mercredi 21 mars 2012

Chapitre second

Comment Candide œuvra pour la France

Sorti enfin de l'ENA, notre homme, qui entendait faire le bien, et apporter ses lumières au monde, n'avait pas urgemment quitté la France. C'est que durant six mois, lui qui bien classé, avait intégré un corps de l'État, l'Inspection générale des finances, où étaient passés des grands hommes, et notamment son prédécesseur, son formidable prédécesseur, son insurpassable prédécesseur, Valéry Giscard d'Estaing, qu'il admirait, durant six mois, donc, il avait œuvré à Bercy, au ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, où on l'avait chargé, lui qui savait son sujet (celui de l'organisation de l'État, des collectivités territoriales, et surtout des mécanismes européens), de réfléchir à des questions d'importance.
Il s'était spécialement agi, pour Candide, d'analyser en quoi ce maillon, le département, à l'aube du XXIe siècle, était devenu obsolète, tandis que la mondialisation heureuse, un peu partout, produisait ses bienfaits ; dans cette optique, lui qui dans sa mission, « évaluait des organismes et des dispositifs », il avait épluché des comptes, ceux de la DDE, de la DDASS, ou de la Direction des services vétérinaires, et ce dans toute la France, des Pyrénées Orientales au Nord, du Finistère au Bas-Rhin, en passant par le Cher, la Creuse, la Moselle et la Sarthe. Il avait parcouru les valeurs, il avait analysé les termes ; mais finalement, ces données n'étaient pas capitales ; et même, elles étaient insignifiantes. Car ce qui importait, c'était de comparer, de calculer, et de savoir s'il y avait des gains à réaliser. Dès lors, lui qui savait que par définition, l'homme est partout le même, et qu'étant rationnel, il maximise son utilité, il avait posé ses équations :
« Soient D un département, R une région, E un État, et U l'Union européenne ; soient également Oi(X) (avec i appartenant à l'ensemble des entiers naturels compris entre 1 et n) les organismes que nous considérons, dans un état du monde X donné. Le coût global de ces organismes, alors, correspond à la somme des Oi(X), pour i variant de 1 à n. »
Bien sûr, il ne s'en était pas arrêté là : il avait intégré le chômage, la croissance, la démographie... Cela lui avait pris du temps... Mais il avait poursuivi, ardemment... Il s'y était engagé ; il s'y était escrimé ; il s'y était acharné... Et six mois plus tard, à force de modèles IS/LM, de courbes de Laffer et de lois d'Okun, il en avait tiré ses conclusions.
Ses calculs étaient formels, parfaitement formels : il était optimal de supprimer le département, et de transférer ses compétences à des organismes européens, mais des organismes multiples, mis en concurrence, car aidés par la main invisible, spontanément, ils géreraient mieux ces prérogatives. Ses supérieurs, heureux de ces calculs, en avaient pourtant édulcoré les résultats, ainsi que les conclusions, lui expliquant que dans un premier temps, ils comptaient transférer ces compétences aux régions, car lui avaient-ils précisé, ces modifications, si pures, si saines, si nécessaires qu'elles fussent, ne pouvaient être appliquées en deux ans : il fallait y aller peu à peu, par étapes, afin de rassurer les électeurs.
Candide, un court instant, s'était braqué : ses calculs étaient pourtant justes !
Mais opportunément, on lui avait rappelé qu'ici, en France, il y avait des résistances au changement, et que ces derniers temps, deux ou trois événements, malheureusement, avaient montré qu'alors encore, en ce début de troisième millénaire, il y avait fort à craindre : le ventre était toujours fécond d'où avait surgi la bête immonde.
On le lui avait rappelé ; il avait acquiescé. Mais un élément de plus, un élément décisif, l'avait définitivement conquis :
« Vois-tu, Candide, lui avait dit son chef, Jacques, qui était protestant, et plus exactement anabaptiste, vois-tu, cette action progressive, qui est une nécessité pratique, est un peu similaire... au projet européen... Oui, au projet européen, ce bien extraordinaire, mais qui n'est que temporaire, car il est appelé à s'élargir.
– Vous voulez dire que... ce passage par la région, pour aboutir à l'Europe, c'est un peu... comme... le passage par l'Europe, pour aboutir au monde ?...
– C'est exactement cela ! 
– Et donc... progressivement, nous travaillerions ainsi... à l'instauration d'un gouvernement mondial ?... Où l'humanité une, sans frontières, sans racisme, sans haine de l'autre, naîtrait enfin sur Terre ?...
– Oui, mille fois oui, Candide ! Tu es décidément... un esprit brillant !... »
Recevant ces propos, et les buvant même, consommant leur douceur, il avait souri d'extase ; car dorénavant, il le savait : il œuvrait pour le souverain bien des hommes. C'est qu'en réalité, impressionné par tant d'intelligence, celle de ses supérieurs, définitivement, il avait été conquis par leurs mots, ceux qui prônaient des modifications progressives, par étapes, et non immédiates, sèches, subites, car ces dernières auraient compromis le moins mauvais de tous les systèmes. Partant de là, pour lui, ce fut une évidence : l'Europe, pour enfin naître, et apporter le bien à l'espèce humaine, devait passer par la région ; désormais, il s'acharnerait à la défendre.

Ses beaux travaux accomplis, toutefois, un grand dégoût lui vint. Bien évidemment, ce dégoût n'était point lié à l'Europe, ni aux régions, ni à ses supérieurs, qu'il estimait : il était lié à des souvenirs obscurs, terribles, effroyables, et que ses passionnants échanges, ce jour, avaient ravivés. Car récemment, deux événements étaient intervenus, deux événements profonds, marquants, que l'on avait réduits à deux dates, et qui différemment, l'avaient consterné : le 11 septembre et le 21 avril.
Le 11 septembre 2001, deux tours étaient tombées, à New York, dans le cœur historique du monde libre, et le Pentagone, le plus sûr instrument de la sécurité des hommes, avait également été touché. D'effrayants terroristes – des islamistes, – sales, barbus, armés de cutters, avaient pris possession de plusieurs avions, et les détournant, les avaient transformés en armes : la tour numéro 1 avait été frappée ; la tour numéro 2 avait été frappée ; le Pentagone avait été frappé ; et la totalité du monde, c'est-à-dire les États-Unis et l'Europe, en avait été consternée. Candide, cette journée-là, s'était vraiment senti américain.
C'est que profondément, cet acte inqualifiable, lâche, odieux, l'avait révolté. Mais pire que l'événement, qui était en soi infâme – et qui rappelait, si besoin en était, les dangers de la religion, qui enferme la conscience, et qui empêche l'égalité homme-femme – il y avait eu les réactions, des réactions terribles, car si l'immense majorité, par solidarité, s'était sentie marquée dans sa chair, et meurtrie, avait exprimé sa compassion vis-à-vis des Américains, sincèrement, dans de vibrants plaidoyers, certains, rapidement, avaient douté de la version officielle. Notre homme, lui qui était si sain, si bon, si juste, et qui pensait aux milliers de victimes, s'en était offusqué :
« C'est effarant ! s'était-il écrié en lui-même, consterné. Ces fous voudraient nous expliquer que les médias nous mentent ! Que l'information mise en concurrence libre et non faussée pourrait aboutir, in fine, à la même chose qu'une information contrôlée ! Que les journaux et les chaînes de télévision, qui ont intérêt à fournir des informations authentiques, sûres, vérifiées, nous manipulent !... Mais nous ne sommes pas en Russie !... ni au Vénézuéla !... ni en Chine !... Nous sommes tout de même en France, au pays des droits de l'homme ! »
Certains individus, en effet, n'étaient pas assurés que les instances américaines, pourtant les plus sûrs remparts des populations face au terrorisme, aux massacres, aux guerres, avaient fourni des déclarations sérieuses ; ils alléguaient que les tours ne s'étaient pas effondrées seules, sous l'action des avions, et qu'on les y avait aidées ; ils prétendaient que le Pentagone, plus que par un Boeing, avait été frappé par un missile ; ils allaient même jusqu'à imaginer, dans une ferveur tenant du délire, des complicités internes aux États-Unis ! Ils étaient ce que l'on nommait, dans le langage des intellectuels, des complotistes, ou pire encore, des conspirationnistes.
Ces gens, les médias l'avaient expliqué, étaient de dangereux psychopathes : rendez-vous compte, ils doutaient ! Cela n'était pas scientifique ! Car la science, elle, permettait de savoir ! Candide le savait ! On le lui avait enseigné ! Et lui qui était sérieux, appliqué, il l'avait mémorisé : il se le rappelait. Très justement, il était persuadé qu'une fois de plus, les journaux avaient dit vrai, qu'ils l'avaient informé : il était fier, profondément fier, d'habiter cet îlot de liberté. Mais des individus le menaçaient, qui l'entouraient. C'étaient ces individus effrénés, qui doutaient. Car douter, cela était dangereux. Cela montrait qu'on avait des suspicions. Que l'on croyait à des machinations. Que l'on abominait la civilisation. C'était tout à la fois, chose évidente, le fait d'esprits simples, pour qui les choses étaient complexes, trop complexes, et le fait d'esprits complexes, pour qui les choses étaient simples, trop simples. Toujours est-il qu'à coup sûr, ce n'était pas le fait d'hommes de raison, mais d'hommes de foi, qui par avance, avaient désigné leurs boucs-émissaires. Et de cela, Candide était assuré – ces gens, il le savait, étaient nécessairement liés à l'extrême droite. Car ainsi qu'il l'avait noté, s'ils remettaient en cause la version officielle, même légèrement, par définition, c'est qu'ils étaient antiaméricains ; et s'ils étaient antiaméricains, par définition, c'est qu'ils étaient antisémites.

Sept mois plus tard, le 21 avril 2002, un deuxième événement, mais cette fois-ci en lui-même, et non par les réactions qu'il avait suscitées, l'avait effaré. Ce jour, le premier tour des présidentielles, en France, agitait le pays ; et comme on avait pu l'observer, jusqu'alors, depuis quarante ans, on attendait qu'il sortît des urnes, en tête, les deux représentants du jeu démocratique, c'est-à-dire le candidat de droite, Jacques Chirac, et le candidat de gauche, Lionel Jospin. Seulement, contrairement aux pronostics, contrairement à ce qu'en imaginaient les intéressés, contrairement aux sondages (qui pourtant, mesurent précisément la température de l'opinion), un être immonde, Jean-Marie Le Pen, avait dépassé le candidat de gauche ; il serait au second tour ; il disputerait sa place au président sortant, Jacques Chirac, qui n'en demandait pas tant. La démocratie, ce jour, avait subi un revers ; c'était une catastrophe : c'était même un séisme ; notre homme en avait été consterné :
« Mais c'est affreux !... avait-il hurlé en lui-même. Le Front national au second tour, c'est abject !... C'est l'extrême droite !... C'est Vichy !... Pétain !... Hitler !... Des réactionnaires !... des fascistes !... des nazis !... et tout cela en France !... au pays des droits de l'homme !... Mais comment les Français ont-ils pu voter ainsi ?... Comment ont-ils pu faire cela, sachant ce qui s'est passé en France, et par la France, au XXe siècle ?... »
« Sans compter que... ce Front national... c'est un parti anti-européen !... un parti qui prône le retour aux égoïsmes nationaux !... qui est tourné vers le passé !... qui refuse le progrès !... Oui, c'est un parti anti-humaniste. Et même un parti négationniste, car ainsi que la Shoah, ce Jean-Marie Le Pen, depuis toujours, nie le bien-fondé de l'Union européenne : il nie qu'inexorablement, tout s'améliore, et que grâce au moins mauvais des systèmes, nous construisons le moins mauvais des mondes. Définitivement, c'est un danger pour la France ! Et même un danger pour la vérité ! Car plus de fédéralisme, c'est moins de guerre. »
Candide, qui avait été retourné par ce fait, l'accession du Front national au second tour, n'avait pu rester coi : il lui fallait agir ; il lui fallait construire ; il lui fallait s'accomplir. En compagnie de ses amis, qui étaient sortis de Polytechnique, de l'ENA, de Sciences Po (et qui représentaient ainsi la France), mais également de connaissances, que d'ordinaire il estimait peu (tous n'étaient pas, en effet, des hommes de progrès), en trois jours, lui qui pourtant, en fait de politique, haïssait la contradiction, en raison des enjeux, il s'était décidé à fonder un comité de vigilance. Ce comité, bien entendu, avait des ambitions internationales, et dans ce but, il avait été baptisé en anglais ; son nom, sitôt proposé, avait été adopté, car par ses références, il exaltait la ferveur démocratique ; ainsi était née, en ce mois d'avril, la Jean Moulin Anti-Fascist Resistance League.
La Jean Moulin Anti-Fascist Resistance League, ou Mafrel, se voulait « apolitique », « humaniste », et surtout « ouverte » : elle se situait « en dehors des clivages » ; elle réunissait ainsi « des personnes de droite comme de gauche », des « démocrates », qui étaient « attachés aux valeurs de la France ». Cette saine institution, la Mafrel, on n'en pouvait douter, était un comité sérieux, profond, qui réfléchissait, et qui aurait des résonances, en France et ailleurs, dans la sphère publique, dans le débat démocratique, car plus que tout, il entendait « mettre en garde la population ».
Candide, de ce nouveau combat, était déjà fier : il savait que s'opposer au FN, c'était faire preuve de courage, car cela était dangereux. Mais les risques insensés qu'il y prenait, en compagnie de ses camarades, étaient justifiés : c'était pour la justice, pour le bonheur, pour la paix, pour la liberté : dans cette affaire, braver le danger était plus qu'une nécessité, c'était un devoir ; la Mafrel, dont les principes étaient si nobles, y pourvoirait.
Au sein du comité, pourtant, il y avait des divergences, car les gens étaient de sensibilité différente : les gens de droite, pour l'essentiel, acceptaient l'existence du FN, mais ils s'entendaient avec ceux de gauche, tout de même, pour défendre les principes républicains, c'est-à-dire pour éviter qu'il parvînt au pouvoir ; les gens de gauche, de leur côté, l'acceptaient moins, et parmi eux, le plus fervent, le plus brillant, le plus pur, Candide, qui n'était pas encarté, et qui plus simplement, n'avait jamais milité, défendait son interdiction, franchement, car il était pour la démocratie, et ce parti, par définition, n'étant pas tolérable, il convenait de l'en exclure. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » disait-il d'ailleurs souvent, s'exclamant, citant une phrase qu'il aimait fort, et qu'il avait goûtée immédiatement, un an plus tôt, quand il l'avait trouvée dans un manuel de préparation à l'ENA, un manuel de culture générale – « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! », disait la phrase, une phrase fiévreuse, qu'il aimait à se répéter – dans ses souvenirs, il s'agissait d'une citation de Jack Lang.
Au sein de la Mafrel, ainsi, il y avait des divergences ; car à l'issue d'une discussion sur la main invisible, sur les avantages comparatifs ou les bienfaits du libre-échange pour le marché de la banane, on pouvait s'écharper ; mais afin que les résolutions s'accordassent, et pour mieux parvenir aux buts que l'on s'était fixés, chacun prit sur soi, d'instinct, et les disparités se lissèrent. Aussi le comité put-il jouir d'un peu d'exposition, et même de consécration, car il montrait qu'alors, ainsi qu'avec le CNR, sous le nazisme, face au péril, les Français, y compris leurs élites, pouvaient encore s'unir. Libération et Le Monde, le vendredi qui avait suivi l'enfer, leur accordèrent une tribune ; ils s'y épanchèrent : ils s'y exaltèrent ; ils y parlèrent de liberté, de liberté, et encore de liberté : ils y rayonnaient. Et rayonnant, ils en reçurent des hommages : leur bel article, qui avait été retranscrit par deux quotidiens, et deux quotidiens sérieux, que seuls lisaient des gens qui réfléchissaient, fut jugé « admirable » par Bernard-Henri Lévy.
Mais les journées passaient ; la tension montait ; le second tour approchait. Neuf jours après le début de l'horreur (et cinq jours avant son terme, que l'on espérait), un sursaut démocratique advint, défendu par la presse, qui réchauffa le cœur de Candide. Car partout en France, et surtout à Paris, le jour du 1er mai, le peuple se mobilisa, à l'unisson, pour rejeter la bête immonde ; avec la Jean Moulin Anti-Fascist Resitance League, sur la place de République, ce lieu de symboles, où chaque année passait la Gay Pride, il participa à ces efforts. Lui qui rejetait le démon, on l'entendit hurler les mots suivants : « À bas les frontistes, à bas les frontières ! », « Non au fascisme ! », « Vivent les droits de l'homme ! », et naturellement, très naturellement, l'incontournable « ¡No pasaran! ».
Bien heureusement, ces mouvements eurent l'effet escompté, et le 6 mai, les Français renouèrent avec la démocratie, à 82 %, en votant pour un candidat honnête, Jacques Chirac, qui défendait la liberté. Mais Candide, ce jour encore, se souvenant de l'époque, et surtout du premier tour, était soulevé de dégoût ; c'est que la France, oubliant ses valeurs, s'était laissée tenter ; et cela l'écœurait. Pourtant, dans cette quinzaine, tout n'avait pas été perdu pour lui : sa tribune, on l'a vu, avait été repérée, si bien qu'on lui proposa d'intégrer, gratuitement la première année, le Parti Socialiste ; lui qui en partageait les valeurs (et qui aimait les ristournes), il ne put qu'accepter.

Notre homme, qui n'aimait pas militer, et qui préférait discuter (en particulier avec des énarques), n'avait pu vraiment contribuer, néanmoins, à ce glorieux parti, qui avait tant d'histoire, qui avait tant d'esprit, et qui était si différent de la droite. En effet, rapidement, le devoir l'avait appelé ; il avait dû obtempérer. Mais rassurons-nous, cette exigence ne lui avait pas causé de tort : elle l'avait même enthousiasmé ; car on l'avait appelé, dès la mi-mai, et ce pour deux mois, à s'exiler en Inde, à l'occasion d'une mission économique.
En réalité, l'Inspection générale des finances, où il œuvrait, lui avait demandé d'estimer s'il serait profitable, en France, dans l'administration, de délocaliser les services informatiques. Et Candide, à cette question si simple, sitôt qu'on la lui avait posée, s'était exclamé :
« Mais bien évidemment ! car les coûts de la main d'œuvre étant plus faibles en Inde, forcément, cela nous reviendra moins cher, et ainsi, nous limiterons l'inflation ! »
Ses supérieurs, ravis de la réponse, avaient toutefois dû lui enseigner, une nouvelle fois, que pour faire passer des mesures nécessaires, il fallait faire de la pédagogie :
« Mais Candide ! lui avait objecté Jacques, il y a encore, en France, y compris au plus haut niveau, des personnes qui résistent au changement ! Il leur faut donc des éléments, et des éléments matériels, pour étayer ces idées. Vois-tu, la brillante analyse que tu as rédigée, dernièrement, sur la régionalisation, sera bientôt appuyée, en Aquitaine, en Bretagne et en Corse, par des enquêtes de terrain. Et ce que cette fois, nous te demandons, c'est, au surplus des questions théoriques, d'aborder les questions pratiques, celles des structures, des entreprises, des employés, et de les documenter ; pour cette raison, lundi prochain, tu t'envoleras à Bangalore, où tu étudieras le marché.  »
Un instant, notre homme était resté muet. Non que l'annonce, celle d'une expédition à venir, l'eût effrayé, mais plus souverainement, il saisissait la réalité du monde :
« Vous voulez dire que... les seules démonstrations irréfutables, celles de la science économique, ne sauraient suffire... Et qu'il nous faudrait donc... des précisions... des illustrations... afin de faire plier ceux qui, de façon absurde, restent emmurés dans leurs certitudes... Mais... ces individus-là, je l'imagine, ne sont pas scientifiques ?...
– Bien sûr que non, Candide ! Car dans le cas contraire, ils comprendraient !
– C'est bien ce qu'il me semblait... »
Un nouveau silence, à nouveau, avait empli la pièce ; mais rapidement, il avait été brisé :
« Alors, Candide, es-tu donc prêt à t'envoler pour Bangalore ? lui avait demandé Jacques.
– Oui ! mille fois oui !... Car nous devons soutenir la vérité !... et la faire triompher !... C'est d'ailleurs ce que m'ont enseigné mes maîtres, Messieurs Pan et Gloss !... »
Et prononçant ces doux mots, ces mots d'intelligence, il y avait ajouté, dans sa cervelle, leur souvenir lui revenant :
« Ah, ce Monsieur Pan... ce si extraordinaire professeur d'économie... lui qui m'avait invité, voyant ma compréhension des vraies réalités du monde (c'est-à-dire des lagrangiens, ou de la Pareto-optimalité), à lui donner des nouvelles... à l'informer des hauteurs que j'aurais atteintes... Et puis ce Monsieur Gloss... ce si extraordinaire professeur de relations internationales... lui qui m'avait engagé, voyant mes dispositions à séparer le bien du mal (et surtout à identifier les États voyous), à le contacter de temps à autre... à lui montrer, chose inhabituelle, ce que donnait son meilleur élément... »
Il en avait, disons, comme une nostalgie. Et il s'était juré, sans tarder, à nouveau, de prendre attache avec ces hommes. Mais la réalité lui revenant, il s'était retrouvé, stoïque, face à son supérieur, qui l'observait ; cet échalas étrange, s'exprimant, avait ainsi conclu leur échange :
« C'est une affaire qui roule ! Candide, tu partiras le matin de Roissy-Charles de Gaulle, à 7 heures environ. »

Six jours plus tard, Candide était en Inde. Le voyage avait été long, le voyage avait été dur, mais il y était habitué ; c'est que notre homme, depuis son entrée à l'ENA, s'était déjà déplacé : il avait fait le Brésil, le Japon, l'Égypte, et surtout les États-Unis, qui par leur goût de la liberté, et de la concurrence libre et non faussée, l'avaient passionné. Dans son trajet pour Bangalore, toutefois, des détails l'avaient chiffonné : le vol était en retard, le pilote ne parlait pas bien anglais, et au déjeuner, il n'y avait pas eu de cheeseburger au menu ; il n'y avait là qu'une source à ces tares, bien entendu : l'État, qui était toujours actionnaire de la compagnie aérienne, Air France, qui le transportait ; aux derniers temps, il y avait diminué sa participation, grâce à Lionel Jospin et à la gauche, qu'il estimait ; mais 20 %, c'était encore trop : comment la loi du marché, dans cette situation, pouvait-elle s'appliquer ? Candide, s'il eût eu plus de responsabilités, eût naturellement liquidé ces parts, car par définition, cela aurait profité au consommateur.
Quoi qu'il en soit, lui qui était parti lundi, il était arrivé mardi. Et dès le matin, arrivant au Consulat, où durant deux mois, il logerait, il avait pris ses quartiers.
Ce premier jour, il n'était pas prévu qu'il travaillât ; par conséquent, il fit un tour dans la ville. Certains vieux monuments, en particulier une statue de Shiva (qu'il avait prise pour un Bouddha), le temple de Nandi, le palais de Bangalore, ou surtout le fort de Tipu, qui avait près de cinq siècles, l'avaient nettement déçu : ils étaient abîmés, usés, ternis par le temps, et pire que tout, ils manquaient de modernité ; en revanche, les bâtiments d'UB City, ou surtout ceux du parc technologique, l'avaient enthousiasmé, et mieux encore exalté : ils illustraient que l'Inde, contrairement à la France, bougeait, qu'elle n'était pas crispée, et qu'elle progressait ; Candide, déjà, était charmé de son voyage.
Mais rapidement, il avait déchanté. Car le lendemain, mercredi, il avait entamé le travail, et lui à qui l'on avait pu dire, depuis déjà deux ans, qu'en ces contrées, on parlait anglais, il avait pu réaliser, tristement, que ces Indiens avaient un accent terrible : ils refusaient les intonations ! l'accent tonique ! le stress !... Et puis... ils roulaient les r !... ils mangeaient leurs mots !... Leurs phrases, d'une manière générale, étaient d'ailleurs terriblement monocordes, et l'on eût dit qu'en parlant, ils faisaient des bulles. Lui qui à l'ordinaire, fervent consommateur de séries américaines en V.O. (il aimait beaucoup 24, et il suivait avec assiduité Alias), mettait un point d'honneur à prononcer parfaitement, à l'américaine, cette langue admirable, il en avait été outré.
Par chance, son interlocuteur privilégié, celui que le Consulat, en accord avec l'Inspection générale des finances, avait désigné, et qui l'aiguillerait dans ses analyses, dans ses travaux, dans ses recherches, son interlocuteur privilégié, donc, qui se nommait Râhi (ce qui signifiait « voyageur », ce qui lui avait plu, quand on le lui avait expliqué), maîtrisait parfaitement l'anglais, sans hésitation, sans gêne, sans faute, et durant deux mois, ainsi, s'il aurait à supporter les écarts de la majorité, au moins serait-il rassuré, réglément, par cet individu que déjà, par sa tenue, par sa courtoisie, par son tact, il qualifiait de cosmopolite.
Les jours passèrent, et Candide, orienté par Râhi, eut le bonheur de visiter des écoles, des bureaux, des usines, des centres de dépannage informatique, et bien sûr, des centres d'appels téléphoniques. Notre homme, observant la main d'œuvre (celle qui peut-être, si son travail était concluant, serait chargée, pour l'administration française, de réaliser tant de choses), s'était confié que certes, ici, à Bangalore, tout n'était pas géré de façon optimale, mais que relativement à la France, les contraintes salariales étant moindres, le coût du travail étant plus faible, et les personnes se mettant moins en grève, il prouverait sans difficulté que cette idée saine, cette idée franche, cette idée pure, de délocaliser les services informatiques, était naturellement excellente. Il l'admettait, cela exigerait des fonctionnaires, en France, qu'ils se mettent à l'anglais, et sérieusement, car si le dépannage se faisait en Inde (ainsi que l'assistance), les usagers, sur place, auraient à comprendre les indications, les recommandations, ou les précisions. Mais finalement, justifierait Candide, c'était une occasion en or : celle de montrer qu'en France, on appréciait l'Europe, et qu'on voulait aller plus loin, en développant la maîtrise de l'anglais : c'était l'instant ou jamais ! Car dans l'Europe, il fallait s'intégrer ! Au reste, il s'était toujours étonné, jusqu'ici, que dès le début, dans la construction européenne, on n'eût pas commencé par la langue, et qu'après la Seconde guerre mondiale, en Europe, sachant les horreurs commises, l'enfer vécu, et les périls qui poindraient toujours, si les nations continuaient à vivre, la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, au minimum, n'eussent pas immédiatement abandonné la leur, car toutes, ces langues étaient dépassées : elles niaient la réalité de l'homme, qui était partout le même.

Après un mois de labeur, de dur labeur, Candide, qui avait bien travaillé, avait bénéficié d'un jour de repos (ce qui, additionné à ses RTT, lui avait permis de prendre une semaine de congés). Il en avait profité, lui qui aimait tant les hommes, l'égalité, et la paix dans le monde, pour se rendre à New Delhi, et pour y aider une ONG américaine, We men – women, qui promouvait l'égalité hommes-femmes.
Candide, qui avait vu de loin des bidonvilles, ne s'y était pas aventuré (c'était un peu trop sale) ; mais il avait sérieusement, au cours d'une belle allocution, défendu les droits des femmes à être représentées dans les conseils d'administration des dix plus grandes entreprises. Cette fine intervention, où il avait loué la douceur des femmes, leur profondeur, leur tact, avait dans l'auditoire (qui comprenait pas moins de 10 % d'Indiens), ce jour précis, suscité de l'admiration ; une jeune américaine d'origine kényane, Cunegond Thirty-Eight, le lui avait d'ailleurs signifié. Il en avait été persuadé. Car elle en avait chevroté. Ainsi avait-il rencontré ce génie humain, cette sylphide, cette nymphe, qui était noire comme l'ébène, et qui l'avait fait frémir. Il s'y était retrouvé...
Elle étudiait ici, justement, à New Delhi, où elle bénéficiait d'un échange. Elle entendait lutter, résolument, face à ce qui dans le monde, restreignait les vraies libertés. Et c'est naturellement que nos deux âmes, se découvrant à l'occasion d'un colloque, un colloque sérieux, où l'on avait disserté de normes, et plus précisément de normes universelles, celles de l'humain dans sa vraie nature, homme ou femme, s'étaient immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui respecterait la diversité.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours. 

Ses congés se terminant, Candide était rentré à Bangalore ; il y avait poursuivi son travail. Et durant huit jours, tout s'y passa si bonnement, si sainement, si parfaitement, que nous n'en dirons rien.
Pourtant, un mardi, tandis qu'un supérieur de Râhi, Ruhi, était venu s'enquérir de l'avancée des travaux, Râhi, ce probe individu, qui parlait si parfaitement anglais, s'était emporté, et face à Ruhi, avait montré d'extraordinaires signes d'irrévérence ; au tout début, notre universaliste, qui aimait tant les hommes, en avait été amusé, mais lorsqu'il avait appris que la raison, la raison véritable, la raison profonde, était que son interlocuteur, Râhi, appartenait à une caste supérieure à celle de Ruhi (l'un n'était que vaishya, l'autre était kshatriya), et que par conséquent, dans leur monde, Ruhi devait respect et fidélité à Râhi, Candide avait été horrifié. Rendez-vous compte, des castes !... au XXIe siècle !... On se serait crus au Moyen-Âge !... Résolument, ces gens étaient fous, absolument fous !... Ils n'étaient pas conscients que de tout temps, en tout lieu, les hommes naissaient libres et égaux !...
Et il avait essayé, longuement, de raisonner Râhi, mais il n'y était pas parvenu ; décidément, de même qu'en France, en Inde, certains n'étaient pas ouverts à la modernité !
Cela étant, les jours passèrent, et tout rentra dans l'ordre Ruhi, il est vrai, le visitait rarement, et Candide, jusqu'à la fin de sa mission, ne le reverrait point. Toutefois, dorénavant, il était un peu plus méfiant : il mesurait que dans la population, de vieilles crispations liées à l'identité demeuraient, qu'elles persistaient, qu'elles étaient enracinées ce qui, sincèrement, était un frein au progrès. Mais conscient de la pente suivie, et sachant qu'après des années de lutte, dans le pays, la démocratie avait triomphé, il ne pouvait douter que grâce au marché, aux avantages comparatifs, et à la mondialisation heureuse, bientôt, partout en Inde, les droits de l'homme prévaudraient.

Pourtant, peu avant son départ, l'issue de sa mission approchant, un événement l'avait encore requis, et qui initialement, l'avait passionné ; c'était un jour de fête : en Inde, on le nommait « Holî » ; en France, on le nommait « fête des couleurs » ; cela durait deux jours. Et ces deux journées-là, tous les individus, quelle que fût leur origine, quelle que fût leur caste, s'emparant de poignées de poudre, des poignées de poudre colorée, fervemment, les expédiaient sur la foule, sur leurs amis, sur leurs frères, et nouaient ainsi, jovialement, comme une nouvelle alliance. Voir de la sorte des Indiens unis, qui s'appréciaient, cela avait réchauffé le cœur de Candide. Mais lorsqu'il apprit que cette fête, en réalité, était liée à la religion, il en fut effrayé.
« Comment !?! s'était-il dit alors. Mais c'est donc pire qu'en France, ou au moins, les Parisiens notamment, et l'élite plus généralement, ont compris que Dieu était une invention !... Nous le savons pourtant, et cela a été prouvé, scientifiquement prouvé : Dieu, ou les dieux, ne sont que des chimères !... des chimères absurdes !... destinées à rassurer !... et à soustraire à la démocratie, aux droits de l'homme et à l'antiracisme !...
« Il s'agit là de chimères, en effet, et de chimères dangereuses !... car la religion, dans toute l'histoire, fut le pire des fléaux !... le plus terrible !... le plus abject !... le plus meurtrier !...
« Et puis tout de même... quel est l'intérêt, d'un point de vue économique, d'avoir de ces croyances ?... Ce n'est pas un moyen de déplacer la courbe de la demande !... »
Candide, une fois encore, au fond de lui, s'était emporté ; mais il s'était plus emporté, encore plus emporté, lorsqu'il apprit que ce jour, le deuxième jour, Râhi, cet esprit si moderne, si cosmopolite (et qu'à l'origine, il avait estimé), s'était rendu dans un temple, et rendant grâce à Shiva, lui avait fait des offrandes, fleurs, fruits, essences de plantes, qu'il aurait pu consommer.
« Des offrandes à un Dieu ?... Mais c'est un frein à la croissance !... Quel fou !... Oui, je suis dans un pays de fous !... Ces gens ne se comportent pas normalement : ils ne maximisent pas leur utilité !... »

Malgré le franc dégoût qui l'avait pris, sincèrement, au sortir de ces journées de fête, il sut pourtant se raviser : après tout, la dévotion de ces hommes et femmes, si délirante, si excessive, si passéiste qu'elle fût, n'était pas bien violente ; et semblait-il, pour ce qu'il en comprit, un samedi, quand il en discuta en haut lieu, avec le Consul de France, ces derniers temps, la frénésie s'effaçait ; les excès se tempéraient ; les comportements se normalisaient. Sans compter que, cette soirée-là, il s'était remémoré, les larmes aux yeux, ce qui lui avait enseigné le professeur Gloss :
« Toujours, absolument toujours, vous devez garder à l'esprit la réalité, et notamment cette réalité : ici ou là, il arrive que les hommes ne soient pas prêts, et qu'ils refusent le progrès ; c'est qu'ils ont été endoctrinés : mais rassurez-vous, cet état est temporaire, car fatalement, la liberté accomplit son œuvre : les hommes comprennent leurs erreurs, ils les renient, et la société s'améliore ; c'est plus qu'une observation, c'est un fait : le progrès est inévitable ; mais il y faut contribuer : voilà où vous intervenez. Par conséquent, agissez, mais restez sur vos gardes : la liberté, parfois, a besoin d'un an ou deux... »
Ce souvenir, profondément, le rassura ; il se convainquit qu'en définitive, ces détails-là étaient sans importance, car à l'évidence, ils s'effaceraient ; et paisiblement, il boucla sa mission. Dix journées de labeur, en effet, y suffirent amplement ; il acheva de compiler des données, et les appuya de considérations sur l'enseignement, sur l'industrie, sur l'intervention de l'État dans l'économie ; comme il l'avait imaginé, sa conclusion fut frappée du sceau de l'évidence : il fallait délocaliser, c'était plus qu'une nécessité, c'était une exigence, car malgré le manque de modernité, l'attachement aux coutumes, et le manque de droit dont bénéficiaient les transsexuels, Bangalore avait un bon potentiel : sa main d'œuvre était formée, disciplinée, et appliquée. Et elle était plus compétitive, sincèrement, que celle que l'on trouvait en France !

De retour à Paris, Candide rendit son rapport ; cela enthousiasma les élites, qui l'attendaient. La qualité de son analyse, la précision de ses chiffres, la profondeur de son argumentation, sans contredit, séduisirent, au point qu'immédiatement, on lui proposa une autre étude, celle de la possibilité, qui apparaissait censée, de délocaliser l'enseignement en Chine. Seulement, lui qui n'était pas niais, et qui savait son intérêt, il avait dû décliner la proposition : c'est que déjà, on lui avait proposé un nouveau travail, dans le privé, et qu'il avait accepté : Candide, enfin, lui qui maîtrisait les lois de l'économie, avait fait jouer la concurrence.