir. Mais s'en aller, cette fois, pour lui le Parisien, ce n'était pas s'exiler : il s'était fait à cette idée, bouger, voyager, ne pas s'attacher, si bien que profondément, l'enracinement lui apparaissait, à lui l'élite, et plus précisément l'énarque, le summum de l'horreur contemporaine : c'était l'amour du passé, de la terre, des traditions, voire des ancêtres – choses éminemment « folles », et même « infâmes », « rances », « moisies », et que tout homme honnête (c'est-à-dire tout lecteur de Libération) haïssait : il savait à quoi elles avaient mené.
Candide, dans ce nouveau départ, nous l'admettons, ne s'était pas dépaysé ; mais il avait quitté sa nation d'origine, la France. Et lui qui aimait l'Europe, durant cinq mois, il avait rejoint Bruxelles, où détaché auprès de la Commission Européenne, et plus exactement auprès du Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, il avait fait valoir ses talents. C'est que lui le Polytechnicien, amoureux de l'économie, il savait calculer ; ce fut d'ailleurs, dans ces cinq mois, tout ce qu'on lui demanda ; cela lui plut.

Les mois passant, les beaux jours revinrent, et Candide, délaissant la Belgique, dut regagner Strasbourg ; il devait y apprendre. Aux points de vue théorique, technique, et rhétorique, lui qui ainsi que ses compères, n'était instruit qu'à la marge, il devait se consolider, se former, et acquérir du vocabulaire – alors encore, il manquait de références, et bien des termes, si nets, si beaux, si sûrs, lui étaient toujours étrangers : les mots « technostructure », « leadership », ou « management », jusqu'ici, ne l'avaient pas emporté.
Jour après jour, Candide, qui venait ici pour savoir, lui qui ignorait, avait pu se réjouir : les cours étaient sérieux, profonds, pénétrants ; il s'y éclaira ; il regretta, toutefois, lui qui était ouvert sur le monde (et lui qui au fond de son cœur, depuis trois ans, préparait la véritable union, celle de la monnaie), que ces enseignements, qui étaient si solides, ne fussent pas dispensés en anglais.
Quoi qu'il en soit, il s'y instruisit ; et plus que le reste, l'enseignement d'un homme, du début à la fin, l'emporta. Le professeur Gloss, en effet, était l'oracle de la maison, et le petit Candide, qui l'admirait, écoutait ses leçons avec la foi et le caractère de son époque.
M. Gloss, qui avait beaucoup écrit, enseignait le démocratisme-droitdel'hommisme-universalisme. Admirablement, il montrait que l'homme était partout le même, quel que fût le pays, quel que fût le siècle, et que par voie de fait, la démocratie étant le meilleur des régimes, en Afrique ou en Chine, en Syrie ou en Inde, il fallait l'exporter, pour la faire triompher, et libérer la Terre des tyrans. Lors de la guerre d'Irak, aux premiers jours de l'intervention, il s'exprima de la sorte :
« Du côté de la grande puissance, celle des États-Unis, je l'admets, l'un des motifs invoqués – la lutte contre le terrorisme – est sans doute un peu mince ; mais il vous faut comprendre, vous qui dirigerez un jour, que les Américains ayant vécu la terreur, voilà deux ans, sur leur sol, l'État, pour s'assurer de l'assentiment de ses citoyens, avait besoin d'un argument tel, ses intentions étant nobles.
« Car s'il est un motif autre, et qui est naturellement fondé – celui des armes de destruction massive, que la coalition finira par trouver, – il est en un plus grand, plus noble, plus pur, et qui devrait vous animer tous, vous qui vivez dans un pays libre : la liberté d'un peuple. Oui, la liberté d'un peuple, celui d'Irak, qui depuis vingt-quatre ans, est muselé, enfermé, écrasé par la répression, et qui ne pouvant s'exprimer, endure le martyre. Le martyre, entendez-vous ?
« Car derrière le nom de Saddam Hussein, que trouvons-nous ? Le gazage des Kurdes en 1988 : 500 000 morts ; l'écrasement de l'insurrection de 1991 : 800 000 morts ; des massacres d'opposants ; des assassinats politiques ; de la torture ; et tout cela, quotidiennement, en particulier pour les militants des droits de l'homme.
« La France, en refusant de s'engager dans la guerre, la saine guerre américaine, la juste guerre américaine, s'est déshonorée ; mais plus simplement, elle a montré son peu de vision politique, elle qui par son histoire, par ses valeurs, aurait dû voir ce qui était en jeu : la fin d'un régime atroce, sanguinaire, corrompu, et l'avènement d'une démocratie. Elle aurait déjà dû voir, le temps passant, les progrès accomplis en Afghanistan, où le régime arriéré des talibans, après un an, a laissé place à la paix, mais également à la liberté des femmes, des homosexuels, des bisexuels, des trans. Elle aurait dû voir que la population, accueillant les Américains à bras ouverts, se répand encore en remerciements. Elle aurait dû voir... mais ses élites ont les yeux ailleurs : elles reluquent les niaiseries du droit international, tandis qu'on assassine un peuple !...
« Ah ! vous qui dirigerez un jour, je l'espère, vous garderez à l'esprit ces trahisons à la cause humaine, cette cause universelle, profonde, capitale, qui vous impose un devoir : venir en aide aux autres, partout sur Terre, en leur apportant ce dont ils ont besoin : cette liberté qui est un droit naturel à l'homme. Cela est d'ailleurs inscrit dans la déclaration universelle des droits de l'homme : article premier : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ; article 3 : Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ; article 9 : Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé ; etc. Oui, vous apporterez la liberté au monde, car bien des individus l'attendent ; et si la France, cette fois-ci, a trahi ses idéaux, vous ne répéterez pas cette erreur ; car une telle intervention est plus qu'un droit, c'est un devoir : c'est le devoir des peuples libres que d'apporter la lumière aux peuples esclaves. »
Certains, ce jour, avaient maladroitement critiqué le professeur, en évoquant des pays inconnus, telle la Yougoslavie, ou la Somalie, où suivant leurs mots, « le remède avait été pire que le mal » ; l'un d'entre eux même, s'aventurant, avait parlé, évoquant l'Irak, de risques d'embrasement confessionnel, les chiites y étant majoritaires ; mais bien des élèves, les plus ouverts, les mieux formés, à son écoute, avaient été effrayés par ce fou, qui avait employé un mot barbare, avec deux i de suite : cela semblait si faux ! Candide, de son côté, qui avait été convaincu, et même exalté par les mots du professeur, et ce dès l'abord, s'était gaussé de la contradiction, de ceux qui la nourrissait, de ceux qui la soutenaient ; car tout de même ! leur position lui semblait irréelle !... Défendre une dictature, rendez-vous compte...

Quoi qu'il en soit, notre homme, passant son temps à l'ENA, en reçut l'excellent enseignement. Et après deux ans, ou plus exactement vingt-sept mois, il en quitta les bâtiments. Il n'en fut point chassé à grands coups de pied dans le derrière : on l'en félicita même. C'est que l'impétrant, désormais, était parfaitement formé ; il pouvait parcourir le monde, et exporter ses principes ; c'est ce qu'il fit.