jeudi 10 mai 2012

Chapitre quatrième

Comment Candide se passionnait pour l'art

« Pouah ! Quelles croûtes ! » s'était intérieurement exclamé notre homme, excédé, tandis que devant ses yeux, les tableaux défilaient. « Ce sont vraiment... des tableaux du passé !... des tableaux sans extravagance !... sans engagement !... sans prise de risque !... Heureusement que depuis, grâce à Marcel Duchamp, l'art a progressé !... »
Candide, ce dimanche après-midi, avait été convié par sa belle, Kouniegonda (qu'il avait rencontrée la veille, dans une boîte de nuit ambiance tropicale, et qui étant russe, lui avait plu immédiatement – elle lui avait déclaré, en effet, qu'elle n'aimait pas Vladimir Poutine), à profiter d'une exposition au Grand Palais, qui venait de débuter, qui s'achèverait en juillet, et qui rassemblait des tableaux de Poussin, de Watteau, de Chardin, mais également de David. Les œuvres, naturellement, dataient de plus d'un siècle, et il y avait longtemps, très longtemps, au pays des droits de l'homme, que le dernier des courants représentés, le néo-classicisme, avait été oublié ; mais Kouniegonda, semblait-il, appréciait ces horreurs, et cela avait estomaqué notre homme :
« Regarde un peu cet orage, lui avait-elle ainsi dit, on s'y croirait !... Les arbres se courbent... les hommes s'agitent... le vent étire les vêtements de cette malheureuse femme, qui a perdu son amant... et puis... l'obscurité du ciel, inexorablement, apparaît... s'étendre sur le paysage... Cela... ne te touche-t-il pas ?...
– Bien sûr que si ! avait menti Candide, qui maximisait son utilité (car sachant que la veille, il n'avait pu posséder celle qui l'accompagnait ce jour, il espérait se rattraper ce soir). Bien sûr que si ! Il y a d'ailleurs, dans ce tableau, une touche de modernité ! Ce n'est pas un hasard si Picasso, ce génie, qui l'admirait, a peint des toiles d'après L'Enlèvement des Sabines, ou mieux encore Le Massacre des Innocents, qui a inspiré son plus grand chef-d'œuvre, Guernica ! »
Ces doux détails, qui avaient impressionné la Russe, avaient été notés par notre homme, le matin même, dans un article d'une revue culturelle : une revue sérieuse, profonde, et qu'il affectionnait, car par ses prises de positions, elle dérangeait ; notre homme, le matin même, l'avait appris en lisant Télérama.
Mais en découvrant la nature des œuvres, la véritable nature des œuvres, et surtout la réaction de Kounia, intérieurement, il avait pesté ; il s'était indigné : il était écœuré.

Pourtant, cette après-midi-là, tout avait débuté au mieux : après avoir brunché ensemble, dans le Marais, où ils s'étaient retrouvés, ils s'étaient rendus à l'exposition en trottinette. Et patientant à l'entrée du musée, ils avaient parlé de démocratie, de droits de l'homme, et de liberté de circulation des capitaux en Europe. Puis échangeant leurs souvenirs, ils avaient pu constater, l'un et l'autre, que six mois plus tôt, qu'ils l'eussent voulu ou non, ils auraient pu se rencontrer, à peu de chose près, à l'endroit même où ce jour, ils devisaient dans la bonne humeur.
En effet, au mois d'octobre de l'année précédente, le même dimanche, il s'étaient rendus à la FIAC, la Foire Internationale d'Art Contemporain, afin de prendre le pouls de la création. Ils espéraient y trouver, au détour des stands, de nouveaux talents. Et dès l'abord, ils avaient observé les tendances.
Cette année-là, c'était une évidence, la couleur était à l'honneur, et Candide, qui était ouvert à la modernité, en avait profité.
Un nouvel artiste, un artiste extraordinaire, avait repeint un mur, successivement, avec huit couches de couleurs différentes ; il l'avait nommé « Miroir de la création ». Le mur, pour le profane, n'était qu'un mur blanc ; mais pour celui qui instruit, comprenait, c'était une réjouissance : cela exprimait la difficulté d'être artiste ; car incompris par ses contemporains, l'artiste est obligé de se masquer, de se draper dans la normalité, et de dissimuler en lui, derrière les apparences, les profondeurs de sa nature, et plus que tout, la richesse de sa créativité, qui métaphoriquement, s'exprimait sous le blanc, au travers des couleurs de l'arc-en-ciel. Pierre Bergé, qui avait été « étourdi par tant d'intelligence », avait prévu d'acheter cette œuvre.
Un autre artiste, plus confirmé, plus reconnu, mais également plus dérangeant, car il « critiquait le vieil ordre moral », avait également été remarqué ; il s'était spécialisé dans le ready-made, et parmi ses créations de l'année, il en était une, « Ouverture », qui avait conquis les visiteurs. Il s'agissait d'une table, de couleur verte, autour de laquelle des chaises, respectivement noire, jaune, rouge et grise, étaient disposées, et sur laquelle des assiettes, des couverts et des verres, blancs, semblaient mimer l'imminence d'un repas. Un petit écriteau, non loin de là, en donnait le sens : « Après des siècles de pillage, où l'homme blanc s'est accaparé les ressources du monde, il est moralement inacceptable de le voir en profiter seul ; dorénavant, il doit partager, et inviter à sa table, celle des pays du Nord, où les prairies verdoient, toutes les populations du monde. L'homme blanc, à l'aube du XXIe siècle, doit s'ouvrir à la diversité des cultures. »
Cette œuvre, qui était terriblement osée, avait soulevé bien de l'enthousiasme ; Charlie Hebdo, à son sujet, avait d'ailleurs résumé : « Un grand bol d'air face aux clichés véhiculés par la droite. »
Ces deux créations d'avant-garde, naturellement, avaient requis Candide ; mais s'il était un artiste, durant cette FIAC, qui l'avait sincèrement touché, c'était un improvisateur, un performer, qui « ébranlait les fondements de l'art ». Cet homme, depuis un an, faisait « de l'art nouveau-persan », et chaque jour de la FIAC, il augmentait son catalogue d'une unité. Bœuf bourguignon, Sole meunière, Poulet Tandoori : ses créations portaient des noms de plats, et cela intriguait... Les badauds, qui n'entendaient rien aux profondeurs de l'art, passaient leur chemin ; mais ceux qui voyaient, ceux qui comprenaient, étaient en admiration devant cet artiste rebelle, iconoclaste, qui transgressait les tabous. Candide, par hasard, était passé devant ses œuvres à l'heure où, mis en condition, Ataks Norté, ainsi qu'il se nommait, allait performer.
En effet, comme un rituel, chaque jour, à la même heure, ce dernier créait ; sans même un mot, il s'exécutait, et cela impressionnait. Prestement, il avait déroulé un tapis, un grand tapis : un tapis carré, d'environ deux mètres de côté, qu'il avait étendu à terre. Il avait retiré ses chaussures, ses chaussettes, son pantalon, et prenant place au milieu du tapis, il s'était accroupi, abaissant légèrement son caleçon ; et délicatement, comme un artiste, il y avait déposé un étron.
« Que c'est intéressant ! de l'art organique ! avait-on murmuré dans la foule, qui s'était pressée pour voir.
– De l'art organique, mais de l'art organique conceptuel ! avait-on répondu.
– On sent là l'influence... de Piero Manzoni, ce génie !... avait-on précisé.
– Il y a là du Manzoni, bien entendu... mais un Manzoni nouveau, un Manzoni ouvert au métissage. »
Aidé par son assistante, en effet, l'artiste s'était torché, puis il s'était rhabillé, et saisissant sa truelle, il avait commencé à découper sa merde. Il l'avait séparée en cinq, laissant l'un des morceaux à l'endroit où, subtilement, elle était d'abord tombée, telle une rose, après avoir quitté son rectum ; et par souci d'harmonie, il avait disposé chacun des morceaux restants dans l'un des coins du tapis. Alors, saisissant un pinceau épais, qu'il avait trempé dans l'eau, et s'aidant de son couteau à peinture, il avait transformé le premier tas en une fleur, et les quatre autres en arbres, illustrant à quel point, aux Beaux-Arts de Paris, d'où il était sorti, on avait le pinceau agile, et on appréciait l'originalité.
Ce jour, ainsi que les jours précédents, et ainsi que les jours suivants, une chose avait surpris ceux qui, dans le public, avaient l'esprit scientifique : malgré la matière employée, la création n'avait pas d'odeur ; sans doute cela faisait-il partie de l'alchimie de la création...
Toujours est-il que l'artiste, ayant achevé son œuvre, l'avait enfin dotée d'un titre, qu'il y avait apposé au moyen d'une étiquette, en vue de l'exposer : « Lasagnes végétariennes bio » ; c'était ce que, la veille au soir, il avait mangé.
Candide, spontanément, une fois la performance terminée, avait applaudi tant qu'il l'avait pu :
« Bravo ! bravo ! s'était-il écrié. Cela nous change de la vieille peinture ! Car cela est osé ! et même subversif ! cela choquera les réactionnaires !... »
Et pour lui seul, il avait ajouté :
« C'est là l'illustration du fait que, contrairement aux heures sombres de l'histoire où l'Église, le Roi, ou plus généralement la clique anti-démocratique, imposaient un art officiel, à notre époque, grâce aux lois du marché, et à la concurrence libre et non faussée, il n'en est plus rien ! Dorénavant, les artistes sont libres, indépendants, et parfaitement désintéressés ! Ils peuvent laisser s'exprimer leur créativité ! car grâce à la libre circulation des idées, leur bien-être est maximisé !
« Vraiment, tout est au moins mal dans le moins mauvais des mondes ! »

Candide, une lueur dans l'œil, alors qu'il patientait, ce dimanche après-midi, devant le Grand Palais, s'était rappelé cet épisode, cette visite à la FIAC, qui remontait à octobre, et qui démontrait à quel point, ce jour encore, les artistes prenaient des risques. Kouniegonda, pour sa part, elle qui la même journée, six mois plus tôt, également, avait profité de la FIAC, avait raté la performance ; mais d'une manière générale, de ce rendez-vous de la création, de ce sommet de l'art, elle avait conservé d'excellents souvenirs, ce qui avait contribué, ce jour d'avril, avant qu'ils pénétrassent dans le Grand Palais, à mettre Candide en confiance.
Mais il avait déchanté ! Car après avoir déposé leurs trottinettes aux vestiaires, ils avaient découvert les tableaux ; et Candide, qui ayant lu Télérama, cet excellent journal, savait pourtant que les œuvres, âgées qu'elles étaient, ne pourraient faire preuve d'une créativité authentique, avait été singulièrement déçu.
En effet, qu'il s'agît des Poussin, des Watteau, des Chardin, des David ou des autres, tout paraissait si terne !... si neutre !... si lâche !... Ces toiles n'avaient pas d'âme !... Il y avait certes, dans ce fatras, deux ou trois pièces intéressantes, ou plus exactement potables, c'est-à-dire surprenantes, en particulier les Mangeurs de Pois, de De la Tour, dont la main rouge et terrible d'un des deux personnages, d'une certaine manière, avait fait réagir notre homme ; mais pour le reste, que d'académisme !... que de formalisme !... que de conformisme !... Ces peintures, singulièrement, manquaient d'inventivité !... elles n'étaient pas subversives !... Et Kounia, malheur des malheurs, avait paru les apprécier : elle devait être, il l'imaginait, une réactionnaire chevronnée !... Si bien qu'intérieurement, durant au moins deux minutes, il avait fulminé :
« Pouah ! Quelle odieuse fasciste ! C'est avec des gens pareils, en Allemagne, qu'Hitler est arrivé au pouvoir ! Je suis certain qu'elle m'a menti hier, pour m'attirer, lorsqu'elle m'a confié que touchant la Russie, de tout son cœur, elle regrettait l'époque des réformes de libéralisation ! »
Mais chose étonnante, et qui avait ravi Candide, très rapidement, sans qu'il l'eût compris, l'enthousiasme de Kouniegonda, sensiblement, s'était tempéré ; des reproches, après trois minutes, s'étaient fait jour, et ils s'étaient intensifiés ; ils s'étaient aggravés ; et si Kouniesha, en fin de compte, n'avait pas partagé l'écœurement de Candide, elle lui avait montré, assez rapidement, qu'elle s'ennuyait ; ainsi étaient-ils convenus, après dix minutes de visite, qu'en ce jour, au Grand Palais, ils ne pourraient étancher leur soif de créativité. Par voie de fait, ils avaient quitté les lieux, et ils avaient regagné le cœur de Paris, grâce à leurs trottinettes.

Ils avaient regagné le Marais, où habitait Kounia, et pour reprendre leurs esprits, qui avaient été mis à l'épreuve, ils étaient allés prendre un verre.
Bien entendu, afin de profiter d'une ambiance, il s'étaient rendus, à cette heure, dans un bar lounge ; ce bar était sérieux, honnête, ouvert à la différence, au point qu'on y croisait, en bonne majorité, des lesbiennes, des gays, des bi, des trans – des représentants de l'altersexualité. Candide, naturellement, avait été heureux de voir à quel point, dans cet établissement, l'harmonie était profonde, et en compagnie de sa concubine, qu'il pressait de doux mots, de caresses, de baisers, il passa du bon temps.
Mais l'heure tournait !... les minutes passaient !... les secondes s'égrenaient !... Et le soir même, ils en avaient décidé, ils devaient assister à un concert ensemble. En effet, Candide, qui était abonné aux Inrockuptibles, ou plus exactement aux Inrocks, y avait découvert un groupe, un petit groupe, qui était engagé (notamment en faveur des sans-papiers, des droits de l'homme, des énergies renouvelables, et du tri sélectif des déchets), et qui immédiatement, l'avait emporté. Ce petit groupe, Bombay Connection (et que les connaisseurs, ceux qui appréciaient leur positionnement politique, nommaient plus brièvement « Bombay »), avait été remarqué plus tôt, en 2002, à la sortie de leur premier album – un album frais, un album nouveau, un album engagé dans la mondialisation ; le dit album, sobrement, était intitulé « 1 ». Mais à l'époque, leur distribution était confidentielle : ils n'étaient pas reconnus ; leur discours, il est vrai, n'était pas encore radical : ils n'avaient pas manifesté aux côtés du Parti Socialiste.
Heureusement, depuis, ils avaient progressé : ils avaient travaillé, ils s'étaient acharnés ; et leur deuxième album, « 2 », la presse le disait, était l'album de la maturité. Portés par ce projet, qui était si brillant (au point qu'évoquant leur chanteur, qui était si « fantastique », voire « extraordinairement charismatique », on avait pu parler de « Jean-Jacques Goldman de l'ère numérique »), Bombay était devenu, récemment, à n'en pas douter, l'un des représentants les plus dignes, les plus profonds, les plus exaltants de la nouvelle chanson française ; et si Candide, par-delà ses thématiques, l'avait apprécié, c'était parce qu'au moins, eux qui étaient ouverts à la modernité, ils chantaient en anglais.
L'heure du concert approchait, et nos deux amants, qui après avoir bu leur verre, baguenaudaient dans Paris, avaient abandonné leur trottinette ; cela se comprenait, car dans les ruelles où ils s'enfonçaient, le monde se pressait, les hommes s'entassaient, et l'on avait du mal, parfois, à respirer. Mais face à eux, une grande place s'ouvrait, et au propre comme au figuré, cela les avait éclairés :
« Beaubourg, quel génie ! s'était exclamé Candide. C'est un travail d'artiste ! un travail visionnaire !... Dire qu'à deux pas de là, une affreuse église, archaïque, continue d'élever son arrogance !... »
Lentement, ils avaient avancé sur la place, et ils avaient profité, sincèrement, des diversités de la création contemporaine ; car si ce jour, à leur grand dam, ils n'auraient pas le temps, absolument pas le temps, de s'extasier devant la peinture moderne, au « Centre Pompidou » (quelle idée avaient-ils eue, d'ailleurs, aujourd'hui, alors que la création foisonne, d'aller contempler des peintres moyenâgeux ?!?), s'ils n'auraient pas le temps, donc, de s'extasier devant les peintures de Pompidou, sur le parvis, en revanche, des individus s'affairaient, qui les impressionnaient : il y avait des sculpteurs sénégalais, qui modelaient des motos en fil de fer, puis des spécialistes de l'origami japonais, qui façonnaient des colombes en papier, et plus bas, plus près du Centre, plus près de Pompidou, des Mongols en habit traditionnel, qui chantaient la beauté de leurs steppes ; il y avait encore des jongleurs, des équilibristes, des joueurs de tam-tam, des cracheurs de feu, des gymnastes, des poètes, et tout cela, naturellement, vivant en harmonie, gaiement, dans la douceur du printemps. Candide, intérieurement, s'en était enchanté :
« Enfin ! voilà des hommes qui ont compris la nature de l'humanité ! Car ils ne sont pas frileux, ils ne sont pas crispés, ils ne sont pas obsédés par leur identité ! »
Kounia, pour sa part, semblait fatiguée, si bien que Candide, sachant les difficultés qui existent, pour un étranger, à passer des journées entières, dans un pays qui n'est pas le sien, à parler dans une langue qui n'est pas la sienne, l'avait laissée spirituellement, moralement, intellectuellement se reposer ; ainsi profiterait-elle au mieux, avait-il jugé, du spectacle qui s'offrait à eux, qui illustrait la beauté de la diversité, dans un pays où pourtant, les habitants, dans leur immense majorité, étaient encore accrochés à des valeurs du passé.
Lentement, ils avaient avalé les mètres, au milieu des passants, au milieu des artistes, et obliquant vers l'est, ils étaient passés devant un MK2, un cinéma d'art et d'essai, où était diffusé, semblait-il, un documentaire sur un homme, Bukowski, qui était mort depuis :
« Oh, un film sur un dissident soviétique ! s'était-il exclamé dans son esprit, voyant l'affiche, l'allure de l'homme, ainsi que son patronyme. Il faut absolument que j'aille le voir ! Cela doit montrer à quel point, dans un système communiste, le calcul économique est impossible ! »
La jeune et belle Russe, Kounia, qui l'accompagnait, était plongée dans ses pensées ; et Candide, qui s'était refusé à la solliciter, l'imitait : il rêvait... il songeait... il méditait.... En particulier, le cinéma le requérait, et notamment le cinéma coréen, que grâce à son journal préféré, Les Inrockuptibles, il avait découvert.
Mais bien vite, il était passé à la musique, et il avait songé à Vincent Delerm, cet extraordinaire chanteur français, qui bien que moins authentique, moins concerné que ne l'était Bombay (sans compter qu'à son grand malheur, il chantait en français), n'en demeurait pas moins, en ces années, un artiste avec lequel il fallait compter.
Mais s'il était un domaine, dans ces minutes, qui l'avait investi, réellement investi, sérieusement investi, c'était celui de la littérature. Certes, cela était moins profond que le cinéma : cela était moins moderne ; mais il y avait encore, à cette époque, des auteurs sulfureux – des auteurs impertinents, gênants, insolents – des auteurs qui malgré leurs opinions, n'avaient pas peur du qu'en-dira-t-on ces auteurs, Candide le savait, prenaient des risques ! Parmi ceux-là, il appréciait Florian Zeller, mais aussi Alexandre Jardin ; pourtant, ces derniers n'étaient rien, absolument rien, rigoureusement rien devant ce phare de l'écriture, Christine Angot, qui l'avait immédiatement touché. Christine Angot, c'était... comme une bouffée d'oxygène... mais intense !... profonde !... qui faisait réfléchir !... car par les sujets qu'elle traitait, et par sa manière de les aborder, elle dérangeait !... L'un de ses livres, paru en 1999, et qu'il avait malheureusement lu plus tard (à cette époque, à peine entré à Polytechnique, occupé qu'il était, il n'en avait pas entendu parler), l'un de ses livres, donc, l'avait singulièrement marqué ; il avait un titre imposant, qui annonçait la dureté du sujet ; ce livre, c'était L'Inceste. Par sa maîtrise de l'autofiction, ce genre si neuf, elle y emportait le lecteur, et malgré les malheurs, malgré les peines de ceux qu'elle mettait en scène, qui apitoyaient, cette œuvre était extraordinairement lumineuse. Car elle savait écrire !... elle savait faire passer son message !... Et si le thème évoqué, assurément, était difficile, la manière dont elle le traitait, « inspirée de Duras », par ses répétitions, par ses images, par son travail de la langue, époustouflait. Candide, qui l'appréciait tant, en avait d'ailleurs retenu des phrases, plusieurs phrases : des phrases que de temps à autre, il ruminait, et qui incessamment, l'instruisaient. Ainsi de ces longues périodes, issues de L'Inceste :
« Je ne sais plus ce qu'il faut faire, je ne sais plus ce qu'il faut dire. Je vais raconter cette anecdote, je ne suis pas Nietzsche, je ne suis pas Nijinski, je ne suis pas Artaud, je ne suis pas Genet, je suis Christine Angot, j'ai les moyens que j'ai, je fais avec. Il y aura une anecdote, tant pis, la description d'un déclic, ce sera Noël, ce sera descriptif. Ma folie sera décrite à travers un déclic. J'en étais à peine consciente, jusqu'à la page précédente. C'était pire. »
Le passage suivant, plus encore, lui revenait régulièrement à l'esprit :
« J'accouchais Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Léonore Léonore Marie-Christine Léonore Léonore Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore. Mon petit amour ma petite chérie mon or mon trésor mon amour mon petit amour Marie-Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore. En accouchant je suis devenue homosexuelle en accouchant Léonore Marie-Christine Léonore Léonore Léonore Léonore Léonore-Christine faudra qu'on y aille dans ce restaurant À Copenhague Le Léonore-Christine Léonore Marie-Christine Léonore Léonore Mon trésor Allez le but le foot. »
Une telle auteure, une telle écrivaine, sincèrement, ne pouvait laisser indifférent !
Pourtant, si Les Inrocks, la revue préférée de Candide (pour ce qui touchait l'art – car pour le reste, il préférait le Financial Times, The Economist, ou encore Libération), l'avait encensée, et si cela démontrait, si besoin en était, qu'ils défendaient la création culturelle, les éloges qu'ils avaient formulés, plus tôt, au sujet d'un réactionnaire, d'un raciste, d'un xénophobe, qui vivait dans le passé, l'avaient écœuré ; cet homme, c'était Michel Houellebecq.
Houellebecq, cet agitateur infâme, qui rappelait Vichy, Pétain, Laval, en effet, avait écrit des textes qui portaient ces titres : « L'homme de gauche est mal parti », « Jacques Prévert est un con », ou encore « Mon combat » (Candide, il est vrai, le confondait parfois avec Hitler, car leurs deux noms commençait par un H). Et pourtant, ces seuls titres, qui étaient d'un autre âge, n'étaient encore rien, absolument rien, rigoureusement rien, il l'avait appris, face à ce que ses romans, dans leurs pages affreuses, logeaient sans le clamer. En effet, dans deux de ses best-sellers, Les Particules élémentaires et Plateforme, il avait écrit ces phrases :
« Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l'homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir : il s'était trompé. Ce qui donnait à l'homme une dignité supplémentaire, c'était la télévision. »
« C'est dans le rapport à autrui qu'on prend conscience de soi ; c'est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable. »
« L'homme n'est décidément pas fait pour le bonheur. »
« Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien. »
« L'islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n'avaient rien d'autre à faire pardonnez-moi que d'enculer leurs chameaux. »
« Quand les gens parlent des “droits” de l’homme, j’ai toujours plus ou moins l’impression qu’ils font du second degré. »
Vraiment, cet homme n'était pas un humaniste !... il était dangereux !... car il faisait des différences entre les individus !... – Candide, qui était démocrate, s'il en eût le pouvoir, l'eût fait enfermer.

« Candide ?...
– …
– Candide ?...
– Ou... Oui ?...
– Quelle heure est-il ?...
– Ah... euh... voyons...  »
Kouniesha, de sa douce voix, avait tiré notre homme de ses rêveries, et surpris de la distance, de la profonde distance, qui séparait sa haine intérieure – qui était dirigée vers Houellebecq – de l'harmonie extérieure – qui émanait de la femme qu'il aimait, – Candide, un instant, avait été abasourdi ; mais il était revenu à lui ; il avait quitté ses songeries ; sa conscience avait refleuri ; et hâtivement, il avait retroussé sa manche.
Alors, sursautant, il avait répondu :
« 18 heures 30 ?... Déjà 18 heures 30 ?... Mais il ne faut pas tarder !... Le concert de Bombay est à 19 heures !...
– Et nous faut-il... longtemps pour nous y rendre ?...
– Eh bien... nous sommes... au Conservatoire des Arts et Métiers... et le concert... est à l'Olympia... au 28 boulevard des Capucines... il nous faut donc... – Oui ! c'est cela ! remonter la rue de Réaumur, continuer sur la rue suivante, et enfin bifurquer vers la droite, rue de Choiseul !... Nous devrions y être... en vingt ou vingt-cinq minutes !... »
Candide, qui était polytechnicien, savait s'orienter, et lui qui était parisien, il connaissait sa ville ! – Il connaissait sa ville, disait-il souvent, aussi sûrement que d'ici dix ans, il n'y aurait aucune crise économique importante.
Quoi qu'il en soit, le couple avait alors marché, à une allure soutenue, profitant du bon air de Paris ; et observant les noms des rues, Candide s'était confié, dubitatif, gêné, et si interloqué qu'il en avait ralenti le pas :
« Rue... du Quatre Septembre ?!?... Rue du Onze Septembre !... »
Lui qui n'y avait jamais songé, il en avait été effrayé, si bien que seul, dans sa cervelle, il avait commenté ainsi cet outrage :
« Vraiment, qu'il s'agisse d'ignorance ou d'antiaméricanisme, en France, il reste encore de dangereux signes d'un esprit anti-humain !... un esprit qui ne veut pas s'adapter à la modernité !... Heureusement que nous qui savons, nous faisons de la pédagogie !... Car si nous n'en prenions pas le temps, forcément, de dangereux partis seraient au pouvoir : des partis qui ne savent même pas que l'homme est partout le même – les fous !... »

Rapidement, ces réflexions s'étaient toutefois éteintes. Et en vingt-cinq minutes, ils avaient rejoint l'Olympia, salle de spectacle située dans le IXe arrondissement, inaugurée en 1893, et dont la capacité est de 1 772 à 1 996 places – il s'agit du plus ancien music-hall de la capitale encore en activité.
Kounia et Candide, il est vrai, auraient pu patienter à l'extérieur – d'autant plus que dehors, des militants du Parti Socialiste tractaient. Mais ils avaient préféré, sachant que l'heure avançait, pénétrer dans la salle ; ainsi pourraient-ils, avaient-ils jugé, se placer au mieux, afin de profiter du spectacle.
Pourtant, ils avaient dû patienter.
Ils avaient patienté, et pour ce faire, ils avaient discuté ; ainsi Candide avait-il appris (il n'avait pas songé, jusqu'ici, à le lui demander), que le nom de famille de celle qu'il aimait était Piatdissiat. Elle se nommait Kouniegonda Piatdissiat, ou Kouniegonda Vsieobchievna Piatdissiat, en y ajoutant son patronyme.
Quoi qu'il en soit, sans trop tarder, le groupe avait paru sur scène, et son charismatique leader, Noborder (on prononçait son nom à l'américain : « No-bowdeuw »), après avoir été applaudi, copieusement applaudi, avait salué la foule :
« Bonsoir !...
– Ouaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!! avait hurlé la foule, dans un mouvement de délire.
– Attendez, attendez... J'ai... des choses importantes à vous dire...
– Chut... chut... avait-on alors murmuré, de façon disciplinée, afin de le laisser parler. »
Noborder, cet homme si extraordinaire, si engagé, pour s'exprimer, avait alors adopté son ton des grands jours, un ton ironique, mordant, et que ceux qui aimaient sa musique appréciaient :
« Avant toute chose, j'aimerais vous faire part... d'une information qui m'a été transmise à l'instant, tandis que j'étais dans les loges... C'est une information... d'une extrême gravité... »
Le silence pesait, et Noborder, qui savait parler, le ménageait, afin de mieux agiter les consciences ; après dix secondes environ, il avait ainsi repris :
« J'ai entendu dire... qu'il y aurait dans cette salle... des militants du Front National...
– Bouuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu !!! » avait alors hurlé le public, en chœur, sans retenue, la huée se voyant agrémentée, pour l'occasion, de qualificatifs sensés : « Fascistes ! Nazis ! Adversaires de la monnaie unique ! »
Noborder, qui était si charismatique, avait alors demandé à tous les adversaires de ce dangereux parti, qui était un risque pour la démocratie, de lever la main, et Candide, Kouniegonda, ainsi que tous les humains qui étaient dans la salle, immédiatement, s'étaient exécutés, fervemment, se réjouissant d'être aussi nombreux, ce soir, à défendre les valeurs de la République. Et c'est ainsi que dans un cri de joie, un immense cri de joie, le concert avait débuté.
Les tubes de Bombay, ce soir, s'étaient succédé : « No race, no nation », « Christianism is fascism », « Long live human rights », ou encore « Stop colonization! », qui résonnait comme une injonction (et qui bien évidemment, ne concernait pas Israël, mais la France) ; il y eut surtout le très remarqué « Give peace a chance », que Noborder avait dédié « à toutes les victimes de la guerre dans le monde » ; il y eut aussi « Black, white, yellow or red, we're all the same », qui émut aux larmes la moitié de la salle (des personnes qui pour l'essentiel, étaient pourtant issues d'une famille française depuis six générations) ; il y eut encore « A man + a man = a normal couple », « Legalize it! », « Give foreigners the right to vote », ou « Don't criticize Islam – Muslims are our brothers » ; il y eut naturellement, au surplus, « Democracy in China – Make it real », une chanson sans concession, où le parti communiste chinois et les crimes de Mao, sans tergiversation, furent dénoncés ; sur la même thématique, il y eut bien sûr « Remember Tiananmen », cette ballade si triste, si inspirée, qui commémorait l'un des plus graves événements de l'histoire chinoise, mais également l'entraînant « Free Tibet », qui avait fait connaître le groupe, et qui avait montré que malgré les menaces, ils n'avaient pas peur de s'engager ; il y eut enfin, après un full set d'une heure et quart, comme une réponse à l'idiot « No Future », qu'avaient scandé leurs aînés, le brillant « No Past », qui synthétisait la vision du groupe, illustrant que bien entendu, jeter un œil à l'histoire, cela étant dangereux, car cela empêchait d'aller de l'avant.
Candide, ainsi que toute la foule, avait été conquis par la prestation : vraiment, cette nouvelle chanson française, qui était ouverte à l'anglais, était nettement supérieure à ce qui jusqu'alors, avait été créé en France !... Finies les vieilleries ! finies les vieilles idées ! finis les vieux clichés ! À l'aube du XXIe siècle, une fois encore, les choses progressaient, y compris dans la musique !... Sans compter que... ce charismatique leader, Noborder, était décidément un homme qui avait des idées d'avenir ! Car il allait dans le sens de l'histoire ! Il ne regardait pas en arrière : il se projetait : il regardait vers le futur ! Quittant la salle, il avait d'ailleurs hurlé, dans un cri d'extase : « Vive l'Europe ! »

Le soir même, nos deux amants, après avoir dîné, s'étaient retrouvés dans les bras l'un de l'autre, chez le héros de ce livre, dans son trois-pièces de la rue Caumartin ; Candide, qui aimait tant Kouniesha, avait pu sacrément la baiser : ainsi avait-il, comme il l'avait rationnellement anticipé, maximisé son utilité.
Puis les jours avaient couru, et sans discontinuer, ils s'étaient aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui avait respecté l'égalité du temps de parole.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours.