dimanche 16 septembre 2012

Chapitre sixième

Suite des bonheurs de la fonction publique européenne

Candide, grâce au team building, avait fait des rencontres. Côtoyant ses collègues, bien sûr, il avait appris à les connaître, à les comprendre, « à les respecter en restant lui-même » ; mais le samedi soir, lors du team dancing, en s'ouvrant à l'altérité, et surtout au métissage, c'est-à-dire en se mêlant à la foule, il avait fait l'admiration, par sa manière de danser, d'une brésilienne d'origine allemande, Cunegondão Drei-und-sechzig, qui aimait beaucoup l'Europe.
Elle travaillait ici, justement, à Bruxelles, où par l'ONG pour laquelle elle œuvrait, The Only Way, elle avait été détachée. Elle entendait lutter, férocement, face à tout ce qui dans le monde, s'opposait aux valeurs humanistes, mais également féministes – elle luttait contre tous les obscurantistes. Et c'est naturellement que nos deux âmes, se découvrant à l'occasion d'une danse, une danse vraiment humaine, c'est-à-dire une danse ouverte à l'autre, une danse universelle, où l'homme et la femme s'accordaient, s'étaient immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui respectait les droits de l'homme.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours.

Candide, quoi qu'il en soit, travaillait : il s'y était engagé : il s'y investissait ; et si en premier lieu, c'était l'argent qui le motivait (car il était un homme normal, qui maximisait son utilité), très sérieusement, il traitait ses dossiers.
Le service dans lequel il œuvrait, nous l'avons vu, vérifiait le respect, dans les frontières de l'Union, des principes de la concurrence libre et non faussée. Mais en réalité, pour chaque marché, pour chaque produit, il ne suivait les choses que de loin : son équipe était dévolue, en effet, au « contrôle des aides d’État », si bien que notre homme, au quotidien, vérifiait que partout en Europe, que ce fût en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne ou en Grèce, les marchés n'étaient pas biaisés, qu'ils étaient ouverts à l'étranger, et que par voie de fait, ils permettaient la libre formation des prix – seul principe qui assure, sur Terre, le bien-être des populations.
Il avait pu déceler, ainsi, que le marché des prises électriques, en Autriche, était faussé par l’État, qui intervenait, de même que le marché des carafes d'eau, au Portugal, ou des couverts en plastique, en Irlande : il avait mis à jour des dysfonctionnements, des facteurs de sous-optimalité, qui sans exception, nuisaient au consommateur, et parfois même, fleuraient le protectionnisme – ce qui bien sûr, rappelait les années 30.
En général, il suffisait d'un rapide rapport, mais d'un rapport étayé, c'est-à-dire un rapport factuel, précis, chiffré, et des remontrances qui l'accompagnaient, pour faire plier les autorités ; mais il arrivait que lesdites autorités, justement, refusassent d'obéir aux injonctions, ou plus simplement, fissent la sourde oreille. Candide, ainsi, avait relevé que la sidérurgie française, et notamment le premier de ses groupes, Machinor, était soutenue par des crédits exceptionnels, des crédits publics, des crédits étatiques, et l'apprenant, furieux, il s'était confié à lui-même :
« C'est tout de même fou !... au XXIe siècle !... Mais les responsables politiques, en France, ne savent-ils pas que c'est ce genre de mesures, précisément ce genre de mesures, qui ont mené au nazisme ?... – Vraiment, je suis consterné... je suis écœuré... car ce qu'ils font est dangereux !... ils jouent avec le feu !... – Heureusement que moi qui suis sérieux, je ne suis pas prêt à les défendre !... Car je suis un citoyen du monde ! »
Candide, qui aimait la liberté, qui critiquait l'action de la police, et qui ne comprenait pas l'acharnement des États, en Europe, à réprimer la consommation du haschich, concernant les directives européennes, et surtout leur application, était intransigeant : ne pas les respecter, c'était « mettre en danger la communauté » ; ainsi avait-il mis un zèle particulier, dès qu'il avait découvert ce fait, l'aide de la France, à en explorer les détails, afin d'alimenter sa note de service, et de la rendre indiscutable, évidente, accablante, ce qui fatalement, mènerait à des sanctions (Candide, qui aimait que pour les voleurs, la justice fût clémente, dans ce genre de situation, aimait beaucoup les sanctions).
Quoi qu'il en soit, pimpant, fringuant, mais un brin énervé (car ces dérives fascistes, tout de même, étaient inacceptables !), il avait rédigé sa note, une note sérieuse, une note profonde, une note sincèrement européenne, et qu'il avait remise à son supérieur, Stijn van der Kloot, qui l'en avait félicité :
« Congratulations, Candide! You did a good work! » lui avait-il alors dit, ajoutant même, de façon accorte, mais sans trop de familiarités (car dans la Commission, le maître mot était « self-control ») : « You know, Candide, basically, it's precisely what you're paid for! »
Candide, bien entendu, l'avait pris comme un compliment, et à compter de cette heure, la note étant prête, la machine européenne s'était mise en action : la note fut expédiée aux services intéressés, en France, et à compter de cette heure, on attendit.
On attendit deux jours, mais nulle réponse.
On attendait dix jours, mais nulle réponse.
On attendit un mois, mais nulle réponse.
Vraiment, on avait bien attendu ! Et comme on avait bien attendu, on relança. Et comme on avait relancé, on attendit.
On attendit deux jours, mais nulle réponse.
On attendait dix jours, mais nulle réponse.
On attendit un mois, mais nulle réponse.
La grande machine européenne, décidément, était d'une puissance remarquable !
Toujours est-il que les autorités françaises, manifestement, faisaient la sourde oreille, et c'est ainsi qu'enfin, oui, enfin – car impatiemment, Candide l'attendait, – des menaces de sanctions furent émises.
Cette fois, la réponse fut immédiate, mais agitant la France, elle ne vint pas des politiques, ni des services administratifs : elle vint des syndicats, des ouvriers, mais également des médias, qui en avaient été informés, et qui s'en passionnaient.
La DG Concurrence, où Candide œuvrait, et plus généralement la Commission, aimaient les « fuites contrôlées », ces informations relayées dans la presse, subtilement, par un individu qui savait, ce qui permettait d'exposer, mais finement, brièvement, les services concernés, et de manière implicite, d'en vanter les mérites ; seulement cette fois, l'exposition était plus large, plus vaste, plus étendue, si bien que l'affaire, qui avait été engagée soigneusement, pourtant, du côté de Bruxelles, se déplaça vers la France.
Candide, ainsi, fut missionné par la Commission : il lui fallut se rendre en Lorraine (une région que du reste, il ne connaissait que de nom – par ses quiches), où il put retrouver, pêle-mêle, des politiques, des syndicalistes, des journalistes, mais également des responsables européens, qu'il épaulait – et accessoirement des ouvriers, qui y travaillaient. Les syndicats, naturellement, avaient d'abord haussé le ton, en dénonçant « des mesures antisociales », « des mesures rétrogrades », « des mesures de droite », qui en sous-main, « étaient soutenues par le gouvernement ». En effet, ils se déclaraient tous « profondément européens », si bien que les malheurs, ces malheurs, forcément, venaient principalement de la majorité au pouvoir. Ladite majorité, au demeurant, n'était pas restée muette : elle avait dénoncé un secteur « incapable de se réformer » : c'était un secteur « lourd », un secteur « coûteux », qui n'avait pas encore « accepté les enjeux de la mondialisation ». Quant aux médias, ils avaient relayé les propos des uns et des autres – ils avaient évité toute analyse, préférant « informer en toute objectivité ».
Dirigeants et syndicalistes, et bien sûr actionnaires, conjointement avec les politiques, ainsi qu'avec les responsables européens, s'étaient alors rencontrés, afin de discuter. Pendant au moins un quart d'heure, ils avaient eu de vives passes d'armes : ils avaient échangé ; il s'étaient opposés. Et en définitive, en échange d'un kilo d'acier par employé, ainsi que de deux tickets restaurant par ouvrier, d'une valeur unitaire de 4,50 € (choses qui leur permettraient certainement, au moins partiellement, de rembourser les aides qu'ils avaient perçues), les syndicats, suivant leurs mots, avaient « entendu raison » : en effet, s'ils avaient fustigé la droite, car elle était autoritaire, et même sectaire, ils l'avaient reconnu, et ils l'avaient même rappelé, à nouveau : il ne fallait pas compromettre l'avenir de l'Europe sociale !
Candide, naturellement, s'était montré fier, très fier, extraordinairement fier de l'issue : il avait observé qu'entre personnes instruites, on pouvait s'écouter, et s'accorder. Mais alors que nonchalamment, il marchait vers le véhicule qui, l'ayant amené ici cette après-midi, devait le rapatrier vers Bruxelles ce soir, un ouvrier l'avait alpagué, et lui avait demandé :
« Mais... Monsieur, vous êtes pourtant français ?... pourquoi faites-vous ça ?... Vous savez bien que tous, absolument tous, nous allons finir ruinés ?... et que l'usine, cette usine ne pouvant survivre, nous allons perdre notre emploi ?... 
Par-don ? lui avait répondu Candide, outré, en détachant les syllabes, afin de mieux souligner que les mots de cet homme, franchement, étaient déplacés.
– Eh bien... je pensais qu'étant français... vous... nous défendriez ?... »
Candide, singulièrement, était écœuré : ces mots, qui supposaient l'existence de frontières, de nations, voire de communautés de destin, respiraient le fascisme. Sans compter que... la situation qu'il semblait défendre, le statu quo, n'était pas Pareto-optimale !... Quel fou !... Quel ignorant !... On sentait bien que cet homme, dans sa vie, n'avait jamais suivi de cours d'économie !... Mais pire, il avait le droit de vote, et librement, il pouvait s'exprimer !... – Candide, lui qui était démocrate, s'il en eût eu le pouvoir, l'eût fait enfermer.
Notons toutefois qu'à Polytechnique, à l'ENA, et surtout à la Commission, il avait appris à se modérer : il savait se tempérer : ils savait se contrôler ; si bien qu'en bon fonctionnaire européen, alors, il avait gardé son maintien, et froidement, sèchement, il s'était expliqué :
« Voyez-vous, nous ne sommes pas là pour faire de catégories, pour séparer les individus : si les Chinois ou les Indiens, aujourd'hui, sont plus compétitifs que les Français, nous ne pouvons les en blâmer ! Aussi devez-vous voir notre intervention, celle de la Commission, comme un stimulant : car tout d'abord, cela permettra au secteur, en France, de se réformer ; et à terme, cela fera baisser les prix, forcément, si bien qu'en tant que consommateurs, vous y serez tous gagnants !
– Mais... comment ferons-nous pour consommer, si nous sommes au chômage ?...
– Le chômage !... le chômage !... comme si c'était une fatalité !... Franchement, nous ne sommes pas là pour vous mettre des bâtons dans les roues : nous veillons simplement, à la Commission, à l'efficacité des marchés, qui est garantie par des directives que du reste, vos représentants européens ont votées. »
Les esprits, face à Candide, avaient commencé à s'échauffer, car aux côtés de l'ouvrier qui l'instant d'avant, avait interpellé le fonctionnaire européen, un deuxième ouvrier, puis un troisième, puis un quatrième, s'étaient arrêtés, l'écoutaient, et semblaient ne pas accepter ce que néanmoins, on enseignait dans les Grandes Écoles, et qui par conséquent, était forcément vrai (en effet, si cela eût été faux, puisque les écoles étaient en concurrence, les élèves, maximisant leur intérêt, auraient rejoint d'autres écoles, et les Grandes Écoles, par voie de fait, n'eussent plus été de Grandes Écoles – cela était si évident que Candide, souvent, se demandait comment certains, aujourd'hui encore, pouvaient soutenir le contraire).
Un responsable de la Commission, Miguel Martin-Smith, qui était américano-franco-espagnol, qui venait d'avoir les oreillons, et avec qui Candide, depuis Bruxelles, s'était rendu jusqu'ici, l'avait alors aperçu, devisant, et sachant qu'il fallait éviter, au maximum, les contacts avec la population, il avait voulu le soustraire aux échanges auxquels, depuis une minute, il avait pris part ; dans cette optique, il s'était dirigé vers lui, mais Candide, le bon Candide, lui qui intérieurement, était ulcéré par ses contradicteurs, qui avaient des idées dangereuses, des idées moisies, des idées d'un autre âge, avait poursuivi ses propos :
« Vraiment, j'ai de la peine à vous comprendre... Regardez donc ce qui vous entoure !... le monde bouge !... il ne faut pas être en retard ! il faut aller de l'avant !... Si tous ensemble, en France, vous acceptiez des baisses de salaire, l'industrie pourrait se relancer !... car votre compétitivité-coût augmenterait !… et les entreprises, de la sorte, pourraient gagner des parts de marché !… Malheureusement, il semble que dans vos esprits, vous vous accrochiez à des rêves... des rêves stupides... des rêves désuets... Vous êtes décidément... passéistes !... »
Candide, à cet instant, avait réalisé qu'il en avait dit trop – mais il était trop tard : les travailleurs étaient énervés, et ils ne se privèrent pas de le lui montrer : ainsi fut-il houspillé, giflé, pincé, fessé, avant de recevoir des coups de botte au derrière, ce qui l'avait fait tomber. Miguel Martin-Smith, qui venait d'arriver à ses côtés, parvint à lui saisir le bras, à le relever, et tenta de l'exfiltrer, mais Candide, dans un réflexe d'indignation, se récria face à cette intervention :
« Mais je faisais de la pédagogie ! » s'était-il exclamé.
Miguel lui fit toutefois entendre, d'un regard, qu'ils était menacés, et que leurs contradicteurs, semblait-il, étaient bien peu enclins à discuter ; Candide finit par l'accepter, et l'ensemble des responsables européens présents, sentant que la tension montait (malgré les tentatives d'apaisement des syndicats, qui rappelaient aux ouvriers à quel point, vraiment, ils s'étaient démenés pour eux), rejoignirent en courant les véhicules, qui les attendant à deux pas de là, leur permirent de se réfugier, mais surtout de fuir, et dès lors de préserver leur intégrité physique.
Dans l'un desdits véhicules, une berline, une belle berline aux couleurs de l'Europe, avec de belles étoiles, Miguel, qui avait compris que Candide, d'une manière ou d'une autre, s'était trouvé à l'origine des violences, lui avait rappelé les recommandations d'usage, doucement, et gentiment, comme s'il se fût adressé à un enfant :
« Candide, si tu l'avais oublié, souviens-t'en désormais : en aucun cas, strictement en aucun cas, nous ne devons pas adresser la parole à ces gens ! – nous sommes des techniciens, pas des négociateurs !
– Mais... comme je vous le disais, je faisais de la pédagogie !
La pédagogie est une bonne chose, Candide, tu as raison, mais pour produire ses effets, elle doit être progressive, et circonstanciée ; tes mots, je l'imagine, n'étaient pas adaptés ! »
Candide, un instant, s'était alors figé : il avait cessé de parler : il s'interrogeait ; et lui qui était si vif, car il était sorti de Polytechnique, quatre secondes après, son regard s'était illuminé, et s'adressant à Miguel, il s'était exclamé :
« Ah, d'accord !... je comprends mieux !... C'est que... discutant avec ces ouvriers, je n'avais pas bien calculé leurs courbes d'indifférence !... »

Une poignée d'heures plus tard, Candide était à Bruxelles. Il avait compris que ce jour, tout n'avait pas fonctionné parfaitement, divinement, comme il l'avait espéré. Mais songeant à ces travailleurs, songeant à ces travailleurs à nouveau, il s'était rassuré : il n'avait pas à s'en formaliser : de toute façon, ces gens, il le savait, étaient indéfendables, car ils étaient pire qu'intolérants : ils étaient racistes !... les salauds !... et comble des combles, ils n'étaient pas modernes !... car s'adressant à lui, ils ne s'étaient pas exprimés en anglais !...
Notre homme, ce jour, ainsi, avait connu des écueils, mais malgré les tracas qu'en lui, ils avaient causés, le bilan de ce déplacement, finalement, était globalement positif : les recommandations qu'il avait émises, en effet, avaient été acceptées ; si bien que Candide, le sentiment du devoir accompli, s'en serait bien allé nager, alors, dans une piscine appropriée, c'est-à-dire une piscine sympathique, une piscine ludique, avec des toboggans, des échelles mobiles, et surtout de la mousse, oui, beaucoup de mousse, mais ce genre de choses, malheureusement, n'était pas prisé par la Commission : seulement par le Parlement européen. Ainsi dut-il se rabattre, en cette fin de journée, sur l'un des bars du Berlaymont, qu'il affectionnait, et où s'accoudant au comptoir, un long comptoir, un large comptoir, qui était fait de cuivre, et qui rutilait, il commanda sa boisson préférée : un Smirnoff Ice – une boisson qui « poutrait sévère », suivant ses mots.
Il avait entamé de la siroter, quand se retournant, il s'aperçut qu'à une table, à cinq ou dix mètres, deux personnes qu'il aimait, qu'il aimait sincèrement, Messieurs Pan et Gloss, étaient paisiblement assis, et discutaient.
Il s'était dirigé vers eux, avec bonheur, avec ferveur, et une larme au coin de l’œil, il s'était exclamé en les regardant :
« Mes maîtres, mes bons maîtres, je suis si heureux de vous voir !... Mais comment allez-vous ?...
– Candide !... s'était exclamé Pan, enchanté, cela nous fait également plaisir , extraordinairement plaisir de te voir ! Pour répondre à ta question, comme d'habitude, nous nous portons au mieux. Vois-tu, nous travaillons actuellement, l'un et l'autre, pour un lobby, et...
– Un lobby ?!?... avait interrogé Candide, étonné, coupant ainsi l'élan de son maître. Un lobby ?... Mais qu'est-ce donc ?...
– Eh bien... c'est un organisme privé, qui est chargé par une entreprise, par un groupe d'entreprises, ou par l'ensemble d'un secteur économique, de défendre ses intérêts ici, au quotidien, auprès de la Commission, afin que les lois édictées, in fine, favorisent l'efficacité. Vois-tu ce verre, Candide ? Et sais-tu ce qu'il contient ? »
Le professeur Pan, tenant son verre à pied, où logeait du rosé, l'avait tendu en direction de notre homme, qui l'observant, avait immédiatement répondu :
« Bien sûr !... C'est un Smirnoff Ice à la grenadine !... »
Le professeur, naturellement, l'avait corrigé :
« En fait, il s'agit d'un verre de rosé... Mais venons-en à mes activités : traditionnellement, pour faire du rosé, justement, il faut laisser fermenter un moût de raisins noirs, mais à jus blanc ; eh bien j'ai été mandaté, récemment, pour défendre une idée, très belle idée : celle de pouvoir produire – et surtout vendre – du rosé qui ne serait pas réalisé ainsi, mais plus simplement, en mélangeant du rouge et du blanc.
– Mais c'est une idée nouvelle, mon maître ! Cela a l'air passionnant !
– C'est en effet passionnant, je le reconnais, mais si tu le veux bien, Candide, poursuivons avec les faits... World Wine Weld, le lobby qui m'a engagé, il y a un mois, pour réaliser les études de marché (car étant économiste, je sais calculer des lagrangiens, et je sais donc parfaitement comment fonctionne un marché), m'a indiqué qu'en la matière, la tâche serait aisée ; en effet, ne le répète pas, Candide, mais la personne en charge du dossier, du côté de la Commission européenne, bientôt, sera recrutée par ledit lobby, si bien que cela devrait, disons... nettement faciliter les choses !...
– Mais dans cette affaire, il y a... comme un conflit d'intérêt ?... avait interrogé Candide, naïvement.
– Peut-être, mais c'est le jeu du marché !... C'est la concurrence libre et non faussée !... En effet, les entreprises, pour augmenter leurs parts de marché, doivent défendre leurs intérêts, et chacune agissant ainsi, automatiquement, la théorie l'a prouvé, la situation qui en résulte maximise le bien-être de la communauté.
– Ah, je comprends !... s'était enthousiasmé Candide. Vous participez donc, d'une certaine manière, à l'amélioration du marché, à la diminution... de ses frictions ?...
– Exactement ! avait surgi Monsieur Gloss, qui jusqu'ici, avait été silencieux. De mon côté, d'ailleurs, je travaille pour un lobby de banques, qui voudraient augmenter leur effet de levier, tout en alignant leurs standards de risque sur ceux du Bangladesh, afin d'y délocaliser des activités qui, en particulier en France, en raison du coût du travail, génèrent des rendements trop limités à leur goût. Eh bien sachant que les Bengladais, les Indiens, les Chinois ou les Français, tous, rigoureusement tous, se comportent de la même manière, et sont donc interchangeables, dans la mesure où l'homme, nous le savons, est partout le même, ils sauront accomplir, c'est une évidence, les mêmes tâches, de la même façon, à la même vitesse, sans nuire à l'efficacité du secteur – penser le contraire, en effet, serait profondément raciste. Par voie de fait, je n'ai nul doute sur l'issue de l'affaire : ces banques, in fine, obtiendront gain de cause. »
Candide, singulièrement, avait été impressionné par la clairvoyance de ses maîtres, et il s'était dit une fois plus, ce jour, que malgré son expérience – malgré ce que déjà, depuis la fin de ses cours, il avait pu apprendre en étant à l’œuvre, dans le public ou dans le privé, – il s'était dit une fois de plus, donc, que de ces individus si brillants, si sérieux, si profonds, il avait encore, semblait-il, beaucoup à apprendre !

Mais il avait poursuivi son chemin. Et il avait poursuivi son travail. Car les jours suivants, il n'avait pas chômé : il s'était escrimé : il s'était acharné. Mais toujours, il s'était enthousiasmé. Car son travail, somme toute, était pragmatique : il n'était pas idéologique – il contribuait à améliorer, au quotidien, le bien-être des Européens.
En effet, on ne comptait plus le nombre, dans les dernières années, des interventions salutaires de la Commission, en particulier dans la suppression des monopoles, qui n'étaient pas efficients, ou dans le contrôle des aides d’État, qui étaient si dangereuses – car elles rappelaient les principes du IIIe Reich, si bien qu'aider une entreprise, c'était risquer, pêle-mêle, de déclencher une guerre mondiale, de provoquer un génocide, ou de revenir sur la parité homme-femme. Du reste, la politique de la Commission, contrairement à celle de la France, n'était pas immobile : elle était adaptative ; si bien qu'à la DG Concurrence, où œuvraient environ quatre cents personnes, sérieuses, dévouées, qui travaillaient de façon désintéressée, en harmonie avec la modernisation du droit communautaire, celui de la concurrence, justement, l'on avait pu parvenir, chose importante, au décloisonnement des marchés nationaux, qui s'était accompagné d'une baisse des prix, d'une extension de la gamme des produits, mais également d'une amélioration significative de leurs performances – tous bonheurs dont bien sûr, en Europe, les consommateurs avaient été les premiers bénéficiaires. Dorénavant, la nécessité d'une politique de concurrence, sur le vieux continent, ne se discutait plus ! – sauf chez les nostalgiques de Hitler, peut-être.

Quoi qu'il en soit, Candide, au Berlaymont, avait de quoi s'occuper. Et il s'en exaltait ! Mais prochainement, une échéance interviendrait, une échéance politique, et qui déjà, agitait la communauté européenne ; cette échéance, c'était le vote référendaire, en France, prévu le 29 mai 2005, au sujet d'une initiative superbe, brillante, et même héroïque : le Traité établissant une Constitution pour l'Europe.
Le 20 février, peu avant son arrivée, l'Espagne avait déjà nettement, de façon démocratique – c'est-à-dire sans pression médiatique, – et avec enthousiasme, ratifié ce si beau projet : 77 % des votants, ce jour, bravant la faible abstention, qui n'atteignit que 58 %, s'étaient déclarés pour ; et sans trop tarder, on le savait, les autres pays les imiteraient : les Pays-Bas, le 1er juin, plébisciteraient le texte ; le Luxembourg, le 10 juillet, l'encenserait ; et l'Irlande – même si la date, la concernant, n'était pas encore fixée, – bientôt, le glorifierait : tous, ils embrasseraient ce si beau projet, qui était si rationnel !
Mais pour le moment, le cas de la France, seul le cas le France occupait, car cette victoire de la démocratie qui s'annonçait, aux quatre coins de l'Europe, c'est-à-dire dans les quatre pays où la population voterait, cette victoire de la démocratie qui s'annonçait, donc, pour résonner dans l'éternité, devait sortir de l'ordinaire, et pour ce faire, il fallait qu'en France, ce fût plus qu'une victoire : il fallait que le Oui triomphât ; en effet, ainsi que tout énarque, Candide le savait : le Oui l'emporterait ; mais pour que l'Europe en sortît grandie, pour qu'elle en resplendît, il devait l'emporter nettement, comme en Espagne, que la ferveur avait assaillie ; ainsi, la liberté triompherait sur le continent, et les marchés y réagiraient positivement.
Le texte – celui sur lequel les Français, d'ici trois mois, auraient à se prononcer, – bien sûr, était d'une immense beauté : il avait été rédigé par un grand écrivain,Valéry Giscard d'Estaing ; et Candide, lui qui de longue date, admirait cet homme, s'en était réjoui. Mais Candide, plus que ses contemporains, était engagé : aussi avait-il lu le texte, dans ses moindres détails, dans ses moindres articles, dans ses moindres alinéas : il entendait en goûter l'essence ; il s'y abreuva ; il s'en imprégna ; et singulièrement, cela l'exalta.
Ce beau traité, comme tous les textes de l'Europe, commençait sérieusement ; en effet, ses premiers mots étaient les suivants : « SA MAJESTÉ LE ROI DES BELGES ». Cela lui donnait de la crédibilité.
Mais Candide, qui était pourtant observateur, ne l'avait pas noté : lui qui était fougueux, lui qui était passionné, il s'en était allé, sans tarder, au cœur du sujet.
Il avait lu la partie I, et dès l'article I-2, il s'était enthousiasmé : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme […]. »
« Bravo ! Bravo ! » s'était-il alors dit, ajoutant pour lui seul : « Les droits de l'homme, il est vrai, sont le fondement de toute société ! »
L'article I-3, encore, l'avait singulièrement requis, notamment l'alinéa 2 : « L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ».
Ces mots étaient décidément parfaits : il palpitait en lisant ces phrases ! Et même, il en vibrait !... il en tremblait !... il en défaillait !...
Et de longues heures durant, il avait lu ce texte, qui l'avait passionné : il avait lu les quatre parties, qui chacune, l'avaient emporté, au point que les ayant terminées, il décida de relire l'ensemble, d'une traite, pour mieux l'apprécier. Et il l'apprécia. Cela le réchauffa. Cela l'embrasa. C'est que ce beau traité, il le voyait, était un plaidoyer pour les valeurs de progrès !...
Lui qui lisait beaucoup, mais qui contrairement à la majorité, lisait des choses sérieuses (encore dernièrement, il avait lu un livre d'Alain Duhamel), il trouva néanmoins le temps, chaque semaine avant le vote, de relire ce beau texte. Et chaque fois, dans chaque partie, dans chaque titre, dans chaque article, il y goûta à nouveau ce qui, dès le premier jour, au sujet de l'Europe, l'avait profondément touché : ce sentiment de démocratie, de liberté, et d'indépendance des banques centrales.
Mais revenons un peu en arrière : après le vote de l'Espagne, qui sans nul doute, avait été un franc succès, en France, on s'attendait à un raz-de-marée. C'est que pour l'heure, au pays des droits de l'homme, les sondages étaient favorables, et même très favorables ! La fin du mois de février approchait, et si les chiffres, jusqu'ici, avaient un peu fluctué, les 60 % de Oui, à un rien près, avaient toujours été dépassés ! Cela augurait le meilleur, pour le 29 mai, et naturellement, Candide s'en réjouissait ! Il s'en réjouissait d'autant plus que dans son esprit, le Oui était sous-estimé. En effet, le 28 février, à Versailles, l'Assemblée réunie en congrès, à 91,70 %, avait adopté le projet de loi constitutionnelle préalable à la ratification du traité, et les représentants, par définition, représentant la population, cette dernière, forcément, voterait à 90 % pour ! C'était mathématique ! C'était donc vrai !
Les jours passaient, et les plaidoyers vibrants pour l'Europe, chaque semaine, égayaient la vie des Français : qu'il fussent de droite ou de gauche, ensemble, les politiques s'engageaient : ils se risquaient : ils mettaient en jeu leur métier ; et soutenus par les journalistes – qui dans l'affaire, n'étaient pas partisans, car ils étaient indépendants (grâce à leur ton insolent, ces « agitateurs d'idées », à n'en pas douter, étaient les vrais garants de la démocratie) – ils rappelaient la beauté de ce grand projet, l'Europe, qui permettait de limiter l'inflation.
Seulement, ces plaidoyers de droite ou gauche, qui pour Candide, étaient les seuls acceptables, étaient le fait de modérés ; car sur la scène politique, il y avait aussi des extrémistes, des ennemis de l'Europe : des gens qui n'étaient pas ouverts, qui étaient repliés, et qui pour des motifs de haine, face au progrès ou à l'étranger, défendaient le Non ; Candide, naturellement, les haïssait.
Parmi ces gens, on trouvait Philippe de Villiers, ce fasciste notoire, qui entendait défendre la souveraineté, c'est-à-dire l'indépendance de la France. Le fou !
Il y avait également Jean-Pierre Chevènement, cet ennemi de la démocratie, qui avait critiqué les guerres en Irak.
Mais il y avait pire, il y avait bien pire : il y avait le parti communiste français, ces dangereux collectivistes, et plus affreux, encore plus affreux, il y avait le Front national, ces adversaires de l'euro. – Dans cette « alliance rouge-brun », ainsi que l'avaient nommée Candide, notre homme, tout de même, était plus effrayé par le brun, la couleur du Front national, qui lui rappelait les chambres à gaz.
Jean-Marie Cavada, d'ailleurs, ce député européen si brillant, si fin, si pondéré, avait merveilleusement résumé les choses, expliquant que « ceux qui font la fine bouche devant la Constitution européenne devraient avoir en mémoire les photos d'Auschwitz ». Candide avait beaucoup aimé cette phrase, qui était si juste.
Mais malheureusement, le problème restait entier ; et chose désagréable, les semaines s'écoulant, les sondages, qui sont des études scientifiques, qui disent la vérité, semblaient moins favorables. Pourtant, si l'électeur votait Non, ce ne pouvait être que par ignorance ! Car l'Union européenne, tout de même, c'était une évidence, n'avait que des bienfaits !... En effet, tout ce qui en France, fonctionnait, était dû à l'Europe, et tout ce qui dans ce même pays, fonctionnait mal, était dû à l'absence de constitution ; il fallait donc voter OUI : il fallait voter OUI fervemment, et forcément, tout irait mieux en France – mais également dans le monde !
Chaque jour, alors qu'il se levait, pour se motiver, Candide emplissait ses poumons, et longuement, il prononçait d'ailleurs ce mot :
« OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !... »
Il le prononçait jusqu'à ce que, à bout de souffle, il dût reprendre sa respiration ; et deux minutes plus tard, il reprenait :
« OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !... »
Il attendait à nouveau, et une troisième fois, fervemment, il s'exclamait ainsi :
« OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !... »
Puis exténué, après avoir ahané, il se redressait. Et regardant par sa fenêtre, à l'horizon, le visage droit, la mine fière, la voix sûre, il déclinait son enthousiasme :
« OUI !... OUI !... OUIIII !... OUI !... OUIIIIIII !... OUIIII !... OUI !... OUI !... OUI !... OUI !... OUI !... OUI !... OUI ! ... OUI !... OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !...
Et à la fin des fins, il concluait par ses mots, en chantant, tel un supporteur de football :
« Allez-l'Eu-rope !... Allez-l'Eu-rope !... »

Candide, naturellement, en cette période, s'il était occupé au travail (l'Irlande, sur son territoire, était intervenue sur le marché de la brosse à dent, ce qu'il fallait sanctionner), prenait le temps, régulièrement, d'en discuter avec ses collègues, mais également avec des individus qui, issus des services adjacents, étaient heureux de voir en lui un Français, mais un Français normal, c'est-à-dire un homme qui aimait l'Union européenne, et qui maximisait son utilité. Après de brefs échanges au sujet du capital humain, ou de l'économie de la connaissance, ils convenaient sans varier que bien sûr, le Oui l'emporterait, car il serait inimaginable de nier la seule politique possible, et de revenir en arrière : ce serait effacer l'héritage des Lumières !
Mais notre homme, pour se convaincre que bien sûr, en France et en Europe, une large majorité voterait Oui, n'en était pas resté là : il avait organisé, pour l'ensemble de la DG Concurrence, un « sondage grandeur nature », qui bien évidemment, donnerait « un avant-goût des résultats ». Le scrutin avait été organisé un mardi, au début du mois de mars, et il y avait eu, dans l'ensemble des services, une large participation, illustrant qu'en ces lieux, on se sentait concerné, et même impliqué : on était conscient des réalités ; 85,3 % des personnes qui ce jour, travaillaient, avaient en effet voté. Mais cela n'était rien, absolument rien devant les résultats finaux, car après dépouillement, il s'avéra qu'en définitive... le Oui avait recueilli 100 % des suffrages exprimés !... 100 % !!! Pas même 98 %, ou 99 %, mais 100 % ! Oui, 100 % !!! C'était une belle victoire ! et même une superbe victoire ! Candide, les larmes aux yeux, avait alors entonné un chant, un beau chant, un grand chant, qu'il appréciait, et que tous en chœur, ses acolytes reprirent :
« Looooooong liiiiiiiiiiive Euroooooooope !... Looooooong liiiiiiiiiiive Euroooooooope !... »
Vraiment, cela lui avait réchauffé le cœur de noter qu'ici, une nouvelle fois, entre Européens, ils étaient tous d'accord !...
Et l'homme étant partout le même, Candide, naturellement, en conclut qu'en France, forcément, le Oui remporterait un triomphe ; les Pays-Bas suivraient ; et ce traité, ce si beau traité, serait ratifié !
Candide, qui était très heureux de ce qui s'annonçait, avait bien sûr fêté cela, le soir même, si bien qu'il s'était mis en danger : il avait bu trois Smirnoff Ice.

Trois jours plus tard, il apprit que l'ENA, son école, avait également organisé une « consultation démocratique », et que le Oui, dans ce cas précis, n'avait recueilli que 96 % des suffrages. Bien évidemment, il n'était pas mécontent que le Non, cette fois encore, eût été écrasé, mais tout de même ! 2 % des bulletins étaient blancs ou nuls, et surtout, 2 % avaient refusé cette constitution ! Il y en avait donc, dans son école, qui voulaient revenir sur la liberté de circulation des capitaux en Europe ? Les fous !...

Toujours est-il que malgré l'écueil, in fine, reprenant ses esprits, Candide s'était réjoui, une nouvelle fois, de la large victoire qui ici encore, s'annonçait. Et rassuré, il avait laissé le temps passer... Il avait attendu... Il s'était tu... Et il s'était détendu...
Il n'avait pas suivi les sondages, et encore moins les débats, qui forcément, ne pouvaient être intéressants : ils ne pouvaient qu'opposer l'intelligence à la bêtise, et l'avenir au passé ; il n'avait pas entendu parler du plombier polonais ; il n'avait entendu discuter des questions liées aux banques, et à la concurrence libre et non faussée ; pour la première fois, lui qui pourtant, était engagé, il n'avait que peu écouté ce qui, dans les derniers mois, avait pu se dire : car au-delà du fait qu'avec ce vote, les choses étaient courues d'avance, dans son travail, il avait eu des rushs : il avait été speedé : il avait été overbooké ; et le temps qu'il avait pu consacrer, partant, à ce si beau sujet, avait été occupé à lire les avis de personnages iconoclastes, mais également pragmatiques, des personnages qui une fois de plus, l'avaient fait « beaucoup réfléchir ». – Candide aimait beaucoup Michel Rocard, mais également Daniel Cohn-Bendit, le « héros de mai 68 », car il défendait la liberté, et même toutes les libertés.
Mais le jour était venu, le 29 mai, et Candide avait voté ; il s'était exprimé ; et les Français, majoritairement, ne l'avaient pas imité. Car si pour l'occasion, ils s'étaient déplacés – seuls 31 % d'entre eux s'abstenant, – à 55 %, le texte avait été rejeté ; Candide avait été consterné :
« Ce n'est pas possible !... Au XXIe siècle !... Au pays des droits de l'homme !... » s'était-il ainsi dit, une Smirnoff Ice à la main – car il avait espéré fêter, ce soir, une grande victoire des valeurs humanistes.
« Ce n'est pas possible !... Les Français sont donc arriérés !... Ils refusent le progrès !... »
Candide, sincèrement, était sidéré ; et même, il avait mal à la France.
Il avait d'autant plus mal que bientôt, à la suite des Français, les Néerlandais refuseraient le texte, si bien que l'Europe, comme l'exprimeraient les plus grands penseurs (notamment Alain Minc, ou même Jacques Attali), se trouverait « dans l'impasse ».
Mais heureusement, dans les États modernes, pour contenir la colère du peuple, qui cette fois encore, s'était exprimée, il y avait des garde-fous ; en effet, il suffisait de changer le nom du texte, et de le faire ratifier par le Parlement ; c'est ce qu'on fit.
Candide, par avance, put ainsi fêter une grande victoire de la démocratie.

Chapitre cinquième

Comment Candide revint à ses premières amours

Candide, qui était rentré de Colombie, et qui avait continué, dans son job, à se self-developer, n'avait pas oublié les conseils de ses maîtres, Messieurs Pan et Gloss, qu'il estimait : il se les était remémorés ; il se les était répétés ; mais dans le consulting, il n'avait pas rencontré d'issues ; car il était pro-actif ; il avait des incentives ; et fulfillant ses achievements, il avait upgradé son potentiel ; si bien qu'un peu de temps encore, il avait patienté.
Et patientant, il avait cogité.
Et cogitant, il s'était tourmenté.
Un mois durant, cette noble idée, l'Union européenne, n'avait cessé de le hanter : il en rêvait ; elle le mobilisait ; elle le requérait ; et la proposition qu'on lui avait faite, un jour historique, suite à l'intervention de M. Pan, de le coopter, et par ce biais, de porter son traitement à 120 kE, l'avait immédiatement décidé – en effet, cela maximisait son utilité.

Dorénavant, ainsi, il travaillait pour la Commission européenne, et plus précisément pour la Direction générale de la concurrence (dite aussi COMP, pour Competition), dont le rôle est de veiller à l'application, au sein de l'Union, des principes fondamentaux du libre-échange – des principes qui bénéficient au consommateur, car ils permettent de limiter l'inflation.
Il avait retrouvé sa passion première, l'Europe, et depuis Bruxelles, où la Commission logeait, il suivait les progrès de ce qui, il le savait, était le véritable ciment des sociétés : non pas la langue, ni la culture, ni l'histoire, et encore moins la religion, cette chose préhistorique, mais l'économie, cette discipline profonde, extrêmement profonde, car il s'agissait d'une science – une science si rigoureuse, si précise, si indiscutable, qu'autant que les mathématiques, elle n'avait rien à voir avec l'idéologie.
Installé à son poste, haut, très haut dans le Berlaymont, l'un des plus beaux bâtiments du monde, il vérifiait que les vieux démons de l'Europe, ceux du protectionnisme, promettaient de ne pas resurgir, et que les marchés des pommeaux de douche, des casseroles, des serviettes en papier ou des cotons-tiges, du Portugal à la Finlande, en passant par la France, étaient bien concurrentiels ; cela lui plaisait, car il savait qu'ainsi, il contribuait à améliorer l'humain.


Depuis les hauteurs où il œuvrait, il avait accès à des chiffres, des milliers de chiffres, qui lui permettaient de suivre, avec précision, l'avancée des réformes en cours ; la France, il n'y avait pas de doute, était en retard, mais dernièrement, des progrès avaient été réalisés : les choses s'étaient améliorées, en particulier de 1997 à 2002, sous Lionel Jospin, quand la gauche était au pouvoir, et qu'en toute indépendance, avec clairvoyance, le Crédit Lyonnais, la CNP, le GAN avaient été privatisés ; que France Télécom, Air France, Thomson avaient ouvert leur capital ; et que solennellement, l’État, cette entité dépassée, s'était engagé à libéraliser sa distribution d'électricité, pour assurer le bien-être des Français.
Naturellement, dans cette affaire, la gauche (qui était bien meilleure que la droite) avait été timorée : en effet, Candide le savait, pour assurer une allocation optimale des ressources, et ainsi satisfaire le consommateur, il fallait appliquer sans réserve, sans discrimination, sans restriction, les principes de la concurrence libre et non faussée. Faute de quoi forcément, des distorsions étaient créées sur le marché, qui entravaient l'augmentation du PIB ! Mais il le savait aussi, les Français, en particulier hors de Paris, étaient terriblement arriérés... si bien qu'un peu de pédagogie, cette fois encore, était nécessaire... Il faudrait patienter, et lentement la laisser agir ; il faudrait la laisser pénétrer, et persuader les individus ; car comme toute communication médiatique, cela était pour leur bien !...

Quoi qu'il en soit, à Bruxelles, dans le Berlaymont, Candide, qui s'était imprégné des lieux, se plaisait merveilleusement : des hommes et des femmes issus d'Europe, de toute l'Europe, dans le bâtiment où il œuvrait, se côtoyaient, échangeaient, et s'appréciaient ; mais surtout, ils partageaient ses idées, toutes ses idées, à la lettre près : s'il y eût eu face à eux, lors d'un repas, un électeur du Front national, ils eussent immédiatement quitté la table, et l'eussent houspillé – cela prouvait qu'ils étaient de vrais démocrates.
Et songeant à ces hommes, songeant à ces femmes, il se réjouissait, car la paix imaginée par Schumann et Monnet, il l'observait, continuait à s'enraciner ; spontanément, particulièrement au sein de l'élite, les gens collaboraient, sans se soucier de la nationalité de leurs homologues, de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur âge, de leur genre : le moins mauvais des mondes, il l'observait, était fait d'Europe, de cosmopolitisme et de tolérance ; il y contribuait.

Au demeurant, rapide comme il l'était, son enthousiasme s'expliquait : dès sa deuxième semaine de travail, son supérieur, qui était néerlandais, pour s'assurer que dans son équipe, les caractères matchaient, avait schedulé intelligemment, le samedi et le dimanche, deux jours de team building.
« C'est top ! » s'était alors exclamé Candide, apprenant la nouvelle. « Ça envoie du pâté ! » Il avait même ajouté, dans son esprit, s'extasiant devant cette idée : « Moi qui avais des réticences, j'ai bien fait de suivre les recommandations de mes maîtres ! J'ai bien fait de rejoindre la Commission européenne ! Car je vois qu'ici aussi, on applique les méthodes du privé : on est conscient des réalités. On est conscient que l'homme étant partout le même, il faut le manager ! car cela permet de repousser la frontière des possibilités de production. »
Candide, dès l'entame, s'était montré d'autant plus émerveillé qu'à Bruxelles, dans son service, on ne parlait qu'anglais : ses collaborateurs, en effet, ne partageaient pas sa nationalité : plusieurs étaient néerlandais, et entre autres, en sus de lui, qui était français, il y avait un Allemand, une Grecque et un Portugais ; si bien que pour communiquer, la seule issue possible – c'est-à-dire la seule issue moderne, et efficace, – était de s'exprimer dans cette langue – une langue qui était si merveilleuse qu'un jour, elle serait la langue de l'humanité ; Candide, qui était visionnaire, s'y préparait ; il refusait d'ailleurs d'acheter tout ce qui, en France, n'avait pas une notice en anglais.
Toujours est-il que l'équipe, cette belle équipe, où il œuvrait depuis peu, était dirigée par un homme, Stijn van der Kloot, qui connaissait si bien l'homme, l'homme universel, l'homme naturel, qu'il savait comment s'y prendre, indubitablement, pour l'enchanter ; ainsi avait-il concocté, aidé par des spécialistes, pour ce week-end qui se préparait, ce week-end de team building, un programme d'activités qui à n'en pas douter, réjouirait ses subordonnés, mais qui surtout, permettrait « d'augmenter leur degré d'entente interpersonnelle », et de mieux « partager les valeurs de l'Europe ».
Aidé par des spécialistes, des « créateurs d'émotions », il avait ainsi prévu, pour ces deux jours, du team energizing, du team dancing, et du team rolling. Vraiment, ce week-end s'annonçait palpitant ! – Il s'annonçait d'autant plus palpitant que Candide, de même que ses collègues, n'aurait rien à débourser : pour cela, il y avait le contribuable européen.

Les activités avaient débuté samedi, à quatorze heures, soit une heure après que Candide, qui avait besoin de repos, se fut enfin levé – la veille, il était sorti tard, et lui qui aimait
prendre des risques, il avait bu beaucoup de Smirnoff Ice.
Le service s'était retrouvé dans le centre, et plus précisément dans un parc, le Parc de Bruxelles, où sans tarder, les choses avaient commencé : Douglas Ranger Junior, leur coach, qui était américain, et qui spécialement pour eux, avait été dépêché, leur avait intimé l'ordre de former trois groupes de quatre, et immédiatement, ils s'étaient exécutés ; le team energizing, enfin, venait de débuter.
Chacun des groupes, à sa manière, devait « canaliser son énergie », et pour ce faire, sur place, tous ensemble, ils devaient lever le bras gauche, puis le droit, puis le gauche, et ainsi de suite, tout en levant le pied, ainsi que le genou, alternativement, et de façon coordonnée avec les bras, mais en n'omettant pas, bien sûr, de garder la tête en l'air, et de respirer les yeux fermés, profondément, très profondément, afin « d'évacuer les mauvaises ondes », celles qui pourraient donner des idées anti-européennes.
Candide, initialement, n'avait pas apprécié ces choses, songeant que ces exercices, en réalité, lui rappelaient l'ordre serré, ce qu'il avait subi à l'armée, jadis, lorsqu'il faisait son service militaire, et que bien entendu, il avait trouvé fasciste ; il n'avait pas sincèrement apprécié ces choses, et d'autant moins qu'y réfléchissant, étant donné le but avoué, « évacuer les mauvaises ondes », le problème, au point de vue mathématique, était mal posé ; mais surtout, la solution retenue, celle des exercices, n'était pas rationnelle : il n'était pas scientifiquement prouvé que cela marchait.
Pourtant, il voyait ses collègues bouger, et s'extasier, si bien que dans une lueur d'esprit, en lui, et pour lui, il s'exclama :
« Mais c'est bien sûr ! – Une fois encore, il s'agit de faire de la pédagogie. Car nous qui sommes instruits (nous qui en savons plus, pour décider, que l'ensemble de la population), nous avons besoin d'automatismes, pour éviter les erreurs !... Nous avons besoin d'habitudes !... nous avons besoin de réflexes !... et ces exercices malins les entretiennent... Pour nous, ils sont plus qu'une aubaine, ils sont une opportunity... une opportunity de faire matcher nos peculiarities... car tous ensemble, nous formons mieux qu'un groupe : nous formons un team. – Nous sommes l'avenir de l'humanité. »
L'instant d'après, Candide avait saisi la logique, et dans son cœur, il l'avait approuvée.
Après les exercices initiaux – ou plus exactement le warm-up, ainsi que l'avait nommé Douglas, – chacun des groupes avait dû se déplacer, et plus exactement avancer, doucement, lentement, mais uniment, en prononçant des paroles. Ces paroles étaient si profondes, si sérieuses, si exaltantes, que Candide, lui qui temporairement, s'était montré sceptique, avait été conquis :
« Long live the European Union ! » hurlaient les premiers.
« Long live the euro ! » hurlaient les seconds.
« Long live free and undistorted competition ! » hurlaient les derniers, plus convaincus encore que leurs prédécesseurs, qu'ils impressionnaient.
Tous, ils détachaient les syllabes, ainsi que le leur avait enseigné Douglas, pour mieux marquer leur avancée, pour se coordonner, pour s'harmonier, et ce faisant, ils parcouraient les allées, bravement, droitement, devant des passants médusés, qu'au fond de leur cœur, ils méprisaient ; et fiers de leur démarche, de leurs principes, de leur engagement, ils exécutaient une chorégraphie qui de l'extérieur, était terriblement désordonnée, mais qu'ils croyaient maîtrisée ; il s'agissait d'une chorégraphie moderne, fraîche, vivifiante – une chorégraphie qui bien sûr, n'avait absolument rien de militaire, mais où les groupes défilaient en rangs, et en rangs ordonnés, de façon cadencée, – une chorégraphie sans fusil, sans épée, sans armes, mais où les cœurs vibraient – une chorégraphie qui somme toute, était civique, et même citoyenne ; cette belle chorégraphie, en effet, respectait les droits de l'homme.
Pour être achevée, toutefois, il y manquait une référence, une grande référence : une référence à cette belle idée que tous, ils partageaient, et que Douglas, pour en conclure, les aida à faire rayonner. En effet, après cette « marche pour la tolérance », il les fit se regrouper, former un cercle, et s'écarter, mais légèrement, avant de lever la main droite en l'air, et de l'agiter, avec ferveur, comme si leur vie en dépendait ; ils avaient figuré alors, à eux douze, le drapeau de l'Union européenne.
Cela avait revigoré Candide.
Mais la journée n'était pas terminée, pas plus que cette activité, le team energizing, qui devait se poursuivre, une heure après, dans un centre spécialisé.
En effet, l'activité physique passée, le temps de la décontraction, enfin, était venu pour eux. Mais la décontraction, ce jour, n'était pas anodine : il s'agissait de « libérer les énergies positives » . Car après s'être assuré, durant leur défilé, que « les mauvaises ondes avaient été évacuées », et que « les passions avaient été canalisées », il fallait désormais, dans la douceur, dans le calme, s'assurer que dans leur esprit, chaque pensée, chaque idée, qu'elle fût consciente ou inconsciente, pût contribuer au bonheur de chacun.
Ainsi Douglas, leur coach, les avait-il conduits dans un centre de remise en forme, le Feel Good Club, qui était un établissement « moderne », et donc « innovant » – un établissement dont la maison-mère, la Universal Feel Good, avait des ramifications en Europe et aux États-Unis, c'est-à-dire partout dans le monde, et dont les mérites, chaque semaine, chaque mois, chaque année, étaient vantés par la presse culturelle – ELLE et Cosmopolitan, le printemps précédent, parlant de leurs « bons plans », c'est-à-dire des endroits « fashion », et même « tendance », avaient déclaré à son sujet : « C'est l'endroit le plus top pour préparer l'été ! »
Quoi qu'il en soit, le Feel Good Club, qui était « éclectique », proposait de quoi occuper ceux qui, voulant « se sentir bien », tout en « restant fidèles à eux-mêmes », aimaient avoir le choix des moyens. C'est ainsi que ce jour, Candide et ses collègues, au Feel Good Club, auraient pu pratiquer l'aquagym, l'aquarunning, ou l'aquabike, mais également le body balance, le body attack, ou le body pump – « Vraiment, s'était dit Candide, c'est le bonheur que caresse tout homme ! », – mais les activités physiques, pour eux, ce samedi, étaient terminées : dorénavant, ils devaient respirer, se délasser, et se ressourcer ; c'est ce qu'ils firent.
Durant une heure, allongés sur une table, chacun, et disposés en rond, ainsi que les douze étoiles du drapeau européen, on commença par les masser, de la tête aux pieds, pour les apaiser ; Candide, une fois encore, s'était montré sceptique au tout début, mais à présent, il avait l'expérience : il avait compris, parfaitement compris que plus tôt, dans le parc où ils s'étaient exercés, leur séance de chorégraphie, en réalité, les avait aidés à se respecter. Et cette nouvelle séquence, qui était plus calme, qui était plus douce, similairement, y pourvoirait.
À cet effet, au cours du massage, ils étaient tenus, tous en chœur, mais à voix basse, à la manière des didgeridoos, ou des tongqins tibétains, de formuler un son, le même son, un son entraînant, sur lequel se déposait un mot, le même mot, un mot exaltant – un mot qui de longue date, les animait :
« Euuuuuuuuuuuuu... rooooooooooooooooooooooooooooooooope... »
On entendait le mot résonner, en anglais, dans cette grande salle où allongés, ils se ressourçaient. Et longuement, comme un mantra, diffusant, exhalant, le mot se répétait :
« Euuuuuuuuuuuuu... rooooooooooooooooooooooooooooooooope... »
Vraiment, dans ces minutes, l'âme du vieux continent soufflait ! Et en eux-mêmes, ils s'en glorifiaient ! Mais sans en être perturbés, ils poursuivaient :
« Euuuuuuuuuuuuu... rooooooooooooooooooooooooooooooooope... »
Ils poursuivaient ainsi, car ils étaient éduqués : ils savaient qu'un Européen, c'est-à-dire un partisan de l'Union européenne, se contenait. Mais leur voix ne perdant pas de force, incessamment, leur chœur se relançait.
Le mot vibrait, et leur imposait, dans cette grande salle ornée de baies vitrées, des baies vitrées qui donnaient sur des jardins, des jardins verts, des jardins luxuriants, ce qui avait pour effet, dans leur esprit, d'éclairer leurs pensées, de les agrémenter, de les magnifier, et ainsi, d'idéaliser ce si beau projet, la construction européenne, qu'ils admiraient ; cela, naturellement, renforçait leur tranquillité ; mais surtout, cela leur permettait de communier, d'avoir « de bonnes pensées », et tous ensemble, progressivement, de « libérer les énergies positives ».
Bien sûr, afin d'y parvenir vraiment, le massage n'était pas suffisant ; ainsi leur avait-on fait, pour les y aider, un masque au concombre. Alors, pour éviter de faire tomber les tranches, durant un bon moment, ils n'avaient pu parler ; mais stoïques, immobiles, ils avaient poursuivi sur leur lancée, songeant ainsi au progrès, à la croissance, au commerce et au libre-échange. Vraiment, dans cet effort commun, ils s'entendaient !... et ils s'en réjouissaient !...
Il y eut encore, cette après-midi, pour parfaire leur état d'esprit, une séance de yoga, une séance de tao-yin, et une séance de « sauna infrarouge » – des séances qui toutes, les enthousiasmèrent terriblement, si bien qu'à leur issue, il n'y eut pas de doute : comme annoncé initialement, ils avaient « rechargé leurs batteries », et toutes leurs batteries : leur « batterie physique », leur « batterie mentale », leur « batterie émotionnelle » : ils avaient « retrouvé leur tonus », mais plus que tout, ils étaient « en accord avec eux-mêmes » ; c'était tout cela, le team energizing. Et cela avait été si intéressant, si passionnant, si exaltant, qu'achevant cette activité, ils n'eurent qu'un mot à l'esprit : « Amazing! »

Le team energizing, toutefois, n'était que le premier versant de ce qui, ce beau week-end, devait les occuper ; car le team building, ce samedi soir, revêtit des couleurs différentes, des couleurs chatoyantes, des couleurs flamboyantes : celles du team dancing, cette « harmonie des corps vibrants » – une harmonie qui bien sûr, enthousiasma Candide.
Après avoir dîné, le service de Stijn van der Kloot, cette « pépinière de talents », avait rejoint un établissement select, et même tendance, le Ordem e progresso, où ce soir, il devait être « initié à une nouvelle manière de voir les choses ». Candide, voyant l'enseigne, « Ordem et progresso », eut néanmoins une frayeur :
« Mais... c'est une citation en latin !?!... » s'était-il dit alors, effaré. « C'est qu'il s'agit sans doute... d'un lieu tenu... par des réacs !... Pouah !... quelle honte !... en Europe !… au XXIe siècle !... Notre boss, notre N+1, qui est pourtant tolérant, a-t-il donc perdu la tête ?... »
Stijn van der Kloot, toutefois, eut tôt fait de le rassurer, car il leur rappela que ces trois mots, « Ordem e progresso », formaient la devise du Brésil, une devise qu'Auguste Comte, « un brillant polytechnicien », qui était « un homme intelligent », c'est-à-dire « un homme de progrès » (il « croyait en la science, en l'amour et en l'humanité »), avait formée voilà plus d'un siècle ; Candide, ce soir, fut néanmoins déçu d'apprendre que cet homme, Auguste Comte, n'avait pas fait l'ENA.
« Un vrai gâchis ! » s'était-il ainsi dit.
Mais passons... Une fois entrés, nos fonctionnaires européens, égayés par la vivacité du lieu, surent se réjouir : il y avait là de l'espace, de la couleur, de la lumière, mais surtout, il y avait là du métissage. Car si dans ce service, ils étaient tous blancs, absolument blancs, rigoureusement blancs, ils aimaient la diversité ; et eux qui avaient investi un lieu, l'Ordem e progresso, qui « affichait sa brésilianité », ils pouvaient voir déjà, se côtoyant dans l'établissement, en fait de tons, de teints, de traits, tous les degrés qui menaient du blanc au noir ; cela les rassurait.
Néanmoins, à l'heure qu'il était, la boîte – car il s'agissait d'une boîte – n'avait pas réellement ouvert : cette fois encore, pour eux, il s'agissait d'un warm-up, mais un warm-up fashion, un warm-up trendy, un warm-up délire et cosy ; avant de se mêler à la foule, de nouveau, ils devaient se préparer, afin de faire rayonner, ce soir, la plus noble, la plus belle, la plus grande des institutions que le monde eût jamais portées : la Commission européenne.
À cet effet, un nouveau coach, ou plus précisément une nouvelle coach, Janis Johns, qui était elle aussi américaine, avait été dépêchée. Elle était jeune, elle était fine, elle était fraîche, mais surtout, elle parlait parfaitement anglais, ce qui avait réjoui Candide. Mais JJ (on prononçait « Djé-djé »), comme elle était surnommée, ne se laissait pas contempler : elle entendait ne pas traîner, et faire travailler ses effectifs ; c'est ce qu'elle fit.
Distillant les « you know », les « right », les « basically », elle rappelait à Candide à quel point l'anglais, par sa beauté, méritait son statut de langue dominante, et combien il était évident, parfaitement évident que d'ici trente ans, le français, l'espagnol ou l'arabe, ces langues secondaires, qui étaient moins efficaces, disparaîtraient naturellement. Quoi qu'il en soit, JJ, qui n'aimait pas lanterner, leur avait demandé, instamment, de s'ordonner par couples, un garçon une fille, afin de commencer le travail, c'est-à-dire de danser, et de faire rayonner l'Union européenne ; mais dans les rangs, aussi rapidement, des voix s'étaient élevées, et avaient contesté :
« But... it's not modern !... it's not tolerant !... because we're gay-friendly, and we can't accept that only heterosexual couples be represented here tonight... » s'était ainsi exclamée Gretchen, une jeune Allemande que Candide, immédiatement, avait soutenue dans sa démarche :
« I fully agree!... It's a discrimination!... It's dangerous!... » s'était-il d'ailleurs exclamé, fervemment, comme si sa vie eût été en jeu.
Et JJ, mesurant son erreur, s'était inclinée :
« Yeah, yeah, you're right, you're perfectly right !... so basically, group as you like, two by two, aaaaaaaaaaaaaaaaaaand let's start !... »
Les couples s'étaient ainsi formés, mais ils étaient temporaires ; car toutes les dix minutes, chacun changerait de partenaire, dans l'optique, au sein de cette si belle équipe, de « renforcer les contacts ». Vraiment, la soirée s'annonçait palpitante !
Et durant une heure, chacun, ils suivirent les indications de JJ : ils se tinrent par la main, ils s'enlacèrent, avant de se détacher, de se séparer, pour mieux montrer qu'il n'étaient pas arriérés, qu'ils avaient leur indépendance, leur liberté de pensée, bien que dans cette équipe, de plus en plus, on le sentait, une complicité s'installât, ce qui les réjouissait. Déjà, le team dancing faisait son effet ; et bientôt, son apport en serait décuplé. 
C'est que l'instant d'après, préparés qu'ils étaient, ils avaient dû se mêler à la foule, celle de l'établissement, dans une salle adjacente, la grande salle, la vraie salle, celle où chaque jour, du lundi au dimanche, des gens sérieux se réunissaient, dans une ambiance « chaude, fougueuse, épicée », mais également « ouverte et branchée » ; et eux qui avaient eu le loisir, ce soir, d'avoir été initiés aux spécificités du lieu, tout en se rapprochant, en se liant, en s'unissant, eux qui étaient si différents, nos douze fonctionnaires, nos douze étoiles européennes, resplendirent jusqu'au lever du jour.
Candide, en particulier, s'était profondément impliqué : tournant la tête à gauche, tournant la tête à droite, avant de se redresser, il avait tapé dans ses mains, plusieurs fois, sentant que dans ces gestes, il communiait avec la piste.
« Amaaaaaaaazing! » s'était-il ainsi dit.
Il avait également, à plusieurs reprises, dansé avec une belle jeune femme, mais toujours une nouvelle jeune femme : lui qui savait les lois de l'économie, et en particulier de l'économie de l'amour, il entendait faire jouer la concurrence ; et dans ses œuvres, il avait mis en pratique les enseignements que ce soir, il avait reçus de sa coach, JJ, et dont à l'instar de ses compagnons, il ne pouvait qu'user. Il arrivait ainsi qu'en coordination avec ses collègues, sur la piste, répondant à la couleur du sol, dont le beau bleu était emprunté au drapeau du Brésil, face à leur partenaire, ou seuls, ils formassent un cercle, et que levant la main en l'air, tous ensemble, ils figurassent le drapeau européen. Candide avait trouvé cela « magnifique », et même « touchant », car il sentait que son service, ce soir, était vraiment « inséré dans la mondialisation ».
Ils avaient encore, un peu plus tard, participé ensemble, avec le reste de la clientèle, à une subtile activité commune : l'un derrière l'autre, se tenant par les épaules, ils avaient ainsi déambulé, joyeusement, sur un remix techno-trance de la chenille. Eux qui ce soir, n'avaient pas fait bande à part, et qui gaiement, et même fervemment, s'étaient mêlés à la population, ils avaient démontré, une fois de plus, qu'ils étaient « ouverts à l'autre », et qu'ils « respectaient la démocratie ». Un journaliste de Libération, qui était sur les lieux, en avait conclu qu'il s'agissait là « d'une belle leçon de tolérance », voire d'une « illustration des bienfaits de la mixité » ; au demeurant, à n'en pas douter, cela « discréditait à jamais le populisme », qui « surfe sur la haine de l'autre ».

Le team dancing, ainsi, s'était achevé en apothéose : ils avaient « communié avec le monde » ; mais le team building, pour être complete, devait attendre une dernière activité, le team rolling, qui ce dimanche après-midi, les occuperait, et qui plus que tout, les passionnerait.

Stijn van der Kloot, le supérieur de Candide, avait donné rendez-vous à tous, ce deuxième jour, à quatorze heures, sur la Grand-Place de Bruxelles, afin que pour débuter au mieux, ils pussent « respirer le grand air de l'Europe ». Mais la veille ayant été agitée, notamment la soirée (Candide, une nouvelle fois, avait pris des risques – il avait bu beaucoup de Smirnoff Ice), tous, c'était une certitude, n'étaient pas « frais et dispos », si bien qu'il y eut un peu de retard. Mais dès quatorze heures trois, étant réunis, enfin réunis, ce dimanche, devant l'hôtel de ville, Stijn les mena à pied, à deux pas de là, dans une échoppe si belle, si fraîche, si lumineuse, qu'ils manquèrent de défaillir.
L'échoppe, en réalité, était celle d'un loueur, et semblait-il, en ce lieu, ils auraient pu emprunter des vélos, des scooters, des motos, mais Stijn van der Kloot, qui de même que l'Europe, « savait où il allait », avait son idée, une idée sérieuse, une idée profonde, une idée arrêtée ; ainsi avait-il réservé, pour l'après-midi entière, douze engins électriques, des engins nouveaux, des engins actuels, mais des engins ludiques, dont rapidement, s'adressant à ses subordonnés, il leur expliqua le principe, mais surtout la finalité : cette après-midi, dans Bruxelles, il avait organisé pour eux, en collaboration avec un guide, qu'il connaissait, une grande chasse au trésor en Segway.
Ah, le Segway... Candide en avait déjà vu passer, roulant sur les trottoirs, à Paris, à Londres, à Berlin, mais surtout dans sa ville préférée, New York, où plus qu'en France, on était « ouvert à la modernité ». Candide en avait déjà vu passer, mais jusqu'ici, il n'avait pas essayé ; il en était gêné ; il se l'était reproché ; mais cette erreur, ce jour, allait se réparer, et cela l'exaltait.
Le Segway – qui est une marque déposée, est un véhicule électrique monoplace, pourvu de deux roues, d'une plate-forme sur laquelle debout, l'usager repose, d'un guidon qui l'aide à se maintenir, et à se diriger, et bien entendu, d'un système de stabilisation gyroscopique – car il s'agit d'un gyropode : ce n'est tout de même pas un véhicule banal ! Toujours est-il que le Segway (ou plus exactement le Segway TP, pour « transporteur personnel »), ce dimanche après-midi, serait le moyen privilégié de nos experts, eux qui au quotidien, veillaient à l'application des traités européens, et qui déjà, se réjouissaient de la perspective :
« C'est formidable !... » s'était exclamé Candide, parlant pour lui. « Car il s'agit d'un moyen de locomotion astucieux. De plus, intelligemment, ses concepteurs ont choisi un nom anglais ; ils ont bien fait, car les consommateurs, ainsi, peuvent mieux l'identifier, et dès lors maximiser leur utilité. »
Stijn van der Kloot, pour cette activité si belle, le team rolling, s'était adjoint les services d'un homme, Wim van der Straat, qui était historien, et plus précisément historien de Bruxelles ; ce dernier, qui était belge, et qui aimait l'Europe, l'avait ainsi aidé, patiemment, à leur concocter un programme, un délicieux programme, un merveilleux programme, qui devait les mener, s'ils étaient perspicaces, au saint des saints de l'Europe, en passant par tous les lieux qui comptaient, au point de vue historique, politique, scientifique, artistique – des lieux qui dans le passé, avaient contribué à élever l'Europe – des lieux qui dans le présent, rayonnaient, et illustraient à quel point le vieux continent, grâce à l'Union européenne, avait enfin trouvé sa voie – une voie de progrès, de d'harmonie et de stabilité des prix.
Stijn van der Kloot, que Candide admirait, après les indications d'usage, avait demandé à ses ouailles, qui l'écoutaient, de former de nouveau trois groupes, ainsi que la veille, mais trois groupes différents, et trois groupes pertinents – trois groupes qui en somme, à nouveau, respectaient la parité homme-femme.
Le personnel de cette équipe, qui était si sérieux, s'était naturellement exécuté ; et Candide, à ce moment, s'était rappelé ces mots : « La femme est l'avenir de l'homme » ; il ne parvenait plus à en retrouver l'auteur, mais à n'en pas douter, ils avaient été prononcés par un Américain. – Peut-être était-ce... une phrase de Bill Clinton ?...
Cela étant, les trois groupes ayant été formés, Stijn, du haut de sa monture, slalomant entre les individus que professionnellement, il dirigeait (et montrant ainsi à quel point, vraiment, il était à l'aise sur un Segway), avait distribué à chacun un dossier, un dossier qui n'était pas épais, mais qui contenait des éléments utiles – des éléments qui ce jour, aideraient ses subordonnés à résoudre des énigmes, celles que son ami Wim, le secourant, avait concoctées.
Nos fonctionnaires européens, eux qui aimaient la compétition, et surtout la concurrence, en particulier si elle était libre et non faussée, étaient prêts à partir, et à s'engager avec ardeur dans ce qui, ils le sentaient, était un merveilleux défi. Mais avant de laisser ses « talents » s'en aller, Stijn, qui tenait à la cohésion de son team, leur avait demandé, une dernière fois, de former un cercle, chacun sur leur Segway, et sans exception, de tenir la main de leurs voisins, dans le dessein, une nouvelle fois, de former le drapeau européen.
Candide, à ce moment précis, avait failli pleurer, submergé qu'il était par l'émotion :
« Je suis touché... terriblement touché... s'était-il dit d'ailleurs. Car sincèrement, qu'après tant de malheurs, tant de guerres et de monopoles publics, nous parvenions à nous entendre, cela m'émeut... Cela m'émeut terriblement... Mais... comment cela se fait-il, moi qui suis un homme normal, qui maximise mon utilité, que je sois bouleversé ?... »
Cette interrogation, qui l'avait saisi, qui l'avait gêné, l'avait écrasé, car ordinairement, lui qui était polytechnicien, il savait que sans exception, ce qui était vrai était raisonné, et que ce qui était raisonné n'avait nulle raison de toucher ; si bien que dans ces minutes, il aurait dû acquiescer, simplement acquiescer, et s'y arrêter. Il avait alors réfléchi ; il s'y était investi ; et fouillant les replis de son crâne, soudain, il avait trouvé l'évidente raison pour laquelle, ce jour, il était si touché :
« Mais bien sûr !... Suis-je bête, c'est l'expression de ma part féminine !... »
La belle cérémonie, toutefois, n'avait pas duré : l'instant d'après, les mains s'étaient relâchées ; les hommes s'étaient distanciés ; les Segway s'étaient éloignés ; Stijn van der Kloot, en effet, avait donné le départ : il avait dit « Go! » ; il avait dit « Leave! », il avait dit « Move away ! » ; et ils s'étaient séparés, comme prévu, en trois groupes de quatre.
Candide, avec ses acolytes, qui avaient pour prénoms Pavel, Katlijn et Tina, étaient ainsi partis de leur côté. Ils avaient rollé. Et pour mieux avancer, pour mieux performer, ils avaient su se galvaniser, intelligemment, en donnant un nom à leur groupe, « le groupe des droits de l'homme ». Leurs homologues, les imitant, avaient respectivement choisi pour noms « le groupe de la démocratie » et « le groupe de l'amitié entre les peuples » : tous, incontestablement, étaient politiquement engagés.
Quoi qu'il en soit, Candide, qui aimait diriger, dès l'abord, avait pris les choses en main : il tenait le dossier de son groupe, fermement, et roulant cheveux au vent, sur son Segway, il « guidait les droits de l'homme vers la victoire ». Les premiers mots du dossier, sur la première page (après l'en-tête de la Commission et de la DG à la concurrence, bien sûr), formaient une phrase énigmatique une phrase que par égard pour le lecteur, ainsi que les suivantes, nous traduirons : « J'ai, voilà un siècle et demi, prophétisé un idéal noble, un idéal vertueux, un idéal moderne : la création des États-Unis d'Europe ; au lieu de mon exil, à Bruxelles, où mon esprit continue de régner – mais où j'ai laissé quelques plumes, – venez me rejoindre, et m'aider à réaliser ce rêve. »
Candide, qui était si instruit, immédiatement, s'était exclamé : « C'est Victor Hugo !... J'en suis certain, car je m'en souviens, à l'ENA, je l'ai lu dans mon manuel de culture générale. »
Et flairant un peu de scepticisme, alors, dans le regard de ses collègues, de mémoire, il avait cité cette phrase dont éternellement, il se souviendrait : « Un jour viendra où l'on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d'Amérique et les États-Unis d'Europe, placés en face l'un de l'autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie [...] ». Pavel, Katlijn et Tina, vraiment, avaient été impressionnés par sa vivacité, et convaincus, ils s'étaient rangés à son idée.
Ainsi avaient-ils rejoint, instamment, l'un des grands lieux d'exil de Hugo, où temporairement, le grand poète avait logé, suite à l'arrivée au pouvoir, en France, de Napoléon III, cet « infâme dictateur », qui était opposé à la démocratie, aux droits de l'homme et au mariage gay ; cette belle demeure, que l'on nommait « Le Pigeon », ou « Maison du Pigeon » (Candide et ses collègues, l'apprenant, réalisèrent le sens de la précision « mais où j'ai laissé quelques plumes », dans le premier des énoncés de leur chasse au trésor, et se dirent que vraiment, leur chef était extraordinairement intelligent), était sise au n° 27, sur la Grand-Place, à cent mètres de là où plus tôt, nos fonctionnaires s'étaient retrouvés. Et pénétrant l'édifice, nos jeunes collègues, qui en réalité, n'avaient qu'été brièvement renseignés sur la nature de leur chasse en trésor, en comprirent la nature. Car interrogeant le personnel qui, tenait le rez-de-chaussée, y avait son commerce, et lui demandant si, d'une manière ou d'une autre, ils pouvait être utiles à Victor Hugo, ou plus exactement à sa mémoire, pour construire les États-Unis d'Europe, ils reçurent une étoile en plastique, une étoile jaune, une étoile brillante, qui les émerveilla – cette journée-là, ils devaient « s'envoler vers le ciel », et « conquérir les étoiles », pour « assurer l'unité de l'Europe ». C'était un véritable challenge ! – Il leur fallait trouver, dans cette belle ville, Bruxelles, la « capitale de l'Union européenne », un maximum des douze étoiles qui, le matin même, avaient été disposées par leur chef, Stijn van der Kloot, en correspondance avec les énigmes qui, finement formulées, apparaissaient dans leur dossier ; à compter de cette heure, c'est ce qu'ils firent.
Maîtrisant leur Segway, ce véhicule « malin », « inventif », et même « intuitif », qui illustrait la marche en avant de de l'humanité, ils avaient parcouru les rues, fraîchement, gaiement, mais avec dignité l'initiative, en effet, était lourde de sens : ils ne pouvaient la prendre à la légère !
Ainsi s'y étaient-ils impliqués : ils s'y étaient engagés, ils s'y étaient consacrés, et grâce à l'immense culture européenne de Candide, qui savait où Jean Monnet et Robert Schumann, à Bruxelles, avaient habité, mais également où l'OTAN, cette organisation de paix, qui avait fait tant de bien en Irak et en Afghanistan, était localisée, ils vérifièrent à quel point dans l'histoire, cette ville avait donné de racines, de profondes racines, de puissantes racines à l'Europe.
Aussi loin que l'on remontait dans l'histoire, en effet, dès 1945, les grandes institutions s'y étaient fondées, et les grands hommes, naturellement, s'y étaient rencontrés – ainsi s'y étaient-ils accordés, ouvrant pour le vieux continent, indéniablement, une ère de prospérité, de paix, et d'indépendance des banques centrales.
Le « groupe des droits de l'homme », emmené par Candide, avait rassemblé cinq étoiles ; aussi était-il en course, indéniablement, pour remporter la victoire. L'avant-dernière énigme, qui parlait de « folie », de « honte », et de « crime des crimes », les avait menés au cimetière de la ville, où sur leur Segway, grâce à la bienveillance des autorités, ils avaient obtenu de rentrer. Et filant dans les allées, effrayant les passants, ils avaient ainsi foncé, tête baissée, en direction du Mémorial à Auschwitz, cette « barbarie franco-allemande » ; mais malheureusement pour eux, cette fois, ils avaient été devancés, et l'étoile jaune qui ici, symbolisait le « martyre juif », mais surtout « la folie intrinsèque des Européens », avait été subtilisé par le « groupe de l'amitié entre les peuples » – un groupe qui décidément, portait merveilleusement son nom.
Ce groupe était encore là, et il réfléchissait à l'énigme suivante, qui était la dernière, qui était l'ultime, et que par voie de fait, ses rédacteurs avaient voulu plus « corsée » ; elle était ainsi exprimée :
« Où factuellement, l'union se décide, symboliquement, elle doit se réaliser, pour mieux rayonner. »
Candide, pour réfléchir, avait tourné la tête ailleurs, et il avait remarqué, sur sa droite, une tombe au nom d'un personnage, Jacques-Louis David, qui ne lui était pas étranger ; ce nom le titillait ; ce nom l'intriguait. Il y avait ainsi songé, et soudain, comprenant de qui il s'agissait, en lui, il s'était exclamé :
« Mais oui !... c'est un coiffeur très connu en France !... »
Puis sans tarder, il s'en était retourné à la question principale, cette question profonde, cette question puissante, qui les agitait : quel était donc le sens de l'énigme ?... Quel était donc le sens de cette énigme ?... Et lui qui était si brillant, lui qui était si intelligent, car il était polytechnicien et énarque, il eut une illumination ; il souffla son idée à l'oreille de ses camarades, qui immédiatement, acquiescèrent, et l'en félicitèrent : il n'y avait pas de doute, l'énigme faisant référence au Berlaymont, où siégeait la Commission, et où eux-mêmes, ils œuvraient à la plus belle chose sur terre, la plus belle chose de tous les temps, la construction européenne.
Aussi se mirent-ils en route, instamment. Mais leurs concurrents directs, le « groupe de l'amitié entre les peuples », les avaient écoutés, et jugeant du bien-fondé de l'idée, ils avaient décidé de les imiter : ils avaient décidé de les rattraper, pour les dépasser, et de ce fait remporter, cette journée, cette magnifique chasse au trésor ; eux également, il est vrai, ils avaient cinq étoiles, et s'ils trouvaient la sixième, ils prouveraient à quel point l'amitié entre les peuples, en ce début de siècle, était une chose fondamentale !... L'enjeu était considérable !...
Depuis le mémorial, ainsi, une course-poursuite s'était engagée : le « groupe des droits de l'homme », pour l'heure, était en tête, et négociant les virages en dérapant, dans les chemins de terre, ils prenaient de l'avance. Mais Candide, accrochant un buisson, faillit chavirer, et il manqua même de renverser, l'instant d'après, une vieille dame qui agenouillée, fleurissait la tombe de son défunt mari.
« Mais vous êtes fous ! » s'était-elle exclamée.
Et Candide, qui n'avait pas de temps à perdre, s'était alors confié, ulcéré :
« Encore une réac !... Ou pire, une eurosceptique !... Quelle horreur !... »
Heureusement, toutefois, il l'avait évitée. Et s'il avait été ralenti, il était reparti : il avait rebondi : il avait poursuivi.
Nos deux groupes, rapidement, étaient sortis du cimetière, et ils avaient parcouru les allées, les avenues, les boulevards de la ville ; conduisant leurs machines, leurs Segway, qui étaient si perfectionnés, ils avaient fait l'admiration de ceux qui, en ce bas monde, étaient « épris de modernité », c'est-à-dire « ouverts au progrès », et qu'ils respectaient ; puis ils étaient arrivés, comme prévu, devant le Berlaymont, où près de l'entrée, la dernière étoile, celle du grand dénouement, les attendait. Le « groupe de l'amitié entre les peuples », dans une dernière accélération, faillit les dépasser, mais Candide, qui était si habile, monta sur le trottoir en sautant, sans ralentir, et il parvint ainsi, dans une dernière poussée, à se saisir de l'objet ; ce dimanche, incontestablement, les droits de l'homme avaient rayonné, car les représentant, ils avaient illustré qu'à la fin des fins, ils finissent toujours par triompher.
Un court quart d'heure après, le troisième groupe les avait rejoints, et Stijn van der Kloot, félicitant les vainqueurs, avait rappelé que la compétition, c'est une évidence, est « une bonne chose pour tous », car elle permet de « stimuler la volonté » et de « laisser s'exprimer les talents » ; il s'agissait d'un parallèle, bien sûr, avec les bienfaits de la concurrence, qui en toute circonstance, maximise l'utilité des consommateurs, et que par voie de fait, dans leur travail, ils se devaient de défendre !
Ainsi se rappelèrent-ils qu'eux tous, ils travaillaient main dans la main, pour améliorer la société, pour la rendre plus libre, plus juste, et moins faussée par l'intervention de l’État ; si bien que sous la conduite de Stijn, une dernière fois, symbolisant leur union, ils disposèrent les douze étoiles qu'ils avaient trouvées, au sol, en rond, avant de les encercler, de s'éloigner, puis une fois placés, de s'arrêter, et chacun levant la main droite en l'air, de l'agiter, figurant le drapeau européen, et illustrant que chacune des étoiles, ce jour, était merveilleusement vivante.
Cette scène était touchante, vraiment touchante, mais Candide était heureux, parfaitement heureux ; et songeant à cette journée à nouveau, la résumant en un mot, fervemment, il s'était dit en lui-même : « Amazing! »
C'est que le team rolling, ce jour, les avait réunis !... Et plus généralement, le team building, grâce également au team energizing, et au team dancing, la veille, les avait enrichis : ils s'étaient mieux compris ; ils s'étaient parfois surpris ; mais au moins étaient-ils prêts, désormais, à « relever tout les défis ».
L'Europe, de ce long week-end, où ils s'étaient investis, était sortie grandie.
Et Candide, lui qui initialement, avait eu des doutes, s'était dit que vraiment, il avait bien fait de rejoindre la Commission européenne !