mercredi 18 avril 2012

Chapitre troisième

Comment Candide, travaillant, découvrit de nouveaux modèles de croissance

Notre homme, qui avait abandonné l'État, sans regret, car il savait qu'en quittant son poste, il maximisait son utilité, avait été engagé par un établissement, BKT, qui était florissant, et où s'investissant, il prospérerait évidemment.
Le BKT, ainsi qu'on le nommait, qui avait été fondé à Boston, en 1929, était un cabinet de conseil, ou plus exactement de consulting ; c'était un cabinet sérieux, honnête, reconnu, et qui de par le monde, employait des milliers de personnes : il y en avait à New York, à Tokyo, à Londres, et Candide, qui était cosmopolite, aurait pu sans difficulté, et même avec plaisir, avec grand plaisir, s'exiler vers ces horizons ; mais si on l'avait recruté, c'était parce qu'en France, à Paris, on avait besoin d'un expert : on recherchait un individu, homme ou femme, qui saurait calculer, s'exprimer, et qui connaîtrait les institutions ; un individu qui encore, maîtriserait les questions européennes ; un individu qui surtout, aurait « une bonne vision d'ensemble », c'est-à-dire une vision économique, afin de produire de la valeur. Notre homme, qui avait été bien formé, correspondait merveilleusement au profil. Ou plus précisément, il matchait ; par voie de fait, on l'avait recruté. Ainsi avait-il débuté, à la fin du mois d'avril, son expérience dans le privé.
Le premier jour, à la première heure, on l'avait briefé :
« Candide, lui avait expliqué son supérieur, tu le sais sans doute, mais le consulting, ce n'est pas la fonction publique : au BKT, et particulièrement dans mon team, le travail n'est pas un long fleuve tranquille : c'est une succession de rushs. Car le client est exigeant ; et ses expectations, autant que faire se peut, doivent être rencontrées. Y es-tu préparé ?
– Bien sûr ! lui avait répondu Candide. Car à l'ENA, à la Commission européenne, puis à l'Inspection générale des finances, chaque projet, chaque étude, chaque travail était assorti d'une date butoir !
– Tu veux dire... d'une deadline ?...
– Oui, d'une deadline... » avait-il répété, un peu confus, honteux de n'avoir pas usé du bon terme.
Son supérieur, suite à ces mots, avait marqué un instant de pause ; il semblait qu'il réfléchissait. Mais bientôt, il avait relancé l'échange, s'exclamant :
« Oui, cela me revient vers l'esprit ! Nous en avions discuté durant... ton interview !... Je me souviens d'ailleurs, également, que tu avais précisé espérer trouver ici, au BKT, un meilleur management, et de véritables opportunités !... Mais passons ! Let's move forward ! »
Puis reprenant l'air sérieux, profond, distingué, celui d'un manager, il avait poursuivi ses propos :
« Je disais donc : le travail, dans cette entreprise, et notamment dans ce team, est une succession de rushs ; par conséquent, nous avons besoin de checker, dès leur arrivée, la validité des individus fraîchement embauchés – surtout s'ils sont juniors. Pour cette raison, nous les testons. C'est ainsi qu'aujourd'hui, nous te testons : malgré ta formation, tu n'auras pas de dérogation. »
À cet instant, il avait déplacé une fine pile de feuilles, qui reposant sur sa table, jouxtait son ordinateur, et promptement, il l'avait fait glisser vers Candide, précisant :
« Voici le draft du report d'un de tes collègues, dont je tairai le nom, sur la mission qui est actuellement la sienne ; je ne t'en dis pas plus, mais tu as la journée pour m'en faire une analyse critique – en y checkant, bien entendu, que les calculs sont bons, et que les process utilisés font sens. »
Candide, alors, avait été invité à quitter la pièce, et il en avait rejoint une autre, à deux pas, un open space, où hors son supérieur, les membres de son équipe œuvraient, lorsqu'ils n'étaient pas en déplacement ; il y en avait aujourd'hui trois, trois collègues, et qu'en arrivant, il avait salués, mais qui dorénavant, étaient occupés. Occupé, il l'était également, car d'ici 20 heures, lui avait précisé son boss, il devait avoir achevé son rapport.
Il avait à sa disposition un ordinateur, du papier, un stylo, et surtout sa cervelle. Mais sa cervelle, justement, tandis qu'il parcourait les pages, avait divagué :
« Tout de même !... les choses débutent excellemment : au BKT, on ne traîne pas !... Et puis... visiblement, ce manager... sait merveilleusement manager !... car il utilise de profonds principes, des principes universels – des principes qui ayant fait leurs preuves aux États-Unis, forcément, fonctionneront aussi en Europe.
« J'aurais de légères réserves, il est vrai, quant à son élocution, car à notre époque, particulièrement dans une boîte américaine, il devrait être obligatoire, parfaitement obligatoire, d'abandonner le français, et de s'exprimer en anglais, uniquement en anglais. – D'autant que cela nous préparerait, sûrement et intelligemment, à l'avènement de l'humanité future : une humanité une, sans État, sans racisme, et surtout sans antisémitisme. Mais comme le professeur Gloss, voilà une poignée d'années, nous l'a enseigné, les ruptures sont difficilement admises : il y faut des étapes, des transitions, afin de les faire accepter par les populations ; à cet égard, l'utilisation d'un peu de vocabulaire anglais, en français, est une excellente idée ! c'est une idée de progrès ! – Et cela illustre, c'est une évidence, que ce manager a la tête sur les épaules ! Il a compris le sens de l'histoire ! »
Concluant ces remarques, il s'était dit alors, les yeux brillant de bonheur :
« Vraiment, j'ai bien fait de m'ouvrir à la modernité, en choisissant le privé. »
Puis sans tarder, notre homme, qui songeait à la beauté du monde, et à son amélioration (un progrès qui bien sûr, grâce au marché unique, au libre-échange, et à la concurrence libre et non faussée, se poursuivrait indéfiniment), était revenu sur terre : il avait rejoint les nécessités de l'heure : il avait regagné le travail ; il avait regagné son travail, qui exigeait de lui de l'investissement.
Ce qu'il devait examiner, son dossier, contenait plus de cent pages ; il traitait d'un plan de licenciement, un plan de licenciement imminent, au sein d'une entreprise française, Subinox, implantée en région parisienne, et dont le BKT, expert qu'il était, devait aider à fixer les termes. Cette entreprise, qui était spécialisée dans l'électroménager (elle produisait des batteurs, des mixeurs, mais également des aspirateurs), malgré les écueils des années 80, et même des années 90, avait survécu, poursuivant son activité, et continuant à exporter, malgré les difficultés, malgré la concurrence – qui était d'autant plus sévère, en France, que le coût du travail, dans le pays de Candide, était exorbitant (c'était probablement l'héritage, pensait-il, de ces années où les Français rêvaient, et n'étaient pas conscients des réalités), – cette entreprise, donc, avait survécu, mais cette fois plus qu'auparavant, elle devait procéder à des ajustements. Grâce à la mondialisation heureuse, en effet, ses carences avaient été mises à jour : elle n'était pas suffisamment compétitive, car face à ses concurrents, en particulier chinois, mais également indiens, sri-lankais et birmans, elle était peu productive, peu attractive, et surtout peu innovante ; mais la liberté de circulation des capitaux et des biens, enfin, allait la pousser à réagir : il fallait simplement – c'était là le rôle, le profond rôle du BKT, qui pour cette tâche, était rémunéré – qu'on l'aidât à identifier, dans ses structures, les éléments redondants, les chaînes de montage inutiles, et tout ce qui, çà et là, augmentait les coûts marginaux de l'entreprise, l'éloignant de la frontière des possibilités de production.
Candide, qui avait l'œil alerte, dès la première page, avait identifié des erreurs : dans la synthèse, qui détaillait les mesures préconisées, on parlait de « bonne gestion », et non de « bonne gouvernance », mais également de « perspectives de développement », et non de « perspectives de croissance » ; pourtant, cela n'était rien face à l'oubli, irresponsable, effroyable, impardonnable, de mentionner les effets du plan sur le ROE, le « Return on Equity », c'est-à-dire le taux de rendement des capitaux propres, qui seul permettrait d'attirer, suite à la modernisation de l'entreprise, de nouveaux actionnaires.
Candide, après une heure, était heureux d'avoir décelé des erreurs ; mais poursuivant son travail, il en trouva bien d'autres : en particulier, un calcul d'optimisation sous contrainte avait négligé une variable, le cours du cuivre, qui était pourtant fondamentale ; deux graphiques n'avaient pas le même code couleur ; la « main invisible » d'Adam Smith n'était pas évoquée ; mais surtout, des séries de phrases sans calculs, sans même un signe égal, et qui prétendaient expliquer les mauvais résultats, lui avaient semblé vides, vides de sens, vides de tout ! Car en économie, tout est pourtant calculable ! Il suffit de maximiser l'utilité !
Jusqu'à 18 heures, il avait épluché les pages du document, et il avait pris des notes. Il avait également, suspicieux qu'il était, inspecté les fichiers qui avaient été utilisés (des fichiers informatiques, et que son supérieur, à sa demande, lui avait transmis), où il avait pu retrouver les calculs, ceux de son collègue, et les corriger comme il l'entendait. Puis en l'espace d'une heure, ainsi qu'on l'y avait formé, il avait rédigé une note de synthèse, qui tenait sur un recto-verso, et qui nettement, soulignait que dans cette entreprise, Subinox, les transformations à opérer étaient plus rigoureuses, plus rigoureuses qu'expliqué dans ce dossier, et qu'il ne faudrait pas se séparer de 15 % du personnel français, mais de 30 %, tout en convenant qu'une partie des travaux, désormais, serait réalisée par une usine chinoise, à Shanghaï, où l'on augmenterait les effectifs. Bien sûr, s'il l'avait pu, il aurait conseillé de tout offshorer, car forcément, cela aurait restauré les marges de l'entreprise ; mais il fallait assurer, tout de même, une continuité de l'activité, et si l'on allait trop loin, les limites de la loi française, et les mouvements d'humeur des employés, malheureusement, pourraient anéantir les bienfaits du plan ; ses recommandations, il le savait, étaient équilibrées : elles permettraient à Subinox de conserver son assise, mais surtout, elles l'aideraient à retrouver sa profitabilité, et à aller de l'avant, dans la belle expérience de la mondialisation.
À 19 heures, il remit la note à son supérieur, qui ne pouvant la lire immédiatement, le fit patienter ; il patienta.
Et une heure plus tard, Candide, qui en avait profité pour parcourir un second rapport, que lui avait transmis son boss, au sujet de l'optimisation fiscale au sein d'un grand groupe français, fut appelé par ce dernier dans son bureau ; il y entra. Et une fois la porte fermée, il reçut ce à quoi dès le début, il aurait dû s'attendre : un torrent de louanges.
« Je savais que j'avais fait le bon choix, Candide, en te recrutant : car tu es un cost-killer ! Tu as bien entendu : un cost-killer ! Car le yield objectif de ton travail est extraordinary, et je pèse mes mots ! En une journée, tu as relevé des quantités d'issues ! Tu les as pointées à ! Et le relevé que tu en as dressé, en une page recto-verso, est à la fois précis, concis et fair. J'en suis impressionné !
Vois-tu, ce rapport fut rédigé par Thomas – celui de tes partners qui aujourd'hui, était en face de toi ; depuis son arrivée ici, au BKT, il n'a jamais brillé, et ces derniers temps, je l'ai trouvé borderline : il manquait d'efficacité. Mais plus que de l'illustrer, tu l'as quantifié : tu as montré qu'il a peu performé. Et grâce à ta review, j'ai de quoi m'appuyer, désormais, pour improver notre productivité ! »
Candide, recevant ces doux mots, rayonnait : il aidait à améliorer les choses, et on l'en remerciait ! – Vraiment, il vivait dans le moins mauvais des mondes.
Mardi matin, le lendemain, il s'aperçut que Thomas, étrangement, n'était plus là ; il demanda à ses partners, dès lors, s'il était en mission, en congés, ou en RTT, mais n'obtint pas de réponse. Son supérieur, l'instant d'après, afin de le briefer sur son job, l'avait invité, une fois encore, à entrer dans son bureau ; il l'y informa que grâce à son concours, sans préavis, Thomas avait été renvoyé. Il y avait ajouté que bien sûr, cela était nécessaire, car le coût d'un tel employé, il l'avait calculé, était bien trop élevé ; mais ce jour étant un nouveau jour, l'événement appartenait au passé, et puisque afin de gagner des parts de marché, il fallait être forward-looking, le boss de Candide lui expliqua, brièvement, qu'il achèverait les travaux de Thomas, poursuivant ce qu'il avait entamé la veille, avant d'être envoyé en mission.
Candide, retournant à sa place, avait été gêné un instant : semblait-il, il était la raison pour laquelle, la veille au soir, Thomas avait été remercié. Mais se rappelant les mots de son maître, le professeur Pan, qui mathématiquement, avait démontré que la flexibilité du marché du travail était souhaitable, il se rassura en se répétant cette vérité, que le passé illustrait : la concurrence, sur le marché de l'emploi, maximisait l'utilité de chacun ; car elle stimulait les talents ; et le marché, dans sa bonté, assurant une allocation optimale des ressources, il assurait, forcément, une allocation optimale des ressources humaines.
Enfin rasséréné, et heureux d'avoir contribué à l'amélioration du monde, il reprit le travail : de fond en comble, il révisa le rapport, qui était devenu son rapport ; s'entretenant avec les dirigeants de l'entreprise, visitant les unités opérationnelles, analysant les perspectives économiques, il en précisa les termes, retouchant certains chiffres, affinant certains mots, mais ne remettant rien en cause de ce qui, initialement, lui avait valu les louanges de son boss. En une semaine à peine, Candide, qui quotidiennement, travaillait jusqu'à 22 heures, avait achevé son œuvre, une œuvre qui au BKT, suscita de l'admiration, et qui à Subinox, s'imposa par ses conceptions. Les dirigeants du groupe, en effet, furent bouleversés par tant d'intelligence, et ils retinrent la quasi-totalité de ses conclusions. Les employés, pour leur part, étaient loin d'être d'accord, et les syndicats, qui les défendaient, en guise de protestation, un mois plus tard, organisèrent une grande grève du zèle, qui dura un quart d'heure.

Notre homme, qui dès l'entame, avait eu du succès, immédiatement après ce travail, avait été envoyé en mission. Il aurait pu rester en France, et prêter main forte à des groupes qui, moribonds, réagissaient mal aux défis de la mondialisation, mais on l'avait dépêché, cette fois-ci, à la demande de Bouyci, une entreprise florissante, spécialisée dans la construction, et qui ayant déjà investi en Espagne, voulait savoir s'il serait profitable, dans les prochains mois, de poursuivre sur sa lancée, voire d'augmenter sa voilure, en profitant de la conjoncture.
Candide, à cet effet, avait été envoyé à Madrid, où siégeait la branche espagnole de Bouyci, et d'où il rayonnerait, dans les deux mois qui suivraient, pour observer certaines des réalisations en cours.
Arrivant à l'aéroport, il avait été déçu, observant les publicités, de noter qu'une majorité d'entre elles, ce jour encore, étaient écrites en espagnol :
« Tout de même !... s'était-il dit, dans un pays qui a connu Franco !... la dictature !... le fascisme !... les gens devraient comprendre, sachant les horreurs du nationalisme, que seul l'usage de l'anglais, aujourd'hui, garantira la paix sur Terre !... »
Mais sans tarder, il avait rejoint les locaux de Bouyci, où il avait fait connaissance, brièvement, avec ses interlocuteurs ; ces derniers, qui étaient français, lui avaient remis de la documentation, et soucieux qu'il était, une minute après, il avait commencé à la parcourir. Maisons particulières, immeubles, bureaux, hôtels, lotissements, Bouyci pouvait tout faire, et depuis déjà dix ans, en Espagne, le groupe profitait de la croissance. En effet, depuis la fin des années 90, le PIB du pays, annuellement, croissait à plus de 3 %, parfois 4 %, et même 5 %, au point que son voisin, la France, et plus généralement les États européens, parlaient de « miracle espagnol ». Plus froidement, dans les milieux économiques, mais également politiques, on parlait de « modèle espagnol », un modèle intelligent, brillant, efficace, car il créait de la valeur ajoutée. Ainsi que le « modèle japonais », dans les années 80, ou que le « modèle allemand », dans les années 2010, cette forme d'économie, qui était forcément durable, était basée sur deux choses : l'immobilier et le tourisme ; l'immobilier, car la pierre était une valeur sûre, le tourisme, car à l'ère de la mondialisation, la libre circulation des personnes enrichissait les États ; ce modèle, par conséquent, était un exemple à suivre.
Candide, qui était un brin rêveur, à nouveau, se souvint de ses cours, et se rappela ce qu'on lui avait enseigné, jadis, concernant ce pays... L'Espagne, il le savait, lors de la création de l'euro, avait accéléré sa croissance : car avoir une même monnaie, cela facilitait les échanges ; et avoir des échanges facilités, c'était avoir plus de croissance. En 1999, les parités avaient été fixées, et les États qui alors, à l'image de l'Espagne, respectaient le pacte de stabilité et de croissance, avaient été à l'origine – cela les honorait – d'un grand bond en avant, l'adoption d'une monnaie unique, qui préluderait sans tarder, c'était forcé, à l'unité du continent, et à son rayonnement dans le monde.
« Ah, l'euro... » s'était souvenu Candide, béat, emporté par la nostalgie.. « Ah, l'euro... c'est une belle aventure... C'est le symbole de l'unité humaine... de la fraternité des hommes... et du fait qu'en ce jour, à l'aube du XXIe siècle, les plus grands des malheurs, ceux du nationalisme, appartiennent au passé !...
« Je m'en souviens encore...
« Je me souviens encore... de l'arrivée de cette belle monnaie, l'euro, dans nos porte-monnaie... c'était en 2001... et ce furent de si beaux jours... Des jours qui dans mon esprit, sont restés gravés, et dont éternellement, je me souviendrai !... Car ce furent des jours... de changement !... des jours d'unité !... des jours d'harmonie !... des jours où tous ensemble, nous nous sommes donné la main, et nous avons dit OUI !... OUI à la monnaie unique ! OUI à la liberté économique ! OUI à l'indépendance des banques centrales !... Et fini le franc, cette relique barbare !... Finie cette monstruosité du passé !... Fini ce symbole totalitaire, raciste, xénophobe, qui rappelait Hitler et Staline !... C'était l'avènement d'une nouvelle ère !... une ère de progrès !... une ère où tous les hommes, conscients de leur nature, cesseraient de se faire la guerre, et auraient des anticipations rationnelles ! »
Toute la population, qu'elle fût sortie de Polytechnique, de l'ENA ou de Sciences Po, s'en était extasiée ; mais Candide, renouant avec ces moments, s'était rappelé qu'alors, une toute petite minorité, vivement, avait critiqué ce projet si pur ; il s'agissait des « eurosceptiques ».
Depuis 1992, et l'excellent, l'admirable, le génial traité de Maastricht – qui sans aucune pression des médias, avait été ratifié par la population, – certains réactionnaires, en effet, avaient donné de la voix : il y avait eu Philippe Séguin, Jean-Pierre Chevènement, Philippe de Villiers, Charles Pasqua... Tous, il le savait, avaient critiqué l'Union européenne, et tous, pire encore, avaient critiqué l'euro ! les inconscients ! les fous ! ils étaient dangereux ! car ils faisaient le jeu de Jean-Marie Le Pen !... – S'il l'avait pu, lui qui était démocrate, et qui défendait la liberté d'expression, il les aurait fait mettre en prison !
Cela étant, heureusement, malgré les tergiversations, malgré les oppositions, la monnaie unique était advenue : elle était là si belle, si pure, si immaculée ; et pour Candide, à cet instant, c'était, à peu de chose près, tout ce qui comptait.

Candide, trois minutes environ, avait gardé les yeux en l'air, en pensant à ces choses. Mais s'extrayant de ce rêve éveillé, rapidement, il avait retrouvé ses papiers, et avidement, il en avait dévoré le contenu ; c'était si passionnant ! Il y avait là des charts, que l'on avait plottés, et des figures, que l'avait cuttées, pour mieux synthétiser ce qui, dans le passé, en Espagne, avait assuré la prospérité de Bouyci. Ses marges, on l'observait, étaient en progression, et sa pénétration du marché, avec le temps, s'affinait plus considérablement ; le groupe avait en effet construit au nord, à Gijón, mais également au sud, à Séville, et encore à l'est, dans les Baléares, à Valence, à Barcelone ; Madrid, bien sûr, avait aussi bénéficié de leur savoir-faire, et il en allait de même, on l'oubliait parfois, d'une quantité de petits villages, constellant le territoire, qui en dix ans, avaient doublé leur nombre d'habitations, passant de cent à deux cents, de mille à deux mille, et qui jusqu'à la fin des temps, on l'espérait, continueraient de grandir. Candide, concernant ces derniers, était un brin sceptique : il savait que nécessairement, le temps avançant, quel que fut le pays considéré, les hommes s'urbanisaient, et que se distanciant de la terre, ils devenaient moins réactionnaires, ce qui correspondait au sens de l'histoire. Mais après tout, s'il y avait des fous, des adversaires du progrès, qui même s'ils n'y logeaient pas à l'année, prétendaient s'y ressourcer, cela bénéficiant à la croissance, on ne pouvait trop s'en plaindre !
Candide, deux jours plus tard, avait été envoyé à Barcelone ; Bouyci, en effet, comptait y agrandir ses bureaux, afin de mieux rayonner dans les environs, où les années passées, du reste, ils avaient « cartonné » (ainsi l'avait exprimé le responsable du groupe pour l'Espagne – grâce aux conseils avisés d'un publicitaire, qui venait d'achever une campagne sur des yaourts 0 %). Immédiatement, entendant le nom de Barcelone, notre homme, qui était un brin rêveur, s'était souvenu d'un grand film, L'Auberge espagnole, qui y avait été tourné, et qui montrait que dorénavant, les jeunes Européens, grâce au programme Erasmus, cette invention géniale, fraternisaient davantage, et comprenaient d'autant mieux, éduqués qu'ils étaient, que contrairement à la propagande des gens de droite, qui étaient d'un autre âge, les hommes étaient partout les mêmes. De plus, dans cette colocation dont parlait le film, tout le monde parlait anglais, ce qui facilitait les échanges, et ce qui par anticipation, donnait une extraordinaire illustration de ce fait : quand la nation, ce poison, aura été éradiqué, tout ira mieux sur Terre.
Quoi qu'il en soit, il était arrivé à Barcelone, où il avait travaillé. Des heures durant, chaque journée, chaque semaine, et parfois le week-end, il s'était escrimé à mêler des chiffres, des équations, et bien sûr des calculs d'optimisation ; les données les plus réalistes, celles des prévisions des économistes, y étaient intégrées, et souvent ajustées, en fonction des réformes anticipées (modernisation du marché du travail, modernisation des services publics, modernisation de l'éducation – car il fallait dépoussiérer l'État, cette institution archaïque) ; Candide, progressivement, observait que sur son ordinateur, sur lequel il travaillait, des faits se dessinaient, qui présageaient un avenir radieux : un avenir rempli d'opportunités, de créativité, de liberté, et surtout d'augmentation du PIB.

Néanmoins, notre homme, s'il travaillait – et il travaillait sérieusement, – n'omettait pas de se distraire, à Barcelone, où dès qu'il le pouvait, il sortait. Car si œuvrant pour le BKT, il émargeait à 85 kE, sans compter les primes (ou plutôt les bonus), il aimait s'amuser ; dans cette optique, il fréquentait des bars, des boîtes, des restaurants...
Au tout début, il avait été déçu d'observer qu'en ces lieux, il y avait peu de bars lounge. Mais cela était compensé, assez largement, par la chaleur des Catalans, et par le fait qu'ici aussi, en Espagne, on appréciait le progrès, car on avait adopté l'euro, cette monnaie qui limitait l'inflation, qui empêchait la spéculation, qui augmentait la compétitivité, et qui diminuait le chômage.
Un soir, pendant qu'avec un ami proche (un ami qui comme lui, était sorti de l'ENA, avant de passer dans le privé), il discutait des avantages comparatifs, il avait pénétré le regard d'une jeune femme, Cunegonda Quaranta-tres, qui l'avait fait frémir. Il s'y était retrouvé...
Elle travaillait ici, justement, à Barcelone, où elle améliorait son futur. Elle entendait lutter, résolument, face à ce qui en Espagne, restreignait la liberté d'entreprendre. Et c'est naturellement que nos deux âmes, se découvrant dans un bar, à l'occasion d'une présentation, une présentation sérieuse, en anglais, où l'on avait parlé de libre circulation, et plus précisément de libre circulation des vétérinaires pour poissons, s'étaient immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui respecterait les accords de Schengen.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours.

Candide, quoi qu'il en soit, poursuivit son travail, et explorant plus profondément les chiffres, il améliora son œuvre. Après avoir vu Barcelone, il avait vu Bilbao, Valladolid, Cordoue ; et désormais, revenu à Madrid, il avait une excellente vision d'ensemble. Il put dès lors, appliqué qu'il était, rédiger son rapport, un rapport qui était positif, car il jugeait que les investissements de Bouyci, dans l'ensemble du pays, ne pourraient qu'améliorer le ROE de l'entreprise. En effet, les fondamentaux étaient sains : l'immobilier était une valeur d'avenir, le tourisme ne pouvait qu'augmenter, et grâce à la libre circulation des personnes, le chômage disparaîtrait, c'était une certitude ! la théorie le prouvait ! Il n'y avait aucun doute, dès lors, que Bouyci, de cette si belle affaire, tirerait des bénéfices.
Candide, dans ces moments intenses, songeant à ce si beau modèle, le « modèle espagnol », s'était d'ailleurs demandé, intelligemment, pourquoi en France, on n'en avait pas suivi l'exemple ; il y avait réfléchi. Et fouillant sa mémoire, il avait rapidement compris, un sourire éclairant son visage : les Français, il se le rappelait, n'allaient pas de l'avant : ils étaient crispés, ils s'accrochaient au passé. – Heureusement que dans le futur, il n'y aurait plus d'État, et qu'à l'échelle du continent, on pourrait développer des politiques si fines, des politiques fédérales, qui apportaient la prospérité !

Bientôt, notre homme, ayant achevé sa mission, abandonna l'Espagne. Il avait donné satisfaction, et même entière satisfaction, à l'ensemble de la hiérarchie du groupe. En effet, même si dans ces deux mois, lui qui n'aimait pas bullshiter, il n'avait pas over-communiqué – son supérieur, au BKT, le lui avait d'ailleurs reproché, – en définitive, son report fut jugé « admirable ». Il était à la fois concis, clair, complet, et n'omettait aucune des données qui alors, pour les décideurs, s'avéreraient nécessaires. Il prévoyait qu'un investissement d'un milliard, d'ici dix ans, rapporterait trois cents millions. Et au cas où dans l'entreprise, dans les mois qui suivraient, des ajustements seraient jugés nécessaires, il avait même, lui qui était pro-actif, développé un toy model, mais un toy model qui était tractable, et surtout user-friendly : il permettait à chacun de juger, en fonction de la modification de la conjoncture, des résultats escomptés ; cela fut apprécié ; il en fut remercié.

Ces choses réalisées, son manager, naturellement, l'avait rappelé à Paris. Car s'il avait bien performé, il y avait de nouveaux challenges, assurément, à rencontrer. À cet effet, il avait schedulé un meeting, dès le lundi, à nine sharp, pour discuter d'un nouveau projet.
Ce jour précis, Candide, qui avait passé le dimanche à Deauville, fut invité à s'asseoir dans le bureau de son chef, une nouvelle fois, et à y écouter ses propos, car en tant que boss, il dispatchait le workflow :
« Candide, Youssef ne m'ayant pas donné satisfaction, dans ses dernières actions, je vais te charger d'une mission sur laquelle, à l'origine, je pensais l'engager. »
Il avait même ajouté, arquant un léger sourire :
« Youssef a d'ailleurs... compris qu'il n'est plus welcome ici !... »
Et Candide, répondant par un sourire aussi léger, avait pensé :
« Encore un qui bêtement, n'a pas maximisé son utilité ! »
Mais le manager, poursuivant, en était revenu au topic :
« Ta mission sera la suivante : un groupe allemand, spécialisé dans les énergies renouvelables, nous a contactés, récemment, pour monitorer le marché sud-américain, et pour assesser si étant donné leurs funding costs, et leur selling policy, deux ou trois adjustments ne seraient pas nécessaires. Je te forwarde leur demande, ainsi que la documentation qu'ils m'ont fournie, afin que tu y jettes un œil. Tu n'as rien de booké dans les deux mois qui viennent, au moins ?
– Pas de vacances, et pas même de RTT. Car... je viens à peine d'arriver !... » avait-il déclaré, souriant un bref instant, par complicité avec son boss.
« Perfect ! s'était alors exclamé le manager. Tu pars pour Bogotá jeudi.
– Vous voulez dire... que je pars au Vénézuéla ?... dans ce pays terrible, qui est dirigé... par Hugo Chávez ?... » avait alors demandé Candide, blafard, apeuré par la perspective.
« Mais non, Candide ! Bogotá est en Colombie ! Tu pars en Colombie ! »
Candide, rassuré, expira alors un grand coup ; il l'avait échappé belle !

Trois jours plus tard, Candide était dans l'avion. Il avait pris le temps, depuis lundi, d'explorer la documentation. Et il se sentait fin prêt, à présent, pour affronter son sujet. Si bien qu'ayant embarqué, tôt le matin, à Roissy, au lieu de travailler, il se reposa. Et de longues minutes, il rêva...
Il se laissait porter... il s'enfuyait... Il sentait son esprit peser, mais tous ses membres, il ne savait pourquoi, s'allégeaient... Sur lui, rien n'avait plus de prise, et ainsi qu'il le voulait, par la pensée, il se dirigeait... il glissait au milieu des nuages... il flottait... Dans l'étendue cotonneuse, où il plongeait, la vie s'amuïssait... le silence bruissait... mais la lumière qui filtrait, il s'en était étonné, l'altérait... Elle altérait le silence, car devant lui, mais loin, terriblement loin, une voix divine, incessamment, lui susurrait... elle le pressait... elle l'attirait...
« Reviens à moi... » lui disait-elle, et il l'écoutait... il s'y adonnait...
Il ne comprenait pas, mais il observait... et il avançait... Le temps passant, les nuages s'effilochaient... la brume s'édulcorait... et la lumière rayonnait... elle le guidait... Mais quant à son origine, d'où elle venait, il l'ignorait... il le déplorait... Même si sans trop tarder, il le comprendrait...
« Reviens à moi... » répétait la voix, et il en jouissait... Il savait qu'en réalité, on l'attendait... Et par voie de fait, il se laissait porter...
De seconde en seconde, de minute en minute, d'heure en heure, le ciel se clarifiait... et les couleurs changeaient... le bleu s'affirmait... Mais ce bleu était plus profond, plus pur, plus lourd qu'il ne l'était d'ordinaire, quand il l'observait... Sans compter que... Mais oui ! c'était bien cela !... En sus du bleu, un jaune intense, çà et là, s'affirmait !... Pour l'heure, ce n'étaient que des taches, mais il ne l'aurait pu nier : cela l'intriguait !...
« Reviens à moi... » entendait-il encore.
Éperdument, il fuyait. Les taches, dorénavant, étaient devenues des points, de gros points, qu'il observait. Il avait pu noter, incidemment, qu'ils étaient régulièrement disposés : ils se répondaient. Et même, ils s'éclairaient. Car disposés sur un cercle, sur le même cercle, ils s'épousaient.
« Reviens à moi... » entendait-il toujours.
Les points, il le voyait, se transformaient : de légers dards, progressivement, en sortaient ; on aurait dit de légers flocons, mais jaunes, d'un jaune intense, profond et pur, qui lui imposait.
Des flocons jaunes, c'était étrange, mais il y croyait. Et leur lumière, à travers la brume, poudroyait. Il s'y abandonnait. Et les minutes passaient. Les flocons se précisaient. Et ses pensées se dénouant, il finit par le noter : il s'agissait en réalité... d'étoiles !... de douze étoiles !... de douze étoiles sur un fond bleu, qui lui parlaient !... C'était en définitive... le drapeau de l'Union européenne, qui le requérait !
« Reviens à moi... reviens à Bruxelles... Tu as encore... tant de choses à réaliser !... pour le bonheur de l'humanité !... et de la concurrence libre et non faussée !... »
Soudainement, il se réveilla. Il frissonnait. Il ne savait pourquoi, mais semblait-il, il avait des remords. Il avait des remords, il le comprenait, d'avoir abandonné un si beau projet, la construction européenne, qui l'avait passionné.
L'instant d'après, pourtant, sa conscience avait repris le dessus : il s'était raisonné. Et il avait cessé de trembler. Car enfin ! En entrant au BKT, il ne pouvait s'être trompé ! Il avait maximisé son utilité ! – Et de toute manière, au moins, il avait évité le pire : il n'avait pas intégré une entreprise publique.

Le jour suivant, à Bogotá, il avait pris ses quartiers. Il était bien logé, dans un hôtel récemment construit, et où autant qu'il le voulait, il aurait pu pratiquer le squash, ou boire des Cuba Libre. Mais lui qui n'aimait pas le sport, et lui pour qui surtout, Cuba, ce petit nom, agissait comme un repoussoir, il était plus heureux, nettement plus heureux, d'avoir accès, gratuitement, à la majorité des quotidiens anglo-saxons. Certes, il y avait là des torchons, comme le Daily Telegraph, et cela le hérissait. Mais il y avait également, non loin de ce dernier, le Financial Times, et cela l'exaltait.
Le matin même, au petit déjeuner, il en avait palpé les pages, et dévorant les articles, qui illustraient les bienfaits du libre-échange, il avait pu se réjouir, comme il en avait l'habitude, d'observer que le temps aidant, la liberté du commerce apportait le bonheur ; en effet, elle permettait de faire augmenter le PIB. Mais lui qui enchanté, n'était pas sur ses gardes, brusquement, en tournant les pages, il tomba sur la photographie d'un homme, un dictateur, qui le fit sursauter ; il s'agissait du président du Vénézuéla, Hugo Chávez.
Chávez, il le savait, restreignait la liberté d'expression : quotidiennement, il fermait des chaînes de télévision. Et ce faisant, il martyrisait son peuple, qui le haïssait. D'ailleurs, en 2002, ce peuple, secouru par l'armée, s'était révolté, et pendant une journée, il l'avait expulsé de Miraflores, son palais, d'où en despote, il régnait sans partages. Mais grâce à ses milices, il était parvenu à se réimposer, étouffant l'espoir de la population ; et depuis, à Caracas, il continuait de diriger, sans état d'âme, sans remords pour ses crimes, le régime qu'il avait édifié, un régime répressif, sanguinaire, qui était digne de celui de Fidel Castro.
Il y avait par le monde, étrangement, en particulier à gauche, des gens qui le défendaient, mais Candide, qui n'était pas dupe, le savait : ses zélateurs mentaient, et ils mentaient grossièrement ; ils mentaient tant, que cela l'ulcérait. Ils arguaient que sous sa tutelle, la pauvreté avait diminué, que l'alphabétisation avait progressé, et que les revenus du pétrole, désormais, servaient les intérêts de la population. Mais cela était faux ! cela était archi-faux ! c'était de la propagande !
C'était forcément faux, en effet, car depuis 1998, date de son accession au pouvoir, l'inflation avait augmenté, et l'inflation, en diminuant la valeur de la monnaie, faisait baisser le pouvoir d'achat. De plus, la criminalité avait augmenté, terriblement augmenté, et la criminalité étant liée d'une part à la pauvreté, d'autre part à l'analphabétisme, celles-ci ne pouvaient avoir diminué. Enfin et surtout, si la presse libre des pays libres, en France, aux États-Unis et en Angleterre, disait que Chávez mentait, c'était forcément vrai. Car la liberté d'informer, il l'avait appris de son professeur, M. Gloss, améliorait la qualité de l'information ; c'était d'ailleurs ce que, depuis la fin de l'ORTF, l'histoire de la France illustrait.
Candide, qui avait le Financial Times en main, tombant sur son image, avait été écœuré ; c'est que dans son âme, qui était si pure, qui était si belle, la vue d'un tel homme, sincèrement, causait de l'horreur. C'était tout de même un monstre ! car c'était un militaire ! et un militaire au pouvoir, c'était ce qu'il y avait de pire !
L'instant d'après, pourtant, il s'était rassuré, car l'article qui accompagnait l'image, tout de même, n'était pas élogieux : il montrait que les droits de l'homme, sous ce tyran, avaient reculé, et que cela illustrait l'échec économique du régime, qui refusait la modernité. L'article ajoutait même, dans le dernier paragraphe, qu'en comparaison du pays voisin, la Colombie, qui au regard de tous les critères (ceux de l'OCDE, de l'OMC et du FMI), était un bon élève, le Vénézuéla faisait pâle figure, et que par voie de fait, il ne faisait nul doute – des études l'appuyaient – que malgré sa survie à un référendum révocatoire, en 2004, sa politique ayant échoué, aux prochaines élections, en 2006, il serait balayé par l'opposition.
Tombant sur ces mots, il s'était singulièrement réjoui, imaginant que bientôt, les Vénézuéliens, enfin, goûteraient à la liberté, eux qui par définition, les hommes étant partout les mêmes, étaient identiques aux Français, et qui ainsi, sans le plus léger doute, voulaient des mêmes institutions, des mêmes pouvoirs, des mêmes droits, mais en étaient empêchés.
Candide, alors qu'il imaginait ce futur meilleur, qu'il appelait de ses vœux (et que si la répression perdurait, il faudrait faire éclore, par la force, grâce à une guerre pour la démocratie), fut gentiment hélé, en français, par deux voix qu'il connaissait fort, mais qui lui avaient semblé lointaines – dans son esprit, le temps les avait altérées :
« Candide ! Candide ! » se réjouissaient-elles.
Notre homme, qui lisait le journal sur la table, en prenant son petit déjeuner, leva alors la tête, et instantanément, il reconnut deux individus qui plus tôt, lorsqu'il étudiait, l'avaient marqué, et qui aujourd'hui encore, l'inspiraient :
« Mes maîtres ! s'était-il exclamé. Messieurs Pan et Gloss ! Je suis si heureux de vous voir !... Mais... vous vous connaissez donc ?...
– Bien sûr, Candide ! lui répondit Gloss. Vois-tu, cela fait longtemps que nous échangeons. Nous sommes un peu... comme des frères !...
– Vous voulez dire... que... vous partagez la même philosophie de vie ?...
– Parfaitement ! C'est d'ailleurs presque... une religion !... Au point qu'il nous arrive, parfois, de loger ensemble... Mais nous devons te rassurer : nous sommes absolument... laïcs !...
– Oh, vous m'avez fait peur !... J'ai cru, un instant, que vous faisiez partie d'une secte. Mais... j'y songe à l'instant, si vous vous connaissiez, vous saviez donc, Monsieur Gloss... que je fus l'élève de Monsieur Pan ?...
– Tout à fait ! Tes dispositions à manier le multiplicateur de crédit, ou à optimiser le marché des droits à polluer, l'ont d'ailleurs fasciné.
– Et réciproquement, vous saviez donc, Monsieur Pan... que je fus l'élève de Monsieur Gloss ?...
– Candide, décidément, tu es d'une grande lucidité ! Je sais d'ailleurs que ta compréhension de la logique suivant laquelle, dans le monde, les dictatures se soutiennent entre elles, et les démocraties ont le devoir, l'impérieux devoir de s'unir, afin de les affronter, l'a profondément marqué.
– Oh, merci pour vos louanges, mes maîtres !... Et quoi qu'il en soit, vraiment, je suis heureux de vous retrouver !... vous me rappelez mes années de cours, qui furent si passionnantes, et qui aujourd'hui encore, m'aident à me construire ! »
Candide, qui cachait peu ses sentiments, était charmé de ces retrouvailles ; mais surpris de retrouver ses maîtres ici, il les interrogea :
« Tout de même, vous retrouver en Colombie... c'est une si belle coïncidence !... Mais... quel bon vent vous amène ici ?... n'enseignez-vous donc plus ?...
– Eh bien, lui répondit Gloss, désormais, nous travaillons pour l'Union européenne, et pour cette raison, un grand groupe pharmaceutique européen, Novofi, nous a demandé à tous deux si nous pouvions l'aider, en Colombie, à développer son implantation locale ; naturellement, cela maximisant notre utilité, et cela concourant à la concurrence libre et non faussée, nous avons accepté. Je suis chargé des relations politiques, avec l'État, les entreprises et le reste du monde, et Pan, pour sa part, travaille à l'amélioration des performances financières de l'entreprise.
– Vous aidez donc au progrès !... à l'extension de la liberté !... Mais...
– Si cela t'intéresse, Candide, nous pouvons te coopter.
– Me... co-op-quoi ?...
– Te coopter ! Cela signifie... que nous pouvons... disons, t'aider à intégrer un organisme européen, afin que de la même manière, tu concoures à la victoire de la liberté !...
– Je... vous en remercie, mais... ainsi que je m'apprêtais à vous l'opposer, tout de même, votre mission... n'est pas parfaitement privée !... car l'Union européenne intervient, et intervenir dans l'économie, c'est en diminuer l'efficacité – vous me l'avez pourtant enseigné !...
– C'est vrai, nous te l'avons enseigné, mais une fois encore, vois-tu, l'instauration de la liberté étant politique, il faut savoir, de temps à autre, laisser les idéaux de côté, et accepter un petit mal pour un grand bien.
– Oui, vous avez raison, mes maîtres... mais... je vais y réfléchir...
– Tu peux y réfléchir, Candide, mais surtout, ne tarde pas à saisir cette opportunité. Car elle est financièrement intéressante. »
L'instant d'après, ayant achevé de manger, il s'était levé de table, et il avait salué ses bons maîtres ; puis quittant la salle, il s'était dirigé vers son lieu de travail.

Ce lieu de travail, où durant deux mois, il œuvrerait, était situé à trois kilomètres de l'hôtel, et pour s'y rendre, le concours d'un chauffeur, étant donné la criminalité dans la ville, n'était pas désagréable. Mais dans le véhicule, Candide avait réfléchi ; il était perturbé, semblait-il, par les dernières journées qu'il avait vécues :
« Tout de même, ce rêve dans l'avion, où j'ai été appelé par l'Union européenne... puis cet échange avec mes maîtres, où ils m'ont engagé à la rejoindre... c'est une étrange coïncidence !... C'est même... sans doute un signe !... un signe qu'en Europe, j'ai encore des choses à faire, pour apporter le bien-être aux hommes !... Ou bien...
« Mais non, suis-je bête ! (il en souriait profondément, idiot qu'il avait été) Une telle coïncidence, ce n'est pas rationnel ! Par conséquent, il ne serait pas utile, c'est une évidence, d'y accorder de l'importance ! »
Candide, remonté, était sorti du véhicule, et il avait pénétré dans l'édifice, un complexe de bureaux de 5 000 m², qui par rapport aux vieilles bâtisses coloniales, qui étaient si laides, illustraient qu'à Bogotá même, on pouvait avoir du goût. Dès l'entrée, on l'avait accueilli ; on l'avait aiguillé ; on lui avait montré, dans ce dédale si fin, si beau, si moderne, où il devait se rendre. Il s'y était rendu, et souriant, il y avait trouvé ses homologues, qui dès ce jour, dans son travail, lui fourniraient leurs indications, leurs recommandations, leurs restrictions, et l'épauleraient quand ils le pourraient.
Candide, cette fois, était appelé à réfléchir à un projet, un projet sérieux, un projet profond, qui concernait les énergies renouvelables. Car l'entreprise qui l'avait mandaté, Von Müller und Von Fritz, par le truchement du BKT, entendait s'implanter, prochainement, dans ce si beau pays, et il lui fallait vérifier, via des analyses indépendantes, que son projet était sensé.
« Le projet », comme on l'appelait, s'appuyait sur le Protocole de Kyoto, un traité qui ratifié en 1997, par près de cent pays (qui tous, sans exception, se sentaient concernés par la planète), devait entrer en vigueur en 2005 ; en particulier, il visait à réduire les émissions de gaz à effet de serre, et dans cette optique, il prévoyait des transferts de fonds, énergiques, entre les pays du Nord et les pays du Sud, et plus généralement, entre les bons et les mauvais élèves, ou pour les compenser, des investissements à caractère éthique, qui permettraient de limiter le réchauffement climatique. La Colombie, déjà, avait vigoureusement agi, en expropriant des milliers de paysans, des réactionnaires, qui s'adonnaient à l'agriculture sur brûlis. En effet, cette technique ancestrale, qui préalablement à la mise en sol, exigeait de brûler la végétation, produisait du dioxyde de carbone, ce qui était mauvais pour la planète. Une grande partie de ces terres, qui avaient été réquisitionnées, avait été vendue à un groupe agroalimentaire américain, US United Food, qui les ferait prospérer, grâce aux principes du développement durable ; mais 5 000 hectares environ, qui n'avaient pas été acquis, car ils logeaient dans une région venteuse, en altitude, cherchaient toujours preneur. Von Müller und Von Fritz, qui avaient une conscience écologique, comptaient les acquérir, pour y planter des éoliennes, et ainsi améliorer le sort du monde.
« Bravo ! mille fois bravo ! » s'était exclamé Candide, découvrant ce projet. « Le progrès est décidément inévitable ! »
Il s'en était extasié, fervemment. Mais ce projet, il le comprit bientôt, faisait partie d'un dessein plus vaste ; la Colombie, en effet, dans les dernières années, avait dynamisé son économie, et les activités qui y étaient nées, ou qui s'étaient développées, esquissaient un modèle de croissance – un modèle solide, cohérent, rationnel, et qui avait porté ses fruits. Car depuis 2002, constamment, la croissance du PIB, dans le pays, avait dépassé les 3 %, touchant les 4 %, les 5 %, et parfois les 6 %. Cela était attribuable, partiellement, aux réformes de libéralisation, défendues par le FMI, qui comme partout ailleurs, avaient augmenté l'efficacité de l'économie, en établissant un climat propice aux affaires ; mais l'accent mis sur le développement durable, l'agriculture biologique, et les énergies propres, on le lui avait expliqué, avait permis des rentrées de devises, tout en solidifiant les investissements, et en dotant d'une vision d'avenir, une vision écologique, la plus libre des économies libres de l'Amérique du Sud.
Candide, qui se figurait mieux l'ensemble, n'en avait que plus admiré le courage de la population, qui durement, luttait face à des révolutionnaires, les FARC, qui défendus par Hugo Chávez, menaçaient la démocratie.

Notre homme, trois jours plus tard, après avoir discuté du NAIRU, des anticipations rationnelles, et des dangers de l'existence d'un salaire minimum, avait été invité à visiter les 5 000 hectares sur lesquels, dans un futur proche, Von Müller und Von Fritz, conscients qu'ils étaient de la nécessité de sauvegarder la planète, implanteraient leurs éoliennes. Débarquant sur les lieux, il avait pu noter, certes, qu'il y aurait des arbres à couper, çà et là, afin d'optimiser la mise en valeur de la terre ; mais l'opération serait rapide, propre, écologique, et le coût du travail étant modique, ici, en Colombie, elle n'exigerait qu'un infime apport de fonds.
Pendant qu'il imaginait, en calculant des lagrangiens, des extensions à ce projet visionnaire, un petit groupe d'individus, passablement excités, avait toutefois rejoint Candide, ainsi que ceux qui l'accompagnaient, et dans leur langue, ils les interpellèrent :
« Esta tierra era nuestra tierra. Pero fuimos expropiados, y desde entonces, no podemos vivir, o solamente sobrevivir... ¡Ayudadnos!... ¡Ayudadnos, por favor!... »
Candide, qui ne comprenait que l'anglais, s'adressant à ses homologues, s'était exclamé :
« Mais quelle langue parlent donc ces gens ?... Ne savent-ils pas que pour s'insérer dans la mondialisation, et pour saisir les opportunités, il faut parler anglais ?... »
(Il avait hésité à demander, alors, si ces individus parlaient espagnol, mais une expérience désagréable, au Brésil, trois ans plus tôt, lui avait enseigné qu'en Amérique du Sud, on parlait également portugais.)
« Eh bien... ces individus... font partie des paysans qui ont été expropriés... » lui répondit-on alors. « Le gouvernement colombien, ces derniers mois, a noté qu'une majorité d'entre eux, depuis qu'ils n'ont plus de terre, errent dans les environs ; ils ont, pour l'essentiel, refusé les programmes d'insertion qui ont été conçus pour eux, ne voulant pas, comme ils le disent, “ rejoindre l'enfer de la ville ”...
– Eh bien ! s'était exclamé Candide. Ils ne parlent pas anglais, et en plus, ils refusent la modernité ! Ce sont vraiment des réactionnaires ! »
Une minute après, une unité militaire, qui logeait à proximité, était intervenue de façon démocratique, à coups de poings, de bottes, et de crosses de fusil. Candide, instinctivement, s'en était vivement ému :
« Mais... on ne respecte donc pas les droits de l'homme, dans ce pays si libre ?
– Vois-tu, Candide, lui avait-on répondu, c'est ainsi qu'on fait de la pédagogie, en Colombie.
– Ah, je comprends mieux !... S'il s'agit de pédagogie, pour faire comprendre à ces gens qu'ils sont archaïques, je n'y vois pas de mal, car à long terme, cela contribue à augmenter leur productivité. »

Les jours suivants, notre homme, qui appréciait ce si beau pays, y poursuivit ses travaux : durant deux mois, il démontra mathématiquement, c'est-à-dire réellement, qu'à tout point de vue, la stratégie de Von Müller und Von Fritz, pour son implantation en Colombie, serait payante. C'est que dans cette affaire, il y avait de nombreux projets ! La construction d'éoliennes, pour intelligente qu'elle fût, n'était pas isolée ! Il y avait également, s'y adjoignant, la construction d'une usine géothermique, et celle de nombreux panneaux solaires, qui chose évidente, apporteraient de la croissance ! Candide, songeant à ces perspectives, s'en était singulièrement réjoui ; et il s'était confié qu'en comparaison, en France, où l'on restait accroché à l'énergie nucléaire, on refusait le progrès. C'est qu'il faudrait des gens de son espèce, des visionnaires, et en quantité, pour réformer ce pays !
Au cours de son séjour, justement, il eut de la nouveau la chance, la grande chance, l'extraordinaire chance, et à plusieurs reprises, de discuter avec ses maîtres, Messieurs Pan et Gloss, qui sans discontinuer, s'acharnèrent à lui vanter les mérites d'une institution, l'Union européenne (ou plus affectueusement l'UE), qui l'avait requis par le passé, et qui ils le savaient – car ils l'avaient étudié, – n'avait que des bénéfices. Candide, lui qui les admirait, ne s'en était que plus interrogé ; et si à l'issue de chaque échange, il s'était démontré qu'il avait fait le bon choix, sur le chemin du retour, de Bogotá à Paris, une fois achevée sa mission, il se rappela cette obligation : lui qui entendait faire le bien, il y réfléchirait, car lui qui était un homme normal, il était guidé par la rationalité.